Dans son Histoire religieuse
de la France contemporaine Adrien Dansette a cité un docte abbé du début du
XXe siècle qui, en
désaccord avec Rome, parlait de l’encyclique Digitus in Oculo et disait
que la barque de Saint Pierre était menée « à coup de gaffes ».
Faut-il classer parmi les
gaffes le
discours qu’a prononcé Benoît XVI
le 12 septembre, à l’université de Ratisbonne, lors de sa rencontre avec des
scientifiques, et qui a soulevé tant d’émotion chez les musulmans ? Ou bien
faut-il croire qu’il a parlé ainsi de propos délibéré ?
Ce discours est consacré aux
rapports entre la foi et la raison, cette dernière étant rattachée à ses racines
grecques. La foi chrétienne, dit Benoît XVI, a partie liée avec la raison et
chacune implique le respect de l’autre : « ne pas agir selon la raison, c’est
contraire à la nature de Dieu ».
Selon l’enseignement de l’islam, dit-il, la transcendance de Dieu est par contre
absolue, y compris par rapport à la rationalité.
Cet écart de point de vue a
suscité des controverses entre chrétiens et musulmans. L’apostrophe violente
qu'adressa vers 1391 l’empereur byzantin Manuel Paléologue à un lettré persan
n’est qu’une des répliques qui s’échangèrent entre fidèles des deux religions.
Dans le contexte actuel, cette citation fait sursauter : on peut se
demander pourquoi le Pape l’a choisie. Nous y reviendrons.
* *
Que lit on dans ce discours ?
Nous allons le condenser ici.
Un homme cultivé, à la lecture
abondante et mûrie, y décrit l’harmonie qu’il perçoit entre le rationalisme grec
et la conception biblique de la foi. Certes, dit-il, il a existé dans la
théologie, à la fin du Moyen-Âge, des courants qui, comme celui qu’a inspiré
Duns Scot, exaltaient la transcendance de Dieu et se rapprochaient de l’islam
sous ce rapport. Mais cette orientation a été désavouée par le concile de
Latran, Dieu étant
λόγος
aux deux sens que ce mot possède en grec, parole et raison.
C’est la rencontre entre la foi biblique et la quête philosophique des Grecs
qui a fondé ce que nous appelons l’Europe.
Cependant on a tenté depuis le
début des temps modernes de tourner le dos à cette rencontre. Au XVIe
siècle, la Réforme sépare la foi de la philosophie. Au XIXe siècle,
la philosophie libérale réduit le christianisme à une morale rationnelle. Enfin
la science, fondée sur les mathématiques et l’expérimentation, place la question
de Dieu hors du domaine de la raison.
Mais alors les questions
relatives au destin humain, à l’éthique, sont elles aussi exclues de ce domaine
et la conscience subjective devient le seul arbitre en matière de morale.
L’éthique et la religion, devenues strictement personnelles, ne peuvent plus
être partagées par une communauté. Il en résulte de graves dangers pour
l’humanité.
La science moderne accepte la
nature telle qu’elle est, mais ce faisant elle pointe vers la question
« pourquoi est-ce ainsi ? » qui se trouve hors de la portée de ses méthodes.
Cette question, elle doit la transmettre à d’autres domaines de la pensée,
à la philosophie et à la théologie, qui ne peuvent sans se mutiler se
détourner de l’expérience qu’apportent les traditions religieuses de l’humanité.
L’approche biblique de la théologie implique donc que la raison se déploie jusqu’à
cette question fondamentale.
* *
Vous pourrez contrôler la
fidélité de ce résumé en
lisant le texte original. Une réflexion ample y survole
l’histoire de la pensée.
Toutefois certaines omissions surprennent
: la référence à la partie
grecque de notre héritage est développée, mais la référence au judaïsme est succincte. Or si le fait que
λόγος
signifie en grec à la fois parole et raison ouvre la voie à
la réflexion, celle-ci est moins profonde sans doute que la méditation à
laquelle invite un Dieu qui se nomme « je suis ». Le fait brut de l’existence,
dans sa simplicité, pèse en effet plus lourd que les architectures de la raison. C’est
d’ailleurs ce que suggère la conclusion du discours.
*
*
Si notre pensée possède
plusieurs domaines (« plusieurs couches »), il se peut que la démarche
rationnelle, bâtie sur des concepts et des déductions, ne puisse trouver son
sens que dans la couche où des valeurs orientent nos intentions.
Face à l’infinie complexité du
monde de la nature, la science expérimentale oriente en effet ses priorités, ses
instruments, selon des directions que nos intentions ont choisies. Comme la
nature ne fait que répondre aux questions qui lui sont posées, notre
représentation du monde résultera autant de nos valeurs que de la nature
elle-même : ceux qui ont travaillé dans un centre de recherche peuvent en
témoigner (mais sans doute cette expérience-là est-elle rare parmi les théologiens).
Le monde des valeurs est tout
aussi objectif que le monde de la nature et nous en avons une connaissance
immédiate puisqu’il réside en nous-même. Il n’est pas fondé sur des concepts
mais sur des symboles. La vie que nous y menons est antérieure à l’exercice de
la raison car la pensée symbolique est pré-conceptuelle. On peut toutefois
partir, pour explorer ce monde, des traces que les valeurs laissent dans notre
raison (ou, mieux, dans notre action, tant il est vrai que l'on juge un arbre à
ses fruits) : c’est sans doute la meilleure façon, voire la seule, d’engager un
dialogue entre les diverses cultures.
Le judaïsme donne la clé du
dialogue entre les cultures, chrétienne d’abord puis musulmane, qui se sont
formées à partir de lui autour de la Méditerranée. La Bible, antérieure à
l’invention de l’abstraction par les Grecs, est en effet un texte puissamment
symbolique.
* *
Le Pape aurait pu trouver pour
parler de l’islam des citations moins provocantes dans le contexte actuel. Il
serait en effet stupide de reprocher à l’islam une intolérance qui, dans
l’histoire, a été plutôt moins fréquente et moins absolue chez lui que chez les
chrétiens : que l’on se rappelle les conversions forcées des musulmans et des
juifs lors de la Reconquista en Espagne, le « Tuez les tous, Dieu
reconnaîtra les siens » de la croisade contre les Albigeois, les guerres de
religion etc. Les rapports entre l’Église et la raison n’ont par ailleurs jamais
été exemplaires : si l’Église est dès 1741 revenue sur la condamnation de
Galilée prononcée en 1633, les livres d’Érasme, Montaigne et
Descartes sont restés inscrits dans l’Index Librorum Prohibitorum jusqu’à
sa suppression en 1966.
Aujourd’hui, il est vrai,
l’intolérance sévit dans certains pays musulmans. Un Afghan converti au
protestantisme a dû quitter son pays parce qu’il y aurait été condamné à mort,
il ne peut pas exister en Arabie Saoudite d’autres lieux de culte que les
mosquées etc. Mais ce n’est pas en citant des insultes proférées jadis que l’on
pourra ouvrir un dialogue mutuellement respectueux entre les enfants d’Abraham.
Ce n’est pas non plus en
figeant dans son image actuelle, d’ailleurs éventuellement fausse, l’idée que
l’on se fait d’une grande culture que l’on pourra engager ce dialogue : il ne
faut pas réduire l’islam à l’islamisme, ni le judaïsme à la politique de l’état
d’Israël, ni le christianisme à une gaffe du Pape.
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