Envers les jeunes, envers les vieux, nos entreprises
ont un comportement raciste.
Cette phrase, exacte mais brutale, suscitera un
malaise : il faut donc en préciser les termes.
Par « vieux » et par « jeunes », nous entendons
d’une part les personnes de plus de cinquante ans, d’autre part celles qui,
venant de terminer leur formation professionnelle, abordent leur premier emploi.
Si l’étymologie lie le racisme aux « races » que
certains prétendent discerner dans l’espèce humaine, le principe du
racisme consiste à évaluer une personne selon une catégorie dans laquelle on la
classe. Ne
considérant qu’une catégorie, le racisme fait abstraction de la personne. Cela
lui confère cette « objectivité » mécanique et froide qui convient à la
bureaucratie et que certains confondent avec l’équité[1].
En ce sens étendu peuvent être qualifiés de
« racistes » les jugements fondés exclusivement sur la nationalité, le sexe, la
profession, l’âge etc. Il ne faut pas bien sûr faire un drame des
plaisanteries traditionnelles (sur les belles-mères etc.), fussent-elles de
mauvais goût. On ne peut parler de racisme que lorsque le jugement aboutit
dans les faits à une discrimination.
Or c'est le cas sur le marché du travail. Les
entreprises semblent croire que l'âge idéal d'un salarié se situe dans la
fourchette de 30 à 35 ans : on y serait assez âgé pour être expérimenté et assez
jeune pour être encore adaptable. Elles font jouer à l'âge le rôle d'un critère
de tri préliminaire, éliminant les personnes qui, situées en dehors de cette
fourchette bénie, sont effectivement victimes d'une forme de racisme.
Un tel sacrifice humain ne peut pas laisser
indifférent (voir Le massacre des innocents).
* *
Le VIE (Volontariat International en Entreprise)
a succédé au VSNE qui s’effectuait à la fin des études et remplaçait le service
militaire. Je connais un jeune homme qui cherchait, après une école de commerce
et un mastère, un contrat de VIE. Il parle le français, l’anglais et le
japonais : c’est un oiseau rare ! Mais pour chacune des trois propositions qu’il
a trouvées on exige deux ans d’expérience professionnelle. Ainsi un
système conçu pour favoriser l’insertion des jeunes dans l’entreprise et
l’économie internationale ferme la porte au nez des débutants.
C’est une situation générale. Les entreprises ne
veulent pas accueillir de débutants : il faut pourtant bien que chacun débute quelque part !
Beaucoup de jeunes sont contraints de passer par des stages qui leur fournissent
cette fameuse expérience sans laquelle il n'est pas possible de franchir le
seuil du marché du travail. Mais les stages deviennent en fait aussi difficiles
à trouver qu'un premier emploi et confinent parfois à l'exploitation pure et
simple : je connais deux cas de stages « éventuellement rémunérés » (dont un
dans un centre d'appel) où le jeune, après plusieurs mois de travail, n'a pas
reçu un centime.
L'embauche d'un débutant est cependant, selon ma
propre expérience, un pari que l'entreprise peut sans doute perdre mais où elle peut
aussi beaucoup gagner. Dans les systèmes d'information, par exemple, le
« jeune » formé à l'état de l'art apporte un air frais à l'entreprise
car il
ignore ses blocages et secoue ses préjugés.
La sélection par l'âge
L'exclusion ne vise pas seulement
les jeunes, ceux qui manquent d'expérience ; elle vise aussi les « vieux », ceux
qui ont accumulé le plus d'expérience. Tout se passe en effet comme si les
recruteurs estimaient devoir couper le haut et le bas de la pyramide des âges
pour n'en conserver que la tranche du milieu.
Lorsqu’un cabinet de recrutement prépare des
dossiers pour une entreprise, et même si celle-ci a précisé qu’elle n’imposait
aucune contrainte d’âge, ce critère fonctionnera comme un couperet : on ne lui
présentera que des candidats ayant de 30 à 35 ans. Chez le recruteur, les dossiers sont triés par
les assistantes (« passez moi les 30 à 35 ans »), les autres jetés sans
être lus.
Évolution du taux d’activité des hommes de 55 à 64 ans
La statistique montre que le taux d’activité des hommes de 55 à 64 ans est
en France un des plus bas d’Europe et qu'il s'est continûment dégradé [2].
Cela s’explique pour partie par la politique d’encouragement à la cessation
d’activité et par des départs précoces à la retraite, mais aussi par ce
comportement des recruteurs.
L’homme de plus de 55 ans qui perd son emploi
aura, quelles que soient ses compétences et son expérience, peu de chances d’en
trouver un autre s’il ne dispose pas des relations personnelles qui permettent
d’enjamber les recruteurs pour prendre un contact direct avec les dirigeants.
Le seuil de l'exclusion est peut-être même plus
bas que cela : j'ai reçu les confidences d'une personne de 44 ans dont le CV est
excellent, exemplaire même, et qui ne parvient pourtant pas à trouver d'emploi
en France. Certains sont contraints à s'expatrier vers des pays comme les
Etats-Unis ou la Grande-Bretagne où le racisme envers les vieux n'existe pas
(voir Vivre et travailler au pays, oui
! mais lequel ?).
Proposition de solution
Les habitudes de la plupart des DRH et des
cabinets de recrutement sont rigides. Ils ne puiseront parmi les jeunes et les
vieux que lorsque le vivier de leurs candidats préférés (de 30 à 40 ans) aura
été épuisé. Si on les laisse faire, jeunes et vieux seront donc longtemps encore
exclus du recrutement.
C'est en vain que l'on accumule les mesures incitatives comme la prime de
mobilité, la prime à l’emploi ou le contrat « nouvelle embauche ».
Elles ne peuvent
rien contre un comportement machinal. Elles sont coûteuses et radicalement
inefficaces, car elles ne prennent pas le mal à la racine. Pour corriger une machine, il faut la
reprogrammer : seule peut ici convenir la contrainte réglementaire.
Il serait par exemple possible, et sans doute
souhaitable, d’imposer des
quotas de jeunes diplômés et de plus de cinquante ans à celles des entreprises
qui recrutent chaque année plus de 100 ou 200 personnes (turn-over compris)[3].
L’effet serait immédiat, le contrôle aisé[4],
le coût direct pour l’État pratiquement nul (car réduit en fait au coût
du contrôle) ; DRH et cabinets de recrutement seraient
contraints de changer leur comportement.
On entendra bien sûr des objections :
1) Il s’agit d’une mesure dirigiste,
l’incitation est préférable : c'est l'argument de principe de ces
libéraux qui ont pour modèle une Amérique imaginaire. La véritable Amérique,
elle, pratique l’« Affirmative Action » pour
favoriser l’insertion sociale des minorités : elle a compris qu'il fallait
savoir être dirigiste
lorsque l’incitation ne suffit pas à redresser une mauvaise habitude. C'est
d'une Affirmative Action que nous avons besoin pour lutter contre le racisme à
l'embauche envers les jeunes et les vieux.
2) On réduira la compétitivité en
contraignant les entreprises : c'est l'argument de principe de ceux qui
croient connaître les lois de l'économie. Mais rien ne prouve que le racisme
envers les vieux et les jeunes soit favorable à la compétitivité : il est vraisemblable
au contraire qu’il suscite un gâchis de compétence dommageable.
Notons d'ailleurs que les entreprises anglo-saxonnes, où le souci de la
compétitivité n'est pas absent, embauchent volontiers des « vieux » que le
marché français a rejeté (voir Vivre et travailler au pays, oui
! mais lequel ?).
3) Cela risque de créer des effets de seuil pervers :
Ce risque-là est réel : le recrutement pourrait par exemple se concentrer sur les 50-51 ans en
évitant les 45-49 ans et les 51 ans et plus. Pour les jeunes diplômés, les
entreprises pourraient être tentées par la surqualification. Il faudra que
l’application de la contrainte réglementaire comporte un suivi vigilant de ce
risque.
[1]
L’équité, telle que John Rawls l’a définie, exclut ce racisme.
[3]
Cette disposition a été suggérée par un « vieux » que, par discrétion, je
nommerai L’Euro.
[4]
Il suffit de faire apparaître ces éléments dans le bilan social de
l’entreprise.
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