J’ignore comment François
Jullien a reçu le livre de Jean-François Billeter, mais l’attaque frontale est
le plus grand des compliments qu’un philosophe puisse recevoir d’un autre
philosophe : personne n’attaque ce qui est insignifiant.
Étant un simple lecteur, les
compliments et invectives qu’échangent des auteurs ne m’intéressent que s’ils
m’éclairent. Souvent la polémique est plus vivante, plus instructive que
l’exposé serein d’une doctrine.
* *
En lisant Billeter, j’ai ainsi
compris que personne, parmi ceux qui parlent de la Chine, ne pouvait en rendre
un compte exact – qu’il s’agisse de Needham, de
Granet, de Jullien, de Billeter et même des
Chinois. Chacun parle en effet à partir d’un point de vue qui lui est propre. Il
ne peut pas en être autrement et le lecteur doit garder assez de distance avec
le texte, quel qu’il soit, pour savoir que celui-ci est inévitablement
incomplet.
On ne doit donc pas reprocher à
un auteur les lacunes qui résultent de son point de vue : une loi de la nature,
aussi réjouissante qu’implacable, veut d’ailleurs que celui qui formule ce
reproche manifeste, lorsqu’il s’explique, une compréhension plus étroite que
celle qu’il critique.
Que toute description soit
limitée, cela ne s’applique d’ailleurs pas seulement à la Chine : lorsque j’ai
tenté de décrire
le cœur secret de la France,
j’étais bien conscient des limites de ce texte.
Si la parole ne peut pas
formuler entièrement l’être que l’on décrit, doit-on se taire ? Non, car si ce
que l’on dit est toujours incomplet ce n’est pas nécessairement faux. Une
caricature, par exemple, ne sera jamais exacte ni complète ; elle pourra
cependant souligner des traits qu’il est utile de faire ressortir.
* *
Quel est donc le point de vue
de Billeter ? Je vais tenter de le résumer :
Ce que l’on appelle
« civilisation chinoise », dit-il, est un dispositif que le pouvoir impérial a
secrété afin d’occulter sa nature despotique. L’empire a ainsi été présenté
comme conforme aux lois de l’univers, devant lesquelles chacun doit s’incliner.
Pour que l’exemption de toute loi morale dont jouissait le souverain n’apparût
pas, il fut déclaré « Fils du Ciel » et ses conseillers ont élaboré un culte de
l’Un, censé régir toute chose. Les Jésuites, qui n’ont connu que les
classes dirigeantes, ont été dupes de ce dispositif qui fonctionne encore en
Chine et contre lequel luttent quelques personnes courageuses.
Les différences que l’on
perçoit entre la Chine et l’Occident, étant des conséquences de ce dispositif de
domination, sont dénuées de profondeur et l’altérité de la Chine est un mythe.
Ainsi, quand Jullien accorde un rôle central à une « pensée de l’immanence »
soucieuse avant tout d’efficacité dans un monde qu’elle accepte, il ne perçoit
pas que cette pensée est congénitalement liée à l’ordre impérial.
Plutôt que de cultiver une
altérité mythique il faut rechercher entre la Chine et l’Occident l’unité de
l’expérience humaine. « Pour moi, dit Billeter, il n’y a rien au dessus de la
personne et le progrès ne viendra que lorsque nous donnerons la primauté à
l’individu ».
* *
Ce point de vue est intéressant
mais une foule d’objections se présente à l’esprit.
N’est-il pas contradictoire de
dire d’abord que l’altérité de la Chine est un mythe, puis que sa civilisation a
été modelée par le despotisme impérial – ce qui, lui étant spécifique par
rapport à l’Occident, suffit à lui conférer l’altérité ?
Le rôle que Billeter assigne au
pouvoir impérial n’est-il pas d’ailleurs excessif ? Confucius et Lao Zi
–instrumentalisés peut-être, mais dont les Chinois ont lu et commenté les écrits
– sont antérieurs à l’empire : celui-ci n’explique donc pas tout.
On peut même se demander si
l’image d'une masse chinoise parfaitement soumise au pouvoir, que Billeter
reprend à son compte, n’est pas un mythe occidental. Si le pouvoir impérial
avait été aussi absolu qu’il ne le dit, il n’y aurait jamais eu de révolte ni de
changement de dynastie, l’empereur n’aurait jamais perdu « le mandat du ciel ».
Or les révoltes ont été fréquentes, plusieurs dynasties se sont succédées et des
empereurs ont péri de mort violente.
Mes connaissances sont certes
bornées, mais je n’ai jamais rencontré dans la pensée chinoise le culte de l’Un,
présent par contre chez Plotin et dans notre propre culture. J’y ai trouvé au contraire la
dualité avec le Yin et le Yang ainsi que dans la conception confucéenne de
l'humanité (rén
仁), la combinatoire avec le Yi Jing, la
sensibilité enfin à la succession des saisons ainsi qu'à la circularité du processus de
production et reproduction.
« Le progrès ne pourra venir
que de l’individu », dit Billeter. Cette phrase flatte si doucement chacun de
nous que l’on hésite à la contredire, mais elle est très ambiguë. Quel est donc
l'individu dont parle Billeter : l’être humain que chacun porte en soi, avec
des potentialités dont son destin ne réalisera qu’une partie ? Ou bien
l’individu quotidien, concret, donc limité, dont chacun de nous est un
exemplaire particulier ? Est-ce encore cet individu concret tel qu’il est aujourd’hui,
ou bien tel qu’il
croit être, tel qu’il pourrait être, tel qu’il tend à être, tel qu’il veut être,
tel qu’il voudrait être ?
Et quel sort fait Billeter aux
choses qui, sans être individuelles, sont cependant humaines – comme par exemple
le langage ? S’il ne va pas jusqu’à penser qu’il convienne de soumettre le
langage aux caprices de l’individu concret, il devra admettre qu’il existe des
êtres (culturels, institutionnels, historiques) qui ne se réduisent ni à
l’individu concret ni même à l’être humain. Certaines personnes consacrent leur
vie à les perfectionner et à les défendre, et ce ne sont pas pour autant des
esclaves.
Sans doute Billeter entend-il
affirmer, par delà des différences culturelles qu’il juge relativement
secondaires,
l’universalité de la nature humaine. On est cependant libre d’accorder plus
d’importance qu’il ne le fait aux différences culturelles, et d'ailleurs il ne devrait pas
réduire la nature humaine à l’individu.
* *
Revenons à Jullien. Billeter
dit que la « pensée de l’immanence » est « congénitalement liée à l’ordre
impérial » : cela suggère par symétrie qu’une « pensée de la transcendance »
serait libératrice, ce que l’histoire de l’Occident ne semble pas confirmer. On
pourrait soutenir au contraire que c’est l’immanence, qui invite l’être humain à
s’appuyer sur la nature (y compris la nature humaine) plutôt que sur un idéal ou
un être transcendant, qui est libératrice. Jullien a, d’une façon que je crois
plus précise et plus profonde, illustré la réflexion sur l’immanence par le
contraste entre l’héroïsme grec et la sagesse chinoise, tels
qu’ils se manifestent par exemple dans la tactique du combat.
Billeter dit que Jullien ne
s’intéresse pas assez à la Chine contemporaine : c’est vrai, car il ne lui a pas
consacré d’écrit à l’exception d’un travail sur Lu Xun.
Le portrait de Wang Fuzhi
dans Procès et création était utile, dit Billeter, mais incomplet, et par
la suite Jullien s’est égaré. Je ne suis pas sûr que Jullien se soit égaré, mais
peut-être a-t-il trop écrit : qui se répète finit par radoter et le style de
Jullien ne s’est pas amélioré avec les années.
Billeter invoque ici Ricœur qui
demande, avec sa courtoisie coutumière, « comment on peut écrire en
français des livres qui se réclament d’un regard du dehors ». Mais la
question que pose Ricœur est inepte : il pourrait demander tout aussi bien « comment on
peut écrire sur les couleurs avec des signes noirs sur du papier blanc ». On
peut écrire en français beaucoup de textes qui se réclament d'un « dehors », par
exemple du continent des mathématiques ou de celui des sciences de la nature,
et avec
ma courtoisie coutumière je m’interroge : pourquoi Billeter a-t-il pris
l’auteur du Juste, dont le style est mille fois pire que celui de
Jullien, comme juge des possibilités de l’écriture en français ?.
On ne peut pas en tout cas
reprocher à Jullien d’avoir « présenté la Chine comme opposée à l’Occident », ni
de « n’avoir pas révélé les analogies qui auraient ouvert des chemins à la
compréhension », car c’est le contraire qui est vrai. Expliciter les différences
ne fait que mieux ressortir les analogies et je serai toujours reconnaissant à
Jullien de nous avoir fourni des repères dans un continent mental où nous avons
beaucoup à apprendre.
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