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Le ridicule des traîtres

29 décembre 2006

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Pour lire un peu plus :

-
Notre langue maternelle
- Qualité de service : la boucle locale du réseau téléphonique
- Le coeur secret de la France
-
Le syndrome de la "political correctness"

J’aime la langue anglaise lorsqu’elle est parlée avec un bel accent, avec les tournures subtiles qui lui sont propres. J’aime à lire de bons auteurs anglophones. Cependant je m’interroge lorsque cette langue envahit les affiches du métro parisien, lorsque j’entends le pidgin (anglais des natives) qui se parle à la commission européenne.

Pourquoi tel ami belge francophone estime-t-il devoir m’écrire en (mauvais) anglais ? Pourquoi, dans les bureaux de Poste de la France profonde, des affiches annoncent-elles « La Banque Postale Asset Management » et les cartes postales « Mail Art » ? Pourquoi voit-on tant d’anglais dans la publicité, dans les titres de films ? S’adresser à des Français dans leur langue, quand on la connaît, n’est-ce pas pourtant une politesse élémentaire ?

*     *

Il s’agit peut-être de faire chic mais un tel souci de l’apparence est aux antipodes de la profondeur et de la finesse : celui qui est fin n’éprouve pas le besoin de faire chic, celui qui a du fond ne se soucie pas de son apparence. L’usage intempestif de l’anglais, loin d’être un signe de distinction, est un symptôme de vulgarité et de médiocrité.

Voici des enseignes glanées rue Notre-Dame-de-Nazareth, dans le 3ème arrondissement de Paris : Be Ice Be, Blue Attitude, Box Office, CAF Distribution Baxter, Hispano Jean’s, Italian Fashion France, My Moon, Shooter-Spinash, Trust Police Company City, Work Products … j’abrège. Les grandes entreprises sacrifient elles aussi à cette mode : nous avons déjà cité la Poste. France Telecom (qu’il convient d’écrire sans accent, anglicisme oblige) offre pour sa part les produits Business Everywhere, Business Internet Office, Business Talk IP Centrex, Flotte on Line, Livebox, Orange Business Services, Transfer Mail… j’abrège encore.

L’anglais, dit je ne sais pourquoi Ernest-Antoine Seillière, est la « langue des affaires » : il parle donc anglais à Bruxelles, contraignant les interprètes à traduire en français ce qu’un Français a dit en anglais – ou plutôt en pidgin car, même si Seillière a certainement reçu une éducation exquise et coûteuse, je doute qu’il s'exprime en anglais avec la même exactitude qu’en français.  

Jacques Chirac, contrarié, a quitté la réunion où parlait Seillière. Que croyez-vous qu’il arriva ? C’est de Chirac que les médias se sont gaussé. J'aurais honte de citer ce que l’on a pu lire alors sur la supériorité de l’anglais : cherchez sur Google à partir du triplet « seillière anglais bruxelles », vous verrez…

*     *

Derrière la mode de l’anglais se devine de la méchanceté, du mépris envers la population française et, plus particulièrement, envers ceux qui n’ont pas fait de bonnes études : si tu ignores qu’« asset management » est la façon élégante de dire « gestion de fonds », déclare implicitement la Poste à son client, tu n’es qu’un plouc. Des pères et mères de famille respectables, et dont certains sont plus cultivés que les dirigeants de la Poste, sont ainsi rejetés dans les ténèbres.

Il se trouve que beaucoup de Français ignorent l’anglais alors qu'ils ne sont ni ignares, ni incultes. Soit ils ne l’ont jamais appris, soit ils ont oublié le peu qu’ils en avaient (mal) appris. Je connais d’excellents ingénieurs, de grands informaticiens, qui sont incapables de lire un texte en anglais. C’est dommage pour eux ? Certes, et je me demande comment ils ont pu se qualifier dans un métier où l’essentiel de la documentation professionnelle est en anglais : mais ils existent.  

Plus nombreux encore sont ceux qui prétendent connaître l’anglais mais le comprennent de travers. S’adresser à eux en anglais, c’est se rendre complice du parler flou, de la lecture superficielle, de l’interprétation subjective, de tout ce que résume la phrase « peu importe ce que vous avez voulu dire, seules comptent les images que votre propos éveille en moi ».

J’ai participé à des réunions où, j’ai pu le vérifier, la plupart des participants faisaient semblant de comprendre ce que disait l’orateur. Ce qui se dégrade ainsi, ce n’est pas seulement la langue : c’est la communication et, à travers elle, la qualité de la pensée.

*     *

Je n’idéalise ni la France, ni sa langue. Mais comme tout autre pays, comme toute autre langue, ce pays et cette langue-là méritent le respect. Qu’un pays trahisse sa langue, c’est une perte non seulement pour lui mais pour l’humanité entière.

Que tant de Français se comportent en traîtres – non seulement envers leur langue, mais envers leur propre personne dont la langue est une composante – c’est un signe de cette haine de soi, plus précisément de cette haine envers l’humanité que l’on porte en soi, dont les racines historiques et philosophiques sont trop évidentes.

Pour combattre ces traîtres le ridicule est une arme efficace. Rions de ceux qui énoncent des anglicismes. Accolons à cette mode les adjectifs « vulgaire » et  « médiocre » qui la qualifient exactement. Détournons-nous des entreprises françaises, des produits français qui s’affublent de noms anglais. Repoussons le parler flou que les anglicismes favorisent. Exigeons la précision et la clarté.

Et par respect envers la langue anglaise, refusons de parler le pidgin européen. Perfectionnons notre anglais non pour faire chic, ni pour impressionner ceux qui le parlent mal, mais pour comprendre ce que veulent dire nos interlocuteurs anglophones et nous faire comprendre d’eux.  

*     *

Certains prétendent que tout ira mieux lorsque tout le monde, en Europe, parlera l’anglais. Ils ne veulent pas voir que cette évolution se paierait par l’exclusion de ceux qui ne maîtrisent pas cette langue et qui seront toujours nombreux ; puis par la perte de la précision, de la richesse du langage, car on s’exprime moins bien dans une langue étrangère que dans sa langue maternelle ; enfin par la détérioration de l’anglais lui-même, avachi au niveau d’un pidgin international (de ce point de vue l’usage de l’espéranto serait un moindre mal).

Apprendre à comprendre plusieurs langues étrangères est plus facile que d’apprendre à parler une seule d’entre elles. La solution, pour l’Europe, consiste à savoir comprendre plusieurs langues de telle sorte que chacun puisse s’exprimer dans sa propre langue. Pour les langues rares et difficiles, on pourra toujours faire appel à des interprètes.