J’aime la langue anglaise lorsqu’elle est
parlée avec un bel accent, avec les tournures subtiles qui lui sont propres.
J’aime à lire de bons auteurs anglophones. Cependant je m’interroge lorsque cette
langue envahit les affiches du métro parisien, lorsque j’entends le pidgin (anglais des natives)
qui se parle à la commission européenne.
Pourquoi tel ami belge francophone estime-t-il devoir
m’écrire en (mauvais) anglais ? Pourquoi, dans les bureaux de Poste de la France
profonde, des affiches annoncent-elles « La Banque Postale Asset Management »
et les cartes postales « Mail Art » ? Pourquoi voit-on tant d’anglais
dans la publicité, dans les titres de films ? S’adresser à des Français dans
leur langue, quand on la connaît, n’est-ce pas pourtant une politesse élémentaire ?
* *
Il s’agit peut-être de faire chic mais un
tel
souci de l’apparence est aux antipodes de la profondeur et de la finesse : celui
qui est fin n’éprouve pas le besoin de faire chic, celui qui a du fond ne se
soucie pas de son apparence. L’usage intempestif de l’anglais, loin d’être un
signe de distinction, est un symptôme de vulgarité et de médiocrité.
Voici des enseignes glanées rue
Notre-Dame-de-Nazareth, dans le 3ème arrondissement de Paris : Be
Ice Be, Blue Attitude, Box Office, CAF Distribution Baxter,
Hispano Jean’s, Italian Fashion France, My Moon,
Shooter-Spinash, Trust Police Company City, Work Products …
j’abrège. Les grandes entreprises sacrifient elles aussi à cette mode : nous avons déjà cité
la Poste. France Telecom (qu’il convient d’écrire sans accent, anglicisme
oblige) offre pour sa part les produits Business Everywhere, Business
Internet Office, Business Talk IP Centrex, Flotte on Line,
Livebox, Orange Business Services, Transfer Mail… j’abrège
encore.
L’anglais, dit je ne sais pourquoi
Ernest-Antoine Seillière, est la « langue des affaires » : il parle donc anglais
à Bruxelles, contraignant les interprètes à traduire en français ce qu’un
Français a dit en anglais – ou plutôt en pidgin car, même si Seillière a
certainement reçu
une éducation exquise et coûteuse, je doute qu’il s'exprime en anglais avec la
même exactitude qu’en français.
Jacques Chirac, contrarié, a quitté la
réunion où parlait Seillière. Que croyez-vous qu’il arriva ? C’est de Chirac que
les médias se sont gaussé. J'aurais honte de citer ce que l’on a
pu lire alors sur la supériorité de l’anglais : cherchez sur Google à partir du
triplet « seillière anglais bruxelles », vous verrez…
* *
Derrière la mode de l’anglais se devine de
la méchanceté, du mépris envers la population française et, plus
particulièrement, envers ceux
qui n’ont pas fait de bonnes études : si tu ignores qu’« asset management »
est la façon élégante de dire « gestion de fonds », déclare implicitement la
Poste à son client, tu n’es qu’un plouc. Des pères et mères de famille
respectables, et dont certains sont plus cultivés que les
dirigeants de la Poste, sont ainsi rejetés dans les ténèbres.
Il se trouve que beaucoup de Français
ignorent l’anglais alors qu'ils ne sont ni ignares, ni incultes. Soit ils ne l’ont jamais appris, soit ils ont oublié le peu
qu’ils en avaient (mal) appris. Je connais d’excellents ingénieurs, de grands
informaticiens, qui sont incapables de lire un texte en anglais. C’est dommage pour eux ?
Certes, et je me demande comment ils ont pu se qualifier dans un métier où
l’essentiel de la documentation professionnelle est en anglais : mais ils
existent.
Plus nombreux encore sont ceux qui
prétendent connaître l’anglais mais le comprennent de travers. S’adresser à eux
en anglais, c’est se rendre complice du parler flou, de la lecture
superficielle, de l’interprétation subjective, de tout ce que résume la phrase « peu importe
ce que vous avez voulu dire, seules comptent les images que votre propos éveille
en moi ».
J’ai participé à des réunions où, j’ai pu le
vérifier, la plupart des participants faisaient semblant de comprendre ce que
disait l’orateur. Ce qui se dégrade ainsi, ce n’est pas seulement la langue :
c’est la communication et, à travers elle, la qualité de la pensée.
* *
Je n’idéalise ni la France, ni sa langue.
Mais comme tout autre pays, comme toute autre langue, ce pays et cette langue-là
méritent le respect. Qu’un pays trahisse sa langue, c’est une perte non
seulement pour lui mais pour l’humanité entière.
Que tant de Français se comportent en
traîtres – non seulement envers leur langue, mais envers leur propre personne
dont la langue est une composante – c’est un signe de cette haine de
soi, plus précisément de cette haine envers l’humanité que l’on porte en soi,
dont les racines historiques et philosophiques sont trop évidentes.
Pour combattre ces traîtres le ridicule est une arme efficace. Rions de ceux qui énoncent des anglicismes. Accolons à cette mode les
adjectifs « vulgaire » et « médiocre » qui la qualifient
exactement. Détournons-nous des entreprises françaises, des produits français qui
s’affublent de noms anglais. Repoussons le parler flou que les anglicismes
favorisent. Exigeons la précision et la clarté.
Et par respect envers la langue anglaise,
refusons de parler le pidgin européen. Perfectionnons notre anglais non pour
faire chic, ni pour impressionner ceux qui le parlent mal, mais pour comprendre
ce que veulent dire nos interlocuteurs anglophones et nous faire comprendre
d’eux.
* *
Certains prétendent que tout ira mieux
lorsque tout le monde, en Europe, parlera l’anglais. Ils ne veulent pas voir que
cette évolution se paierait par l’exclusion de ceux qui ne maîtrisent
pas cette langue et qui seront toujours nombreux ; puis par la perte de la
précision, de la richesse du langage, car on s’exprime moins bien dans une
langue étrangère que dans sa langue maternelle ; enfin par la détérioration de
l’anglais lui-même, avachi au niveau d’un pidgin international (de ce point de
vue l’usage de l’espéranto serait un moindre mal).
Apprendre à comprendre plusieurs langues
étrangères est plus facile que d’apprendre à parler une seule d’entre elles. La
solution, pour l’Europe, consiste à savoir comprendre plusieurs langues de
telle sorte que chacun puisse s’exprimer dans sa propre langue. Pour les langues
rares et difficiles, on pourra toujours faire appel à des interprètes. |