Connaître les utilisateurs du
système d’information
25 août 2002
Du point de vue économique,
que nous adoptons ici, le rôle d’une entreprise est de produire des biens et
services utiles à ses clients en rassemblant et organisant de façon efficace
les facteurs de production nécessaires. Cette définition recouvre
aussi bien les activités de l’État, qui fournissent à l’économie des
produits utiles mais non nécessairement marchands (externalités), que les
activités de l’entreprise proprement dite, propriété de ses actionnaires, gérée
par des managers et astreinte à l’équilibre des coûts et recettes.
Parmi les facteurs de
production, on distingue traditionnellement le flux de travail (temps de travail
des salariés) et le capital qui est du travail accumulé, stocké (machines, bâtiments,
réseaux, système d’information).
Évolution historique : de
la mécanisation à l'automatisation
L’évolution de l’économie a
apporté une modification de la nature et du rôle du flux de travail.
Dans
l’industrie mécanisée des années 50, le travail humain servait à réaliser
des tâches répétitives, prédéfinies, mais pour lesquelles l’habileté
manuelle ne pouvait pas être efficacement remplacée par la machine. Les compétences
professionnelles nécessaires pouvant s’acquérir en un temps relativement
court, il était possible de considérer la force de travail comme une ressource
indifférenciée qui se mesurait en termes de quantité.
A partir de 1974 l’automatisation des
entreprises et le développement des activités de service ont modifié les conditions de travail. L’essentiel des activités
physiques liées à la production est mécanisé, une bonne part des activités
mentales est automatisée. Les usines emploient peu de personnes. La concurrence
se fait par le biais de l’innovation, de la différenciation des produits. Le
capital est devenu, comme on dit, « immatériel », c’est-à-dire
qu’il comporte pour une part croissante les résultats des travaux de conception
(« design ») réalisés dans l’entreprise : plans, brevets,
logiciels, procédés de fabrication, et aussi circuits de distribution,
organisation de la relation avec les clients, définition de la frontière
d’externalisation, montage de partenariats (ingénierie d’affaires) etc. Par ailleurs, la
diversification des produits a nécessité de donner une importance croissante
aux services qui accompagnent la distribution : livraison et installation,
adaptation sur place, aide au montage, formation des utilisateurs, service après
vente.
L’ensemble de l’économie s’est ainsi « tertiarisé ».
L’entreprise apparaît alors
essentiellement comme une organisation des compétences, qu’il
s’agisse de la compétence pour la conception, la relation avec les clients et
fournisseurs, ou de la compétence pour l’exécution des tâches de production au sens strict.
La compétence individuelle, peu efficace tant que l’individu reste isolé ,
féconde l’organisation et réciproquement (voir "A
propos de la compétence").
Dans l’entreprise ainsi conçue,
le système d’information devient l’actif le plus important : il enregistre
en effet le langage de l’entreprise (puisque celle-ci y dépose les concepts
selon lesquels elle s’organise, segmente sa clientèle et définit ses
produits), stocke les données destinées aux les personnes de l'entreprise et aussi de plus en
plus aux clients et partenaires, et les assiste en réalisant automatiquement
des tâches de classement, recherche, traitement, traduction et communication.
Les relations entre cet actif et les personnes qui l’utilisent sont très diverses, même si l’on parle volontiers
(mais à tort) de « l’utilisateur » au
singulier.
Connaître l’utilisateur
On dit souvent qu’il faut
« connaître l’utilisateur », « répondre à la demande des
utilisateurs », etc. Ces phrases contiennent à la fois une vérité
indiscutable et quelques pièges.
Respecter l’individualité du salarié
Il est vrai que le système
d’information est fait pour être utilisé, qu’il doit répondre aux besoins
des utilisateurs, que sa définition doit donc s’appuyer sur une connaissance précise
de ce qu’ils font, de la diversité de leurs situations, etc. Mais
l’utilisateur du système d’information, ce n’est pas l’individu
affectif dont chacun de nous est un cas particulier ; c’est l’« être
humain organisé », personne dont la compétence professionnelle, la
créativité, s’articulent à celle d’autres personnes pour constituer
l’entreprise considérée comme une organisation de compétences.
Chaque utilisateur a deux faces :
son individualité, son affectivité, sa culture, ses connaissances, bref ce que
l’on désigne par le mot « personnalité » ; et par ailleurs
la fonction qu’il remplit dans l’entreprise, son insertion dans le processus
de travail. Ces deux faces communiquent à l’intérieur de la personne :
la qualité du travail qu’elle fournit est nourrie par sa culture, son
imagination, ses connaissances, sa créativité. Pourtant il faut les
distinguer : de la personne l’entreprise ne retient en effet que la « compétence »,
c'est-à-dire son aptitude à nourrir les processus de travail, qu’il s’agisse de
produire, d’organiser, de contrôler ou de concevoir. Faire abstraction de la
dimension affective de la personne peu sembler à première vue choquant, mais cela n’a rien d’anormal
et c'est même fondamentalement sain : il est à bien des égards
préférable que l’entreprise ignore la vie privée, l’intimité et les
opinions personnelles du salarié, car elles n’appartiennent qu’à lui et ne la concernent pas.
Distinguer « besoin » et « demande »
Il faut par ailleurs distinguer
les « besoins » de l’utilisateur de sa « demande ».
Un
utilisateur est, tout comme un consommateur, le seul porteur authentique de
ses besoins. Avant de définir le système d’information il
faut donc l'interroger et l’observer. Mais si la demande exprime
le besoin, elle y mêle aussi l’idée que l’utilisateur se fait
du possible et du normal, sa perception de l’offre disponible . L’expression du besoin peut être
alors déformée dans deux
directions opposées : l’évolution technique étant rapide, la
demande peut être trop timide et se référer à un état de l’art dépassé ;
ou bien au contraire, influencée par des annonces commerciales fallacieuses,
elle transcrira des rêves de science-fiction.
Au total, la demande n’est
jamais la transcription fidèle et pertinente du besoin. Il faut la traduire pour
remonter au besoin, de même que l’on doit traduire les paroles d’une
personne pour remonter à une intention qu’elle exprime dans son propre langage. Il
faut encore, pour tenir compte d’exigences de coût et de qualité que
l’utilisateur ne peut pas connaître (simplicité et solidité de
l’architecture, pérennité des solutions, évolutivité etc.), ajouter à la
prise en compte de ses
besoins celle des contraintes techniques.
Répétons cependant que
l’utilisateur est le seul porteur authentique de son besoin et que l’on ne
peut connaître celui-ci qu’en l’écoutant et en l’observant. La situation
du système d’information vis-à-vis de l’utilisateur est la même que celle
de l’entreprise vis-à-vis de son client : l’offre ne peut apporter d’utilité,
d’efficacité, que si elle se fonde sur la connaissance du
client.
Toute connaissance du client
s’appuie sur un classement et suppose donc une classification construite au préalable
(« segmentation » dans le langage du marketing). La segmentation
regroupe les clients selon leurs similitudes ; la relation avec le client sera
différente selon la classe (« segment ») dans laquelle il aura été
rangé. Cette démarche (classification, classement) constitue le contenu
scientifique du marketing, discipline à base statistique
(voir "Science
du marketing").
Pour servir les
utilisateurs du système d’information l’entreprise doit segmenter la population
qu'ils constituent : c’est le « marketing interne ». Il a
pour but non d’adapter les utilisateurs au système d’information, mais de définir
ce que le système d’information doit faire pour répondre à leurs besoins.
Surmonter les réticences de la DG
L’organisation de
l’entreprise repose souvent sur un postulat : la direction générale, où
travaillent des personnes dont l’expérience vient du terrain et qui ont été
recrutées
parmi les meilleurs agents du terrain, connaît les utilisateurs et sait ce qui
est bon pour eux. Elle est informée via la voie hiérarchique des
responsables, directeurs régionaux ou directeurs d’agence, et par des
contacts directs avec le terrain à l’occasion de missions d’inspection. Par
ailleurs la DG, par ses réflexions, anticipe les évolutions du métier et possède
une vue prospective que les utilisateurs ne peuvent pas avoir. Enfin, comme elle
négocie avec les puissances externes, elle peut tenir compte de contraintes que
les utilisateurs ignorent.
Le marketing interne n’a alors besoin ni
d’observation des pratiques, ni de remontée d’alertes : les pratiques
sont connues et les alertes ne feraient que manifester le mauvais esprit de
personnes qui ignorent les contraintes auxquelles l’entreprise est soumise.
Or ce postulat est erroné. Sauf
exception les personnes nommées à la DG, quelles que soient leur qualité et
la profondeur de leur expérience du terrain, perdront en quelques mois une part
de leur sensibilité opérationnelle à mesure qu’elles acquerront la
sensibilité tactique nécessaire à la direction générale. Par ailleurs la voie hiérarchique
ne s’exprime pas toujours avec la précision et la vigueur des personnes du
terrain car les dirigeants locaux ménagent leur image auprès de la DG. Les
missions d’inspection, certes instructives, ont un caractère artificiel :
personne ne dit le fond de sa pensée devant un inspecteur.
Les responsables de la DG chargés
de concevoir les évolutions du métier et de l’organisation doivent donc admettre
la nécessité du marketing interne. Ce n’est pas la moindre des difficultés
que rencontre cette démarche.
(Pour une description de ce que
pourrait être la segmentation, voir "Marketing
interne").
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