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Rémi Brague, Europe, la voie romaine, Gallimard 1992

25 juin 2006


Pour lire un peu plus :

- Notre Europe
- Reconstruire les valeurs
- A propos de l'antisémitisme
- Histoire du négationnisme en France

Rémi Brague est un philosophe. Quand il entreprend d’indiquer ce qu’est l’Europe, il dit qu’il recherche son essence. C’est là, bien sûr, une tâche impossible : en dépit d’Aristote, il est impossible de réduire un être réel à une essence, à une définition. Aussi n’est-ce pas l’essence de l’Europe que nous livre Brague, mais une tentative pour élucider les valeurs qui, dans le concert des nations et des continents, la caractérisent.

L’Europe, dit-il, est caractérisée par le fait que ses modèles culturels sont situés non pas dans son histoire, ni en elle-même, mais en dehors : ce sont les modèles grec, pour la pensée, et juif, pour la foi. L’Europe ne les a pas assimilés, digérés : elle les a conservés comme des inclusions. Les tenant ainsi à distance, elle est incitée à les approfondir sans cesse, à les conserver dans leur fraîcheur pour pouvoir « revenir au texte ». En ceci elle se distingue de l’islam, qui ayant dans le Coran non pas inclus mais assimilé le judaïsme et le christianisme, n’estime pas nécessaire de revenir au texte de la Bible ni des Évangiles.

L’Europe se trouve dans un entre-deux entre la civilisation et la barbarie : elle tend vers l’une et se sait intérieurement menacée par l’autre. Cette situation pourrait paraître moins favorable que celle des cultures qui trouvent en elles-mêmes toutes les ressources dont elles ont besoin. Elle est pourtant, dit Brague, le ressort du dynamisme européen.

La barbarie qui tente l'Europe n'est pas celle, en quelque sorte naïve, des peuples qui n'ont jamais connu la civilisation, c'est-à-dire la cité en tant qu'institution régulatrice de la vie sociale. C'est au contraire une barbarie intellectualisée, sophistiquée, philosophique, que Brague appelle « marcionisme ». Selon la doctrine de Marcion (115-168), la création est mauvaise et le Dieu de la Bible est le Dieu du mal. L'Église a combattu le marcionisme mais l'Europe en a été contaminée. Il en est résulté le mépris envers les faits et l'expérience, supposés trompeurs, la croyance en une Vérité transmise par initiation, une survalorisation du monde de la pensée (bien tentante pour les  intellectuels), le négationnisme et l'antisémitisme.

*     *

La plupart des philosophes, ayant beaucoup lu de traductions de l’allemand, écrivent dans le français inconfortable des traducteurs[1]. Ce n’est pas le cas de Brague dont la langue est limpide. Son érudition est vaste en ce qui concerne l’islam et le catholicisme. Il a des lacunes qu’il reconnaît avec honnêteté : il n’a pas approfondi l’apport du protestantisme et s’il voit à notre culture deux sources, juive et grecque, on sent qu’en bon philosophe il connaît surtout la seconde.

Brague ne parle pas des Etats-Unis. Or il semble bien que cette nation, prolongement de l’Europe, soit en rupture avec les valeurs européennes qu’il décrit : la nation qui propose au monde sa way of life comme idéal n’a pas de modèle en dehors d’elle-même ou de sa propre projection dans le futur. Se sait-elle, se sent-elle écartelée entre la civilisation et la barbarie ?


[1] C’est un travers qu’ils partagent avec les marxistes, qui se sont formés par la lecture de la traduction de Das Kapital. Lorsqu’on lit Marx dans le texte on découvre que les tournures qui, maladroitement traduites en français, semblent porter une pensée d’une profondeur extrême, sont en allemand tout simplement banales, même si la langue de Marx est passablement lourde.