Vincent Desportes avait, dans
L'Amérique en Armes, analysé la doctrine d'action des Etats-Unis. Avec
Décider dans l'incertitude, il propose une réflexion sur les conditions
de l'action stratégique. Le stratège, c'est celui qui sait, sous la pression de l'urgence, prendre une décision alors qu'il
ne dispose pas de toutes les informations nécessaires - et qu'il sait même que
certains comptes rendus qui lui ont été rédigés dans l'intention
de le tromper. Le stratège efficace, c'est celui dont les décisions sont
judicieuses.
Desportes considère le métier des armes, dans
lequel la doctrine d'action d'une nation s'exprime clairement. Mais ce
qu'il dit sera utilement médité par les dirigeants d'entreprise et par
leurs collaborateurs.
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Il est très difficile en effet, pour ceux dont le travail est
balisé par des consignes claires, de
comprendre comment le stratège fonctionne. Notre formation professionnelle nous
a préparés à résoudre des problèmes bien posés (ce ne sont au fond que des
questions de cours), à accomplir des tâches auxquelles nous avons été
préalablement formés, à appliquer des procédures bien définies.
Les maîtres d'ouvrage
délégués, qui travaillent au carrefour entre les dirigeants, les
opérationnels et les informaticiens,
ressentent souvent de façon pénible l'écart entre le monde de la
stratégie qui est celui du dirigeant qu'ils assistent, et le monde de l'action
opérationnelle, balisée et répétitive. Il m'est arrivé de leur dire : "vous êtes placés à la charnière entre deux mondes différents. C'est
inconfortable mais si vous comprenez comment fonctionne votre
patron, cela vous ouvrira le chemin vers les
fonctions stratégiques".
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Pour prendre des décisions judicieuses dans un environnement
incertain, pour avoir cette vertu stratégique suprême que l'on nomme "coup
d'oeil", il faut un talent particulier, de l'entraînement et de l'expérience.
Vincent Desportes donne par ailleurs des indications
précieuses, tirées de son expérience, et qui facilitent la mise en oeuvre de la
stratégie. Décision claire, hiérarchie simple, délégation de responsabilité aux
exécutants, mobilisation sans autoritarisme... Ces règles s'appliquent aussi
bien à l'entreprise contemporaine qu'aux armées.
Il existe en effet à chaque époque un parallélisme étroit
entre les conditions de l'action militaire et celles de l'entreprise. L'économie
industrielle a connu l'armée industrielle, dévoreuse d'hommes organisés
en grandes unités et soumis à une discipline mécanique. L'armée
contemporaine, adaptée à des conflits dissymétriques (voir
L'utilité de la force), envoie sur le terrain de
petites unités auxquelles elle délègue un droit de décision et de
grandes responsabilités.
Le stratège doit être alors un animateur qui énonce le
but de guerre, et le partage avec les exécutants de sorte que ceux-ci, sur
le terrain et à chaud, sachent se saisir des
opportunités que présente l'imprévu, se protéger des dangers qu'il comporte, en
faisant progresser leur camp vers le but visé.
Lorsque l'entreprise s'est organisée selon les processus de production, il
est dans
la plupart des cas nécessaire de déléguer des responsabilités et de pratiquer la
subsidiarité, ce qui suppose d'accorder aux décisions des exécutants une
légitimité que les organisations hiérarchiques leur refusaient.
Un animateur n'est pas un potentat, il ne réclame pas l'obéissance mécanique. Il fait en sorte que le but de guerre (ou la mission de
l'entreprise) soit connu, compris, assimilé, de sorte que chacun puisse le
servir avec
toutes les ressources de son intelligence et de sa volonté.
Pour être un animateur il faut à la fois être ferme et
souple, énergique et fin. Ce n'est pas facile. Beaucoup de dirigeants, beaucoup
de généraux, préfèrent se comporter de façon autoritaire : ils croient que c'est
leur droit et aussi leur devoir. Mais ce comportement-là ne répond ni aux conditions
de la guerre contemporaine, ni à celles de l'entreprise contemporaine. |