Rôle du système
d’information dans l’évolution de l’économie des entreprises
(Conférence au Club Urba le 22
janvier 2002)
Le système d’information
(SI) est pour l’entreprise un facteur de production. Lorsque l’on parle
d’un facteur de production, l’économiste doit considérer les éléments
suivants : le coût du facteur ; sa contribution à la fonction de
production de l’entreprise ; la façon dont il est géré. Mais l’économie du SI
n’est pas mûre. L’évolution
rapide des techniques empêche de stabiliser le raisonnement sur des repères
fixes, et le caractère « immatériel » du SI déconcerte
des raisonnements conçus pour l'économie de la production
industrielle.
1- Une économie peu connue
Fonction de coût
La plupart des entreprises
considèrent non le coût de leur SI, mais celui de leur informatique. Les
dépenses de la maîtrise d’ouvrage (expression de besoins, spécifications fonctionnelles,
suivi du projet, recette fonctionnelle, formation des utilisateurs, déploiement
sur le terrain, suivi de la mise en œuvre) sont souvent négligées dans l’évaluation
d’un projet. Elles représentent
pourtant de l’ordre de 20 % du coût informatique.
Les discussions relatives au
budget de l’informatique se concentrent sur les projets nouveaux – partie sur laquelle il est possible de faire des économies – mais du coup
certaines proportions échappent à l’intuition des décideurs. Indiquons des
ordres de grandeur : le
budget informatique annuel d’une entreprise de services de 50 000 salariés
est de l’ordre de 250 M€, soit 5 k€/personne*an. Les 2/3 de cette somme
sont consacrés aux PC en réseau (PC, serveurs locaux, routeurs, réseaux LAN
et WAN, formation et assistance aux utilisateurs). Il reste environ 1,7
k€/personne*an pour les matériels (serveurs centraux), la maintenance du parc
applicatif et les projets nouveaux.
Supposons que la part des projets nouveaux
soit le tiers de ce total : elle représente un dixième du coût total de
l’informatique, soit 25 M€ dans le cas considéré. C’est une somme non négligeable,
mais en concentrant sur elle l’attention et la discussion on
risque d’être moins attentif à d’autres postes plus
importants : dépenses de la maîtrise
d’ouvrage (50 M€), réseau de PC (166 M€), coûts de maintenance
que l’on considère souvent comme une fatalité.
On voudra bien pardonner les
approximations que comporte ce calcul rapide. Les évaluations précises sont
possibles mais difficiles car les conventions comptables introduisent de la confusion. Ainsi, on appelle « TMA » (tierce
maintenance applicative) la fonction des fournisseurs qui assurent la
maintenance du parc d’applications ; mais leurs contrats comportent,
outre la maintenance au sens strict (« MCO », maintien en condition
opérationnelle), des développements nouveaux (« maintenance évolutive »)
jugés trop petits pour faire l’objet de projets. En fait
si l’on dispose d’un budget de TMA élevé on fera passer sous le vocable
« maintenance évolutive » des modifications
importantes qui feraient autrement l’objet d’un projet.
Enfin la diversité des sources
de financement est une autre source de confusion. Les
projets prenant souvent du retard, certains budgets sont reportés d’une année
sur l’autre. Les imputations sont faites selon des méthodes diverses qui parfois se mêlent : flux de trésorerie
(date de paiement des factures) ; enregistrement comptable (date de réception
des factures) ; service fait (date d'approbation des factures) ; fait générateur
(estimation au prorata de l’avancement des
travaux).
L’évolution technique rend vite obsolètes
des « règles de pouce »
comme celles utilisées plus haut et les décideurs doivent réviser
périodiquement leurs habitudes : le coût des matériels baisse de
30 % à 40 % par an (à performance égale) et la solution raisonnable une année ne l’est plus quelques années après ; l’offre de passerelles
et autres middlewares évolue elle aussi, ce qui rend obsolètes
les choix d’architecture les mieux ourdis. Il faut arbitrer entre le souci de
préserver la stabilité de l’édifice et celui de le maintenir au meilleur
niveau de performance.
La baisse du coût de
l’informatique rend en tout cas sa pénétration irrésistible : les réseaux de PC
se sont imposés dans des entreprises qui voici quelques années n’en
voulaient pas ; toutes les tâches s'appuient sur l'informatique, se font
assister par l'ordinateur, et celles qui ne le font pas encore le feront
bientôt.
Rentabilité
Il est difficile d’évaluer
la rentabilité d’un investissement dans le SI : d’une part
l’anticipation du coût est incertaine (au moment de l’étude préalable, la
précision est de l’ordre de 50 %, ce qui veut dire qu’une estimation de 10
M€ anticipe une dépense entre 5 et 20 M€), et
l’estimation du résultat que l’on peut attendre de l’investissement l’est
plus encore : s’il s’agit d’un gain de productivité, sera-t-il réel
ou devra-t-on conserver des personnels peu productifs ? s’il s’agit
d’un gain de part de marché, pourra-t-on le réaliser ? Nous avons tous
entendu un directeur général dire « Si le SI avait permis les gains
de parts de marché que l’on m’a promis, notre part aurait depuis longtemps dépassé 100 % ».
Mais sans SI l’entreprise
s’arrêterait : aucun transporteur aérien ne peut survivre sans système
de réservation, aucune banque ne peut vivre sans gestion informatique des
comptes, aucun opérateur télécoms ne peut se passer de commutation électronique,
etc. Lorsqu’un facteur de production est vital pour une entreprise, sa
rentabilité est en pratique infinie.
Le SI, en tant que facteur de production, relève de la catégorie
du capital ; c’est un stock qui s’accumule d'abord et qui s’utilise
ensuite dans la durée ; comme les autres types de capital, il s’use : une partie des
applications devient obsolète chaque année. On peut donc utiliser les
méthodes de la micro-économie ; la notion clé
est "l’intensité capitalistique", volume du capital par tête. On peut
évaluer le degré d’informatisation d’une entreprise en considérant le
"volume du SI" par utilisateur (mesuré en nombre de points de fonction ou en nombre de lignes de
code source, peu importe ici) . Un calcul simple montre qu’il existe pour toute entreprise un degré
d’informatisation optimal : si l’entreprise ne l’atteint pas, elle
est sous-informatisée ; si elle le dépasse, elle est sur-informatisée.
Il serait en pratique difficile d'utiliser la formule que nous avons établie ;
le bon niveau d’informatisation doit être atteint par tâtonnement et en
usant du bon sens. La
solution efficace ne sera en tout cas jamais fournie par une politique
extrême (refus de l’informatisation ou informatisation forcenée).
Ce que nous venons de dire
suppose diverses questions
d’efficacité résolues, comme c’est l’usage en
microéconomie. Elles ne sont pas faciles pour
autant. On peut distinguer des couches dans le SI : à la base, les référentiels
qui en forment le socle sémantique ; puis les composants, les règles de
gestion et les processus qui incorporent les données et les traitements ;
enfin les interfaces avec les utilisateurs, dans laquelle nous comprenons les
divers outils d’informatique communicante (messagerie, documentation électronique,
workflows) ainsi que la bureautique.
Chacune de ces couches pose des problèmes de qualité et d’efficacité spécifiques, leur fonctionnement conjoint en pose aussi. Ce n’est qu’après avoir résolu
ces problèmes, ainsi d'ailleurs que ceux que posent la construction des
programmes et le déroulement des projets, qu’il convient de s’interroger sur le
degré d’informatisation optimal.
2- Quel est l’apport économique du SI ?
La nature et l’ampleur de l’évolution
que le SI apporte aux entreprises sont difficiles à se représenter. Les historiens
futurs diront que nous avons vécu « l’âge de l’informatique » ;
mais si nous en avons quelque peu conscience il nous est difficile d’en tirer des
conclusions : sans doute en était-il de même pour ceux qui ont vécu
sans le savoir « l’âge de la machine à vapeur » (sans même parler de ceux qui ont vécu « l’âge de la pierre taillée »,
et qui ont été les premiers à tirer parti des propriétés électroniques du silicium).
La part du tertiaire croît
dans toutes les économies riches ; en France, le tertiaire représente
plus de 75 % des emplois et continue à croître sans fléchir.
Or le poste de travail classique d’un employé du tertiaire, c’est un
bureau, un fauteuil, une armoire, un PC en réseau. Le coût annuel total du PC
en réseau représente l’équivalent du coût des m2
de bureau occupés par l’employé (s’il faut 15 m2
par personne en moyenne, et si le loyer est de 250 €/m2*an.) Tout le monde travaille
avec un ordinateur en réseau relié au SI de l’entreprise.
Le mot « ordinateur » égare
l’intuition, car cette machine est bien incapable de mettre de l’ordre, c’est
l’utilisateur lui-même qui doit s'en charger. Le vocabulaire de l’informatique comporte
d’autres faux amis qui gênent la compréhension
de ses enjeux. Si l’on revient à la racine des choses, on dira que le PC en réseau
est l’automate programmable absolu doué
d’ubiquité. L’ubiquité est assurée par le réseau qui permet à tous
les PC d’accéder aux mêmes ressources où qu’ils soient situés dans
le monde ; que l’ordinateur soit un automate programmable est un fait bien connu, ce qui importe c’est qu’il le
soit absolument. Le canard de Vaucanson était un automate, le métier de
Jacquard était programmable, mais ils ne pouvaient réaliser qu’une gamme limitée
de fonctions. La nouveauté de l’informatique résulte d'un effort d’abstraction
qui a permis de concevoir l'automate en tant que tel, le séparant de toute utilisation
particulière pour
pouvoir ensuite l’adapter à la diversité des fins utiles en le dotant d'un
système de commande (langage ou programme) propre à chacune de ces fins. Le multimédia
était à l’horizon d’une telle conception, même si l’informatique a débuté
par le traitement des données dites « structurées ».
L’ubiquité elle-même
commence à changer
de nature. Elle signifie aujourd’hui que l’on peut, de tous les postes de
travail de l’entreprise, accéder au même système à condition d'avoir les
habilitations requises. Le téléphone mobile,
l’ordinateur et le « palm PC » se préparent à fusionner dans un boîtier
que l’on porte à la ceinture, les lunettes servant éventuellement d’écran. Dès lors
l’ubiquité est absolue, chacun accédant à une ressource personnelle de
puissance et de mémoire fournie sur le réseau par des serveurs
dont il ne se soucie pas de connaître la localisation.
La fonction du système
d’information, ce fut naguère d’automatiser les tâches administratives
(paie, comptabilité, calculs statistiques) ; c’est maintenant d’assister
le processus de travail dans les méandres de son déroulement. Le « travail assisté par
ordinateur » se généralise à toutes les activités. Toute activité est couverte par
un SI qui l'épouse à la façon dont la
doublure suit la surface d’un vêtement. Le SI présente à chaque instant à l’utilisateur, sur une interface commode, les
informations qui lui sont nécessaires ; il lui permet de saisir les données à
introduire dans le SI et de lancer les
traitements qu’elles réclament.
Les exigences auxquelles le SI
doit répondre sont plus strictes que dans la phase antérieure, celle des
applications de gestion, qui semble rétrospectivement avoir été quelque peu rustique. Pour
outiller les activités et processus de production de
l’entreprise, le SI doit reposer sur une modélisation des composants
concernés ; la gestion des identifiants et nomenclatures doit être
rigoureuse, ainsi que l’utilisation des tables de référence. Le même SI
doit fournir diverses vues sur la production de l’entreprise : la vue
opérationnelle des agents qui traitent les dossiers un
par un ; la vue qui sert au pilotage par le management opérationnel,
fournissant à celui-ci les indicateurs pour contrôler la qualité des
processus et la bonne utilisation des ressources ; enfin, les données
statistiques qui alimentent la réflexion stratégique sur la concurrence, le
positionnement, les évolutions du marché, la segmentation de la clientèle.
Ce SI partout présent doit
cependant être sobre : il ne convient pas de faire avec l'informatique
ce qui peut se faire efficacement avec un calepin et un crayon ; ni de recourir
au SI central pour un calcul qui peut se faire localement sur un tableur ; ni de
fournir des fonctionnalités dont 80 % ne seront jamais utilisées.
Nos entreprises sont enfin plongées
dans un monde marqué par la nouvelle économie,
elle-même caractérisée par les rendements croissants, la concurrence
monopoliste, la différenciation des produits.
Elles doivent s’allier avec des partenaires, articuler l’Internet à
leur activité commerciale. Tout cela n’est possible que si le SI est de bonne
qualité.
Si le SI est désordonné, il
est difficile de conclure des partenariats stables, car on ne peut pas
procurer au partenaire la transparence qui lui garantira qu’il ne se fait pas
gruger. L’expérience montre que les partenariats conclus sans que l’on ait
pris soin de l’interopérabilité des SI ne durent guère ; et, pour faire interopérer deux SI,
il faut qu’ils soient de bonne qualité (on ne peut pas définir de table de
passage correcte si les référentiels sont mal gérés de part ou d’autre).
De même, il est difficile à
une entreprise de se « mettre à l’e-business » si elle n’a pas
un bon SI. J’ai connu une entreprise industrielle mondiale qui s’était
agrandie en achetant, dans divers pays, d'autres entreprises de son secteur
d'activité. La
seule contrainte qu’elle leur avait imposée en matière de SI était de
fournir un reporting financier dès le 2 du mois m + 1. Les catalogues, les
processus de traitement des commandes avaient été laissés tels quels. Pour présenter son offre sur l’Internet
il a fallu d’abord mettre tout cela en ordre, tâche immense. Tout le monde parle de B2B et
de B2C, mais il est impossible d’en faire sans un bon SI.
3- Les risques
Voici sans souci
d’exhaustivité quelques-uns des pièges que rencontrent les entreprises.
1) une entreprise du
tertiaire travaille depuis trois ans pour « dématérialiser »
son offre de services, c'est-à-dire faire passer du papier à l’Internet la relation avec ses clients. Les consultants ont été consultés ; les
groupes de travail ont travaillé ; les cadres ont fourni leur expertise ;
les clients ont exprimé leurs demandes ; les plans sont prêts. On sait
dans quelle direction il faut aller et cependant rien ne bouge : les directeurs se font la guerre, chacun s’ingéniant à changer d’avis
lorsqu'il pourrait arriver à un accord avec les autres. Un des groupes de travail
a dit qu’il fallait préparer la « conduite du changement », ce qui signifie que l’on va s’efforcer
de faire accepter par les
personnels les changements de l’organisation et des procédures de travail. Mais
cette entreprise n'a-t-elle pas plutôt besoin d’un changement de la conduite ?
2) un consultant a conseillé
au chef d’un projet de système d’aide à la décision d’utiliser les données
vérifiées par le service statistique plutôt que de faire faire en double les vérifications et
redressements. « Non, répondit celui-ci, car alors je
serais dépendant d’eux ». L’image qui s’impose, c’est celle
d’une ville où les immeubles ne s’appuieraient pas l’un sur l’autre et
auraient chacun ses quatre murs porteurs. L’urbanisme est bien utile pour combattre
de tels gaspillages !
3) plusieurs dirigeants de
grandes entreprises françaises, longtemps rétifs devant l’Internet (« Cette
mode, ce gadget futile etc. »), ont fait vers la fin 2000 un pèlerinage aux États-Unis
dont ils sont revenus illuminés. Il leur fallait un e-business tout de suite,
dans les six mois au plus. Une de ces entreprises avait dans
le monde 800 commerciaux qui connaissaient leurs acheteurs et savaient comment
les fidéliser. « Qu’allez-vous faire de vos commerciaux si vous vendez
sur l’Internet ? » demanda un consultant. « Nous allons nous en débarrasser »,
répondirent ingénument les dirigeants. Ils n’avaient pas pensé que les
commerciaux pourraient dans l'intervalle dénigrer le service Internet auprès des clients, ni que
l’Internet ne pourrait pas remplacer par miracle l'expertise commerciale qui
était l'un des acquis les plus précieux de l'entreprise.
4) dans une grande
entreprise de service, les dirigeants passent une partie de leurs réunions
à confronter des indicateurs incohérents et à s’expliquer les différences :
« Nous n’avons pas encore pris en compte le changement de limites des régions »,
« notre nomenclature de produits n’est pas à jour », « on
nous impute des dépenses que nous ne maîtrisons pas », etc. Les forces
des managers s’usent devant des tableaux de bord mal conçus ; mais ils
auraient du mal à définir le tableau de bord dont ils ont besoin, en raison des
difficultés intellectuelles que comporte la maîtrise des données.
5) une
entreprise met en place un système d’aide à la décision, et en même temps ses divers processus opérationnels se dotent d’« infocentres ».
Elle court le risque de faire deux fois la même chose ; mais elle court
aussi un
autre risque plus insidieux : celui de ne pas répondre aux besoins, chacun des projets pensant que l’autre s’en charge comme
lorsque la balle de tennis passe entre deux joueurs dans une partie en double.
6) nous
travaillons dans l’économie de l’immatériel qui est aussi une économie de
la compétence, du savoir ; nous pratiquons le « knowledge management »
etc. ;
mais cela n’a pas empêché nos entreprises de faire partir
les cadres de plus de cinquante ans, c’était la mode. Elles ont alors perdu
des compétences dont la reconstitution demandera des années.
7) pour que puissent coopérer les
spécialités pointues dont l’entreprise a besoin dans l’économie de la
compétence, il faut que les spécialistes soient capables d’écoute et de
dialogue, qu'ils sachent respecter les personnes relevant d’autres spécialités.
Il faut aussi un dialogue entre expert et décideur : il ne faut pas croire
que ces deux fonctions puissent être tenues par la même personne. On est ici
aux antipodes du corporatisme défensif ou de l’autoritarisme.
Ces problèmes existent. On peut préférer ne pas les voir et idéaliser
l’entreprise en postulant sa rationalité. Ce n’est pas ainsi que l’on guérira
les maladies dont elle souffre. Respecter l’entreprise, c’est la considérer
comme un être vivant, un être sociologique fragile dont la santé nécessite une
approche médicale ; c’est une des dimensions de l’urbanisme des SI
dont votre club s’est fait une priorité.
|