J’ai rencontré lors d’une réunion une dame
qui s’est fait un nom parmi les spécialistes du nucléaire. « Que pensez-vous,
demandai-je naïvement, des livres de Dominique Lorentz, Une
guerre et Affaires atomiques, que je
trouve passionnants et bien construits ?» « Ces livres sont nuls, répondit-elle
vivement, parce que sa méthode ne vaut rien. Elle s’est contentée de dépouiller
des coupures de presse et, quand elle cite une référence, elle n’indique pas le
numéro de la page. Certains d’entre nous ont pensé lui faire un procès,
puis nous avons estimé que ce serait lui faire trop d’honneur ».
J’avais touché une corde sensible ! Je n’ai
pas poursuivi cette conversation mais il m’a semblé que cette dame avait tort.
Il n’est pas indispensable, pour être sérieux, d’indiquer un numéro de page pour
chaque référence ; et par ailleurs dépouiller les journaux n’est pas une si
mauvaise méthode. Les articles de presse et les dépêches des agences sont faits
pour être lus le jour même, puis oubliés. On peut donc, en les classant dans
l’ordre chronologique puis en procédant par recoupement, en extraire plus
d’information qu’ils n’étaient censés en donner. On peut aussi les confronter
aux documents officiels, aux contrats et traités, lorsque ceux-ci sont publiés.
C’est, dit Dominique Lorentz, la « méthode du KGB », qui distillait les sources
publiques pour en extraire tout le suc.
Cette méthode est, à tout prendre, plus
fiable que celle des journalistes d'investigation qui s'appuient paresseusement
sur des dossiers préparés et inévitablement manipulés par des services officiels
ou officieux. Elle a permis à Dominique Lorentz d’aboutir à des affirmations que
personne ne contredit de façon crédible et qui sont sans doute conformes à la
vérité (voir
Comment savoir si ce qu'on lit est vrai ?),
mais qu’on ne lui pardonne pas d’avoir formulées : la dissémination nucléaire a
été, pour des raisons stratégiques, organisée et voulue par les Etats-Unis ;
pour contourner le Congrès l’administration américaine s’est appuyée sur des
intermédiaires : Israël d’abord, où s’étaient installés des physiciens formés
aux Etats-Unis, puis la France, l’Allemagne etc. C’est Israël qui a transmis à
la France les technologies du nucléaire, celle-ci lui offrant en retour ses
moyens industriels.
C’est cette dernière phrase, surtout, que
l’on ne pardonne pas à Dominique Lorentz. La bombe atomique française, dit-elle,
c’est l’Immaculée Conception : il ne convient pas de suggérer qu’elle n’a pas
été conçue exclusivement par des Français.
* *
Il est arrivé à Dominique Lorentz ce qui
arrive à ceux qui disent une vérité qu’il convenait de taire : elle a été
condamnée à mort. Non pas la mort physique, nous ne sommes pas chez Poutine
même si certains ont dû être tentés, mais la mort économique et symbolique.
Pas un mot sur ses livres ! Les médias, à de
rares exceptions près, ont obéi aux pressions qui s’exerçaient sur eux. Un
journaliste d’investigation, connu pour le manque de rigueur de ses méthodes
mais qui aime à juger celles des autres, a tout fait pour la bloquer tout comme il a
bloqué Denis Robert.
Pas d’emploi, pas de salaire ! Pour gagner
sa vie, Dominique Lorentz a dû accepter un travail à temps partiel, au SMIC
horaire, comme opératrice dans un centre d’appel : la misère.
D’aimables interlocuteurs lui ont glissé
doucement des menaces de mort dans l’oreille. Son appartement a été « visité »
par des cambrioleurs bien organisés. Enfin – le dernier chapitre de Des
sujets interdits fait froid dans le dos – un service de l’armée, qui
souhaitait utiliser ses compétences, en a été empêché par des consignes venues
de services autorisés.
Le style de Dominique Lorentz, sobre et
lumineux, transmet à merveille la tension lors des réunions, l’exaspération qui
monte, les pressions d’abord insidieuses puis explicites. Elle cite les
conversations d’une façon qui, comme par magie, nous y fait participer.
* *
N’avez-vous jamais vécu cela ? Vous dites
franchement et simplement la vérité, ou du moins ce qui vous semble vrai, et le
climat se glace, les regards se détournent… Vous
publiez un livre sérieux et loyal, ceux qui seraient
qualifiés pour en parler se taisent (on vous pillera, mais sans vous citer). Réjouissez-vous
: cela indique que vous
avez mis le doigt sur quelque chose d’important.
Mais le silence qui s'organise autour des choses
importantes, alors que l’on parle tant de choses futiles, a des inconvénients.
Il est normal, sans doute, qu’il existe des secrets d’État, mais
ce secret doit après quelques décennies plier devant la recherche historique :
or la bombe atomique française date de 1962. Dans un régime démocratique le
citoyen doit pouvoir entendre la vérité, fût-ce après un délai.
Avez-vous remarqué, ces derniers jours, le
« lapsus » de Jacques Chirac à propos de l’Iran et les déclarations de Roland
Dumas ? Ils disent qu’après tout ce n’est pas grave si l’Iran a la bombe,
tant qu’il ne s’en sert pas. C’est exactement la position que leur
attribuait Dominique Lorentz. Est-ce la publication de
son livre qui a provoqué ces déclarations ? (Voir
Dominique Lorentz sur France 24 et
Débat sur France 24).
* *
Dans ses Commentaires sur la société du
spectacle, Guy Debord explique pourquoi il faut se défier des
confidences que font les services de renseignement. Son analyse valide la
méthode choisie par Dominique Lorentz :
« Celui qui est content d’être dans la
confidence n’est guère porté à la critiquer ; ni donc à remarquer que, dans
toutes les confidences, la part principale de réalité lui sera toujours cachée.
Il connaît, par la bienveillante protection des tricheurs, un peu plus de
cartes, mais qui peuvent être fausses ; et jamais la méthode qui dirige et
explique le jeu. Il s’identifie donc tout de suite aux manipulateurs, et méprise
l’ignorance qu’au fond il partage. Car les bribes d’information que l’on offre à
ces familiers de la tyrannie mensongère sont normalement infectées de mensonge,
incontrôlables, manipulées. Elles font plaisir pourtant à ceux qui y accèdent,
car ils se sentent supérieurs à tous ceux qui ne savent rien. Elles ne valent du
reste que pour faire mieux approuver la domination, et jamais pour la comprendre
effectivement. Elles constituent le privilège des spectateurs de première
classe : ceux qui ont la sottise de croire qu’ils peuvent comprendre quelque
chose, non en se servant de ce qu’on leur cache, mais en croyant ce qu’on
leur révèle ! » |