Cet article, rédigé avec David Fayon,
est publié dans le numéro de septembre 2007 de la revue Télécoms.
Dans ce secteur, l’emploi se
trouve chez les opérateurs de réseaux de télécommunication, les fournisseurs
de matériels de télécommunications, de matériels informatiques y compris
périphériques, de logiciels (systèmes d’exploitation, progiciels, ERP), les
SSII, les entreprises qui utilisent l’informatique et les télécoms
(personnels des DSI, maîtrises d’ouvrage).
L’évolution de l’emploi dans ces
diverses spécialités est contrastée ; globalement, l’emploi dans les
télécoms est en baisse tendancielle alors que l’emploi dans l’informatique
augmente. De surcroît, l’évolution est fortement conjoncturelle : après une
forte croissance dans la deuxième moitié des années 1990, l’emploi est resté
stable ou a décru de 2000 à 2005, et a repris sa croissance en 2006.
Après l’annonce de licenciements
massifs chez Alcatel Lucent (dont 1 500 en France), un rapport qui comprend
16 propositions a été remis à Christine Lagarde.
Dans un secteur concurrentiel où le développement des usages a permis une
primauté de l’informatique, un bouleversement des contenus et des acteurs
s’opère. Des évolutions sont prévisibles lesquelles laissent entrevoir des
opportunités pour les ingénieurs télécoms. |
1. La primauté de l’informatique au
dépend des télécoms
Les réseaux télécoms comportent une partie
« physique », la transmission, et une partie « logique » ou intelligente, la
commutation. Avec l’arrivée de la commutation numérique, les commutateurs sont
devenus des ordinateurs spécialisés et la commutation s’est informatisée.
Une rivalité s’est alors installée entre les
télécoms et l’informatique quant à l’emplacement des logiciels, la véritable
« intelligence ». Ce peut être dans les commutateurs maîtrisés par les
personnels des télécoms ou dans les équipements terminaux (c’est-à-dire, en
raison de l’informatisation de ces équipements, dans des ordinateurs) maîtrisés
par les informaticiens.
La bataille s’est cristallisée autour de
l’affrontement entre deux protocoles de transmission, X25 et TCP/IP. La victoire
– définitive, semble-t-il – de TCP/IP a été une défaite pour les télécoms.
L’intelligence se trouve autour du réseau, elle l’utilise ; on ne demande au
réseau rien d’autre que de fournir du débit et une garantie de continuité de
service. L’ingénierie des télécoms se réduit à la maîtrise du dimensionnement du
réseau.
Par contraste, le monde de l’informatique
s’enrichit. Du côté des matériels la montée des performances physiques se
poursuit selon la loi de Moore, les équipements se miniaturisent (le téléphone
mobile devient un ordinateur, voire un téléviseur) et les architectures
s’orientent vers des solutions multi-processeurs qui génèrent un nouveau
paradigme quant à la programmation.
Du côté des logiciels, la production évolue
selon deux directions différentes, voire opposées. La réutilisation de
composants fournis en kit, et articulés en utilisant un langage de script comme
Perl, Python, PHP, etc., permet de produire rapidement des solutions
utilisables ; les programmeurs qui utilisent cette méthode peuvent être formés
rapidement, leur niveau d’expertise est relativement faible.
Par ailleurs la diffusion des logiciels
libres, dont on peut lire et modifier le code source, permet à des programmeurs
de haut niveau de concevoir des solutions adaptées à des cas particuliers
complexes. L’arrivée des architectures multi-processeurs sollicitera ces
compétences car de nouvelles méthodes de programmation seront demandées.
Enfin on demande maintenant à l’informatique
d’outiller le parcours des processus de production (workflows) ainsi que la
communication entre les agents opérationnels (groupware et wikis). La qualité
des spécifications (pertinence, sobriété, cohérence) conditionne étroitement le
service rendu par l’informatique. Pour pouvoir la fournir, les maîtrises
d’ouvrage ont dû se professionnaliser et apprendre à maîtriser langages et
méthodes de modélisation (CMMI, Cobit, Itil) dans le cadre d’une gouvernance des
systèmes d’information.
Pour les entreprises utilisatrices, le
système d’information est devenu un enjeu crucial : dans les années 2010, plus
de la moitié du temps de travail des agents opérationnels se déroulera dans
l’espace mental que délimite l’architecture du SI (référentiels, workflows,
groupware).
2. Montée vers les contenus et jeux
d’acteurs
La poursuite du doublement de la capacité
des micro-processeurs selon la loi de Moore, le développement massif des usages
(applications Web 2.0 collaboratives), l’apparition de nouveaux acteurs (Google,
Wikipédia) et de nouveaux supports (mobiles, qui avec le haut débit permettent
la diffusion de la vidéo) ont entraîné des bouleversements sans précédent. Toute
la chaîne de la valeur des entreprises des IT (télécoms, informatique, mais
aussi édition, musique, audiovisuel) est désormais instable, d’où une évolution
incessante de leur positionnement.
La conquête de l’espace logique va
bouleverser les milieux de l’édition, de la musique et de l’audiovisuel : les
discussions actuelles sur le droit d’auteur, la crise de l’industrie du disque
en sont des signes avant-coureurs. Les producteurs de contenus, notamment les
majors d’Hollywood, recherchant la valorisation de leurs portefeuilles de
programmes, passent des accords de partenariats avec les FAI et s’intéressent au
développement de la vidéo sur Internet. Certains s’affrontent aux opérateurs
télécoms : le groupe News Corp tente d’acheter Skype, qui a été repris par eBay.
Les équipements et les logiciels ne peuvent
travailler ensemble que s’ils respectent des normes communes en matière de
connectique, de protocole de communication, de système d’exploitation, de
langage de programmation et, plus généralement, d’interface. La normalisation a
donc été pour le secteur un élément stratégique, et aussi un terrain de manœuvre
pour des ambitions industrielles concurrentes.
Par ailleurs la dérégulation du secteur des
télécoms a permis la concurrence : celle-ci s’est traduite par des baisses de
prix profitables aux clients mais elle a aussi rompu des économies d’échelle et
d’envergure et inhibé l’effort de recherche, gage d’une baisse des coûts et donc
des prix futurs ; focalisée sur un a priori favorable à la concurrence,
la dérégulation a négligé la qualité du service rendu à l’utilisateur final.
La pression sur les prix a en effet incité
les acteurs à rechercher en priorité la baisse du coût de production ; il en est
résulté une pratique systématique de la sous-traitance et de l’infogérance (des
centres d’appel, de la maintenance, des systèmes d’information) au détriment de
la qualité.
3. Évolutions prévisibles
Les clients, mieux informés notamment grâce
aux informations collectées sur le Web, vont faire pression quant à la qualité
attendue. Les installations des entreprises, mais aussi celles des particuliers,
sont devenues de plus en plus complexes. De nouvelles spécialités se créent,
comme celle de l’intégrateur du réseau résidentiel (Residential Integrator)
qui, en utilisant divers supports (paire torsadée, fibre optique, espace
hertzien, réseau électrique) relie les ordinateurs, les équipements audiovisuels
et ménagers, la régulation de l’éclairage, du chauffage et de la climatisation,
les systèmes de sécurité et de télésurveillance, les téléphones, l’automobile
etc. À cette exigence, les entreprises des IT devront répondre en accroissant la
compétence de leurs personnels et en réintégrant certaines sous-traitances et
infogérances malencontreuses.
Déjà les opérateurs de télécoms font des
offres multiple play grâce aux « boxes » qui permettent un accès unique à
la téléphonie, à l’Internet à haut débit et à la télévision numérique. Les
câblo-opérateurs, quand ils sont puissants comme aux Etats-Unis, sont les
principaux concurrents des opérateurs télécoms car ils disposent d’un accès aux
réseaux et aux contenus. Les FAI se déplacent vers la téléphonie fixe
avec la VoIP et vers la téléphonie mobile, qui devient un des terminaux de
l’Internet.
La qualité des logiciels sera aussi un
enjeu (cf. l’entretien avec Bjarne Stroustrup « The Problem with Programming ») :
les matériels à multi-processeurs ne pourront être performants que si les
méthodes de programmation s’y adaptent, ce qui suppose une transformation des
méthodes de modélisation.
Il deviendra de moins en moins admissible,
dans un univers complexe où la sécurité est une priorité, de se fier à des
logiciels compilés fonctionnant comme des « boîtes noires ». Le logiciel ouvert
permet de s’en affranchir, mais au prix d’une compétence élevée des
programmeurs.
Ces deux évolutions n’interdisent pas que se
poursuive l’utilisation de composants aux interfaces proprement définies et que
l’on intègre avec des scripts, mais elles font monter l’exigence concernant leur
qualité et la lisibilité de leur documentation. Au total, la mode actuelle à la
banalisation de la programmation devrait subir dans la prochaine décennie une
inflexion vers plus d’exigence.
La qualité d’un système d’information
dépendant, de façon cruciale, de celle des spécifications qui le définissent
a priori, la professionnalisation des maîtrises d’ouvrage devrait
progresser. Les SSII développent et offrent déjà des compétences en assistance à
maîtrise d’ouvrage (modélisation, suivi des réalisations, formation des
utilisateurs, etc.) : mais l’entreprise ne sera bien servie que si elle est en
mesure de mettre ses propres compétences fonctionnelles et sémantiques en face
des compétences techniques et méthodologiques des fournisseurs.
L’informatisation va faire un bond
qualitatif avec l’incorporation de l’ordinateur au téléphone mobile : c’est le
corps même de l’individu qui sera ainsi informatisé et l’ubiquité de l’accès à
l’espace logique sera absolue et non plus conditionnée par la proximité d’un
terminal au bureau ou à domicile. Cela aura des effets sur l’organisation du
travail en entreprise, et aussi sur la vie personnelle de chacun.
Les frontières des entreprises seront
modifiées. Les télécoms peuvent se faire coincer dans le rôle du « fournisseur
de tuyaux », maître d’une infrastructure physique fort coûteuse mais banalisée
(lignes et routeurs) ; elles peuvent aussi, s’appuyant sur la proximité avec
l’utilisateur dans le réseau de distribution, et à condition de renoncer à la
sous-traitance systématique de la relation avec le client final, se positionner
comme intégrateur de l’installation résidentielle et commercialiser la gamme des
équipements et services qu’elle peut nécessiter.
En informatique, certaines entreprises vont
se spécialiser dans l’écriture de composants logiciels de haute qualité,
d’autres dans l’intégration de solutions adaptées à la diversité des usages,
d’autres encore dans l’assistance à la maîtrise d’ouvrage. Les entreprises
utilisatrices vont renforcer leurs compétences en informatique et en maîtrise
d’ouvrage à proportion de l’importance prise par le SI.
4. Contexte et opportunités pour les
ingénieurs télécoms
Globalement, la primauté de la relation
client va bouleverser la définition des rôles au sein des entreprises. Les
usages et les comportements du client, au centre, guideront le marché. L’analyse
de ses attentes - avec l’expression de besoin qui en découle - deviendra un
critère aussi important à intégrer que les critères financiers. Il souhaitera
davantage tant au sein de son entreprise de la part de sa DSI (développement de
l’informatique décisionnelle) en tant qu’utilisateur des applications qu’en tant
que client final dans sa vie privée. Il souscrira à solutions simples et sûres
avec une ubiquité nomade.
L’outsourcing restera néanmoins fort ce qui
offrira des opportunités d’emplois dans les SSII, qui continueront les
recrutements à rythme soutenu. Les entreprises utilisatrices opéreront moins
d’embauches même si un noyau stratégique dans les métiers de la MOA et de la
MOE sera développé avec intégration de compétences externalisées : les
compétences de chefs de projets seront prisées.
Dans un contexte de concurrence accrue, les
cycles de vie des produits et services se raccourciront avec une poursuite de
l’innovation marketing. Et l’activité de veille se développera plus encore ce
qui imposera une mise à jour constante des savoirs pour les ingénieurs.
Pour les fonctions techniques, le passage au
tout « IP » nécessitera une vision globale des technologies web et informatique.
Dans un contexte tendu, le retour sur investissement des projets deviendra
systématique et plus généralement des outils de type
balanced scorecard
seront retenus. Une plus grande polyvalence sera demandée aux acteurs
informatique et télécoms et la culture de gestion de projets sera nécessaire
pour bâtir les services et les architectures techniques en réponse aux usages en
devenir en faisant coopérer des acteurs et des cultures variés sur un même
projet. Les activités télécoms et SI se rapprocheront.
Dans les fonctions multimédia, la
différenciation du produit deviendra prépondérante avec une importance accrue du
marketing. Des services y compris Web 2.0 proposés sur des portails aujourd’hui
vont se généraliser sur les mobiles. Le nombre de partenaires pour les
opérateurs télécoms par exemple va augmenter avec notamment le choix des
contenus pertinents. Les droits de propriété numérique vont prendre une
importance accrue, de même que la sécurité associée.
Pour les activités commerciales et
marketing, l’élaboration des offres deviendra plus pointue, la mise à jour des
connaissances des technico-commerciaux sera périodique. Des indicateurs de suivi
de la qualité client devront être mis en place ainsi que des outils pour
comprendre plus finement les besoins de la clientèle qui intégreront des études
sur les comportements sociaux. Une transversalité sera à développer avec les
équipements R&D, multimédia et technique.
Les fonctions de R& D feront appel à une
recherche court terme orientée client et services. Les analyses des
comportements et des usages seront intégrées en amont dans la réflexion. Les
activités juridiques (réglementation accrue, dépôts de brevets)
s’intensifieront.
Dans un contexte tendu, l’ingénieur télécoms
pourra utiliser les nouveaux outils pour la recherche d’emploi en particulier
les réseaux sociaux (Viadeo, Linkedin).
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