Valeur et crise
30 décembre 2007
Ce texte est une contribution au groupe économie du « Forum d'Action Modernités » de LaSer.
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Écartons un risque : glisser, à partir du mot qui désigne en économie la valeur d’un produit ou d’un patrimoine, vers « les valeurs », options métaphysiques qui orientent chaque personne. Même si des penseurs (Jacques Lacan, Jean-Claude Milner etc.) ont vu de la profondeur dans des calembours, il ne convient pas de laisser une homonymie guider le raisonnement.
En économie la valeur s’exprime par un prix mais l’interprétation du prix n’est pas la même selon que l’on considère des produits ou des biens patrimoniaux. Le premier cas étant le plus simple, nous le considérerons d’abord.
Le prix d’un produit se détermine, sur un marché concurrentiel, par confrontation entre l’offre et la demande. L’offre est une fonction croissante du prix y = F(p), la demande est une fonction décroissante y = D(p). A l’équilibre le couple (y*, p*) est tel que y* = F(p*) = D(p*).
Le coût de production pour une entreprise est C(x) = wL(x) + rK(x), L(x) et K(x) étant respectivement les quantités de travail et de capital nécessaires pour produire efficacement la quantité x. w et r sont les coûts unitaires du travail et du capital et r = i + π, où i est le taux d’intérêt sur le marché monétaire et π la prime de risque jugée normale dans le secteur d’activité considéré. Le coût unitaire est C(x)/x.
Si l’entrée de nouvelles entreprises sur le marché est libre, à l'équilibre le profit rémunère exactement le risque pris par l’entreprise (situation que l’on caractérise de façon impropre en disant que « le profit est nul ») et le prix est égal au coût unitaire. Valeur, prix et coût unitaire se confondent alors dans une même évaluation.
Il n’en est pas de même si l’entrée de nouvelles entreprises sur le marché n’est pas libre : celles qui y sont présentes constituent un oligopole qui peut rationner les consommateurs et obtenir un profit supérieur à la rémunération du risque. Dans le cas extrême, l’offre est le fait d’un monopole qui peut maximiser son profit yD-1(y) – C(y) : le prix sera alors supérieur au coût unitaire.
Les législations antitrust combattent les monopoles de fait. Dans le cas du monopole naturel (coût unitaire décroissant avec la quantité produite) elles encadrent le monopole par une régulation qu’exerce la puissance publique.
Innovation
Cependant le monopole temporaire est le moteur de l’innovation ou, comme disent les économistes, de la croissance endogène. Seule en effet la perspective d’un profit extra, supérieur à la rémunération du risque d’exploitation, incite les entreprises à faire l’effort qu’implique toute innovation (voir Le moteur d'une entreprise innovante).
Un procédé nouveau permettra de diminuer le coût de production, un produit nouveau permettra de rationner les consommateurs et de vendre à un prix supérieur au coût unitaire. Lorsque les concurrents auront imité le procédé ou le produit, le profit extra s’évaporera, le prix rejoindra le coût unitaire : le pouvoir d’achat du consommateur sera alors accru d’autant.
Ainsi le monopole temporaire que procure une innovation introduit un écart entre valeur et coût unitaire, le prix étant la somme de ce coût et du profit extra unitaire. Cependant le profit extra peut être considéré comme le coût de la croissance endogène que permet le monopole temporaire et celle-ci bénéficie en définitive au consommateur.
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Au total, et sous la seule exception du monopole durable et non régulé (qui constitue une pathologie) le prix d’un produit est égal à son coût, y compris au coût de la croissance endogène, et reflète donc sa valeur.
Cette égalité de principe entre prix et valeur se trouve au point de départ de la « théorie de la valeur » chère aux économistes. Elle n’a cependant rien d’automatique ni d’absolu car elle s’atteint par tâtonnement, et par ailleurs la confrontation entre offre et demande comporte des épisodes conjoncturels qui la déstabilisent parfois durablement (cf. ci-dessous).
L’application de la théorie de la valeur aux biens patrimoniaux soulève des difficultés plus graves encore que celles que nous venons d’évoquer.
Les prix des biens patrimoniaux (biens meubles et immeubles, actions, obligations etc.) s’établissent pour l’essentiel sur un marché d’occasion, les émissions d’actions nouvelles et ventes d’immeubles neufs représentant une très faible part des marchés boursier et immobilier.
Le volume des échanges sur ce marché d’occasion est faible en regard du volume du patrimoine existant. On commet donc un abus lorsqu’on évalue un patrimoine (entreprise, appartements) en lui appliquant un prix qui s’est établi sur le marché restreint de la vente d’occasion : cela revient à appliquer à un « stock » un prix qui s’est établi sur un marché de « flux ».
Si les actionnaires d’une entreprise voulaient vendre d’un seul coup les actions qu’ils en détiennent ils ne pourraient pas réaliser la capitalisation boursière : leur offre étant supérieure à la demande instantanée, le prix s’effondrerait. L’évaluation d’un bien patrimonial est ainsi soumise à une première incertitude : plus il est important, plus il sera difficile de le liquider.
En outre le prix d’un bien patrimonial est volatil. Si on peut lui associer en principe une valeur de référence déterminée par des « fondamentaux » (dont l’évaluation est délicate, cf. l’exemple ci-dessous), il s’en écarte en fait pour connaître des oscillations beaucoup plus amples que celles du prix d’un produit. La vente et l’achat des biens patrimoniaux sont en effet déterminés (a) par la structure désirée du patrimoine des agents économiques[1], (b) par leurs anticipations.
Il faut, lors des opérations d’acquisition ou de fusion, évaluer une entreprise. Regarder comment s’y prennent les analystes financiers est instructif.
L’actif net comptable (valeur de l’actif du bilan diminuée des dettes) leur donne une première indication. Mais les conventions qu’utilisent les comptables pour évaluer les actifs sont notoirement arbitraires[2] : les machines sont évaluées au prix historique de l’achat, diminué du cumul des amortissements ; les immeubles, actions et obligations sont généralement évalués au prix historique[3] ; le « principe de prudence » enfin biaise ces diverses évaluations.
Les analystes réévaluent donc chaque actif selon le prix du marché. La valeur des machines et installations dépend, de façon cruciale, de l’hypothèse qu’ils font sur la continuité de l’exploitation : si l’entreprise doit s’arrêter, certaines machines seront évaluées au prix de la ferraille alors qu’elles sont en état de marche.
L’évaluation du bilan, résultat constatable du passé, fournit ainsi une fourchette.
Mais les analystes considèrent aussi le futur, ce qui procure une autre fourchette. De ce point de vue il faut calculer la valeur actuelle des profits futurs[4], le taux d’actualisation étant la somme du taux d’intérêt du marché monétaire et de la prime de risque. L’anticipation des profits futurs et le choix de la prime de risque se discutent. La crédibilité du profit futur dépendant de la qualité des managers, l’analyste doit évaluer l’équipe dirigeante et sa pérennité. Ce raisonnement fournit une deuxième fourchette.
La confrontation des deux fourchettes – celle qui concerne le passé, celle qui considère le futur – procure enfin la fourchette finale que les analystes communiqueront aux négociateurs. Ces derniers, procédant comme les marchands de tapis, finiront par aboutir à une évaluation mais celle-ci concerne cette transaction-là, et non une autre, et elle portera la trace du rapport de forces entre les parties qui ont négocié.
Les anticipations sont sujettes à des écarts d’un agent à l’autre et à de soudains retournements. Supposons que le prix d’un bien patrimonial ait crû dans le passé continûment et régulièrement et que, pour des raisons conjoncturelles, il se mette à baisser. Alors les anticipations s’étalent sur un éventail, du plus optimiste au plus pessimiste :
1) Optimiste : la baisse est momentanée, le prix va rejoindre la tendance antérieure ;
2) Moyen : le prix va croître selon la tendance antérieure, mais sans compenser la baisse ;
3) Pessimiste : la baisse indique une nouvelle tendance, dont l’anticipation tient compte.
Les optimistes veulent acheter, les pessimistes veulent vendre, le prix monte ou baisse selon que l’un des camps est plus nombreux que l’autre, les transactions sont d’autant plus intenses que l’écart des opinions est plus grand. Les habiles, anticipant le comportement des autres, gagnent grâce à la volatilité qu’ils accentuent en jouant tantôt à la hausse, tantôt à la baisse.
La volatilité inflige des chocs à l’évaluation de l’actif des bilans : telle entreprise, dont le taux d’endettement était convenable, doit comptabiliser des pertes et se trouve surendettée, voire même en faillite si les banques refusent de renouveler les prêts, sans pourtant que son activité productrice n’ait changé en rien. La volatilité inflige aussi des chocs aux patrimoines des ménages : c’est l’une des clés de la crise des subprimes aux Etats-Unis.
Chaque agent économique se forme, en fonction de son évaluation des opportunités et risques futurs, une idée de la structure qu’il désire donner à son patrimoine : de l'actif le plus liquide au moins liquide, du mieux rémunéré à celui dont il espère la meilleure plus-value etc. La volatilité des cours modifie la structure du patrimoine existant ; elle a par ailleurs des effets sur l’anticipation des opportunités et risques futurs, ce qui modifie la structure désirée.
La volatilité suscite ainsi des ajustements qui en retour l’alimentent. Une crise surgit si cette rétroaction s’emballe.
Certaines des décisions des acteurs économiques (investissement des entreprises, épargne des consommateurs) résultent de la façon dont ils se représentent le futur. Ces anticipations peuvent bloquer l’économie actuelle dans un déséquilibre entre offre et demande[5] : alors le prix des produits lui-même ne peut plus être un indicateur de leur valeur.
Lorsque le pessimisme devient extrême, la structure du patrimoine désiré peut ne plus contenir aucune liquidité : c’est la « fuite devant la monnaie ». Pour échanger il faut en revenir au troc : alors l’économie, privée de son lubrifiant, se bloque.
Si par « crise » on entend La Crise, faillite du capitalisme débouchant sur La Révolution, il est douteux qu'elle soit pour demain : l’économie est devenue de plus en plus capitalistique sans que cela n’altère sa capacité à absorber les chocs, et plaquer le modèle de la révolution française sur une situation actuelle a toujours été fallacieux[6].
Mais cela n’empêche pas des crises génératrices de mal-être, de destructions et de guerres : le XXe siècle en a connu plusieurs.
A l’intérieur du système capitaliste se produisent par ailleurs des ruptures (passage d’un système technique à l’autre, passage des économies nationales à une économie mondiale) qui déstabilisent des institutions péniblement construites auxquelles les personnes adhèrent de tout leur cœur.
Ainsi des crises sont possibles, et on ne peut pas juger négligeable la perspective d’une récession ni celle de ses conséquences. Les banques centrales manœuvrent quotidiennement pour éviter la crise monétaire ; les économistes tentent de tirer au clair possibilités et risques de sorte que les anticipations puissent être raisonnables, à défaut d’être rationnelles.
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Dire « les marchés ont toujours raison », c’est être aveugle aux déséquilibres qui, reflétant dans l’économie actuelle le conflit des anticipations, préludent à une crise.
Certains disent qu’il est impossible de tenir compte, dans le raisonnement, des choses que l’on ne peut pas mesurer – et comme il est difficile de mesurer la valeur ils en déduisent que celle-ci n’existe pas. Mais ils s’exagèrent l’importance de la mesurabilité : aucune mesure ne permet de comparer, dans l’absolu, deux êtres que l’on puisse décrire selon deux paramètres quantitatifs différents – et d’ailleurs comment « quantifier » ces amours auxquelles nous accordons pourtant beaucoup d’importance ?
Dire « le mot valeur n’a aucun sens », détacher l’effort d’évaluation de toute référence à des fondamentaux, c’est détacher la richesse de sa pierre de touche qui est et reste le bien-être des consommateurs[7] pour la laisser flotter selon l’initiative de joueurs intéressés à sa volatilité. Qu’il soit difficile d’évaluer la contribution d’un produit au bien-être, et plus encore celle d’un patrimoine, qu’il soit difficile d’évaluer le bien-être lui-même, cela n’enlève rien à ce critère qui doit orienter les efforts d’évaluation et les libérer du carcan des habitudes comptables, qu’il s’agisse d’une entreprise, d’une nation[8] ou de l’économie mondiale.
Certains disent enfin que la crise n’existe pas, sauf intervention artificielle du politique, parce que les prix, reflétant les valeurs, offrent à la décision un signal aussi suffisant qu’il est nécessaire. Ceux-là, négligeant le caractère incertain des anticipations, se font les apologistes d’une situation existante dans laquelle ils voient l’aboutissement présent et le point culminant de l’histoire[9].
[1] John Hicks, “A suggestion for simplifying the theory of money”, Economica 1935.
[3] Le « Marked to Market », qui évalue les actifs au prix du marché, introduit de la volatilité dans les bilans où il fait apparaître de brusques profits et pertes. Les normes IAS IFRS ont introduit le Marked to Market pour l’évaluation des groupes consolidés. Ces groupes doivent déployer des trésors d’ingéniosité pour renvoyer au maximum la volatilité vers les fonds propres.
[4] Et non des dividendes futurs : le profit réinvesti fait croître le périmètre de l’entreprise. En fait, on considère non pas la chronique du profit mais celle de la variation de trésorerie disponible (VTD), concept plus précis. Voir Valeur de l’entreprise et valeur de ses actions.
[5] Jean Grandmont, Money and Value, Cambridge University Press, 1983.
[6] Eric J. Hobsbawn, Echoes of the Marseillaise, Verso, 1990.
[7] « Consumption is the sole end and purpose of all production; and the interest of the producer ought to be attended to only so far as it may be necessary for promoting that of the consumer. The maxim is so perfectly self-evident that it would be absurd to attempt to prove it. » (Adam Smith, An Inquiry into the Nature and Causes of the Wealth of Nations, Livre IV chap. 8).
[8] Le PNB ne fournit plus une évaluation convenable du bien-être d’une nation.
[9] Friedrich Nietzsche, Vom Nutzen und Nachteil der Historie für das Leben, 1874.
Pour lire un peu plus :
-
Comptabilité et valeur de
l’entreprise
- Valeur de l’entreprise et valeur de ses actions
- Le moteur de l'entreprise innovante
http://www.volle.com/travaux/valeurcrise.htm
© Michel VOLLE, 2007
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