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 Rémi Brague est un philosophe. 
Quand il entreprend d’indiquer ce qu’est l’Europe, il dit qu’il recherche son 
essence. C’est là, bien sûr, une tâche impossible : en dépit d’Aristote, il 
est impossible de réduire un être réel à une essence, à une définition. Aussi 
n’est-ce pas l’essence de l’Europe que nous livre Brague, mais une tentative pour 
élucider les valeurs qui, dans le concert des nations et des continents, 
la caractérisent.  
L’Europe, dit-il, est caractérisée par le fait que ses modèles culturels sont 
situés non pas dans son histoire, ni en elle-même, mais en dehors : ce sont les 
modèles grec, pour la pensée, et juif, pour la foi. L’Europe ne les a pas 
assimilés, digérés : elle les a conservés comme des inclusions. Les 
tenant ainsi à distance, elle est incitée à les approfondir sans cesse, à les 
conserver dans leur fraîcheur pour pouvoir « revenir au texte ». En ceci elle se 
distingue de l’islam, qui ayant dans le Coran non pas inclus mais assimilé le judaïsme et le 
christianisme, n’estime pas nécessaire de revenir au texte de la Bible ni des 
Évangiles. 
 
L’Europe se trouve dans un 
entre-deux entre la civilisation et la barbarie : elle tend vers l’une et se 
sait intérieurement menacée par l’autre. Cette situation pourrait paraître moins 
favorable que celle des cultures qui trouvent en elles-mêmes toutes les 
ressources dont elles ont besoin. Elle est pourtant, dit Brague, le ressort du 
dynamisme européen.  
La barbarie qui tente l'Europe 
n'est pas celle, en quelque sorte naïve, des peuples qui n'ont jamais connu la 
civilisation, c'est-à-dire la cité en tant qu'institution régulatrice de la vie 
sociale. C'est au contraire une barbarie intellectualisée, sophistiquée, 
philosophique, que Brague appelle « marcionisme ». Selon la doctrine de Marcion 
(115-168), la création est mauvaise et le Dieu de la Bible est le Dieu du 
mal. L'Église a combattu le marcionisme mais l'Europe en a été contaminée. Il 
en est résulté le mépris envers les faits et l'expérience, supposés trompeurs, 
la croyance en une Vérité transmise par initiation, une survalorisation du monde 
de la pensée (bien 
tentante pour les  intellectuels), le
négationnisme et l'antisémitisme. 
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La plupart des philosophes, 
ayant beaucoup lu de traductions de l’allemand, écrivent dans le français 
inconfortable des traducteurs. 
Ce n’est pas le cas de Brague dont la langue est limpide. Son érudition est 
vaste en ce qui concerne l’islam et le catholicisme. Il a des lacunes qu’il 
reconnaît avec honnêteté : il n’a pas approfondi l’apport du protestantisme et 
s’il voit à notre culture deux sources, juive et grecque, on sent qu’en bon 
philosophe il connaît surtout la seconde.  
Brague ne parle pas des 
Etats-Unis. Or il semble bien que cette nation, prolongement de l’Europe, soit 
en rupture avec les valeurs européennes qu’il décrit : la nation qui propose au 
monde sa way of life comme idéal n’a pas de modèle en dehors d’elle-même 
ou de sa propre projection dans le futur. Se sait-elle, se sent-elle écartelée 
entre la civilisation et la barbarie ? 
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