RECHERCHE :
Bienvenue sur le site de Michel VOLLE
Powered by picosearch  


Vous êtes libre de copier, distribuer et/ou modifier les documents de ce site, à la seule condition de citer la source.
 GNU Free Documentation License.

Faut-il breveter les logiciels ?

1er juillet 2005


Pour lire un peu plus :

- Moteur de l'entreprise innovante
-
Valeur d'un conseil
- Marché du logiciel : dynamique des équilibres

- "The Simple Economics of Open Source"
-
The Soul of a New Machine

Certains de ceux qui disent qu’il ne faut pas breveter des logiciels s’appuient sur le syllogisme suivant :

A – un logiciel est assimilable à une idée ;
B – or il ne convient pas de breveter une idée ;
C – donc il ne convient pas de breveter les logiciels.

Peut-on breveter une idée ?

Une idée n’est pas un produit : c’est le résultat de l’activité du cerveau. Tout être humain, ayant un cerveau, peut un jour avoir la même idée qu’un autre. Leibniz et Newton ont tous deux, sans s’être concertés, inventé le calcul différentiel.

Dans un cerveau bien préparé l’idée se cristallise spontanément. La préparation du cerveau a demandé du travail, beaucoup de travail même, mais la naissance de l’idée n’en demande aucun (voir Valeur d'un conseil) : le stratège qui possède le « coup d’œil » voit dans l’instant la manœuvre opportune ; la décision juste se condense d’elle-même dans son cerveau sous la pression de l’événement.  

Le produit, lui, résulte de la rencontre de l’idée avec une institution, l’entreprise. C’est cette fécondation qui apporte la valeur. Pour passer de l’idée au produit, il faut en effet du travail, parfois beaucoup de travail (voir The Soul of a New Machine) – de même qu’il faut du travail pour exécuter une manoeuvre. Lancer la fabrication d’un produit nouveau, le commercialiser, suppose d’avoir résolu des problèmes de physique, d’ingénierie, d’organisation.

L’idée n’a pratiquement pas de valeur tant qu’elle ne s’est pas concrétisée en un produit. Regardez le flot d’idées parfois ingénieuses, parfois saugrenues, qui se déverse chaque jour entre ingénieurs, à la cantine, dans ces phrases qui commencent par « il n’y a qu’à » ! La plupart d’entre elles seront oubliées par leurs inventeurs eux-mêmes. Quelques-unes, sélectionnées selon un processus qu’il serait difficile d’élucider, recevront un écho et déclencheront le projet qui aboutira à un produit.

C’est le produit qu’il convient de breveter, avec les dispositions techniques, l’ingénierie, la commercialisation qu’il incorpore. Si l’on brevetait une idée, le champ de la pensée serait délimité comme par des barrières : défense de penser au-delà de la limite ! Ce serait antinomique avec le fonctionnement de l’intellect.

Imaginez que les idées soient brevetées. Celui qui rédige devrait faire des recherches pour voir si quelqu'un n'aurait pas déjà écrit la même chose. Celui qui se débat pour écrire un programme devrait s'assurer que l'algorithme qu'il met au point n'a pas déjà été inventé par quelqu'un d'autre ... le travail intellectuel en serait paralysé.

Celui qui le premier a eu une idée brillante, ingénieuse, est comme l’alpiniste qui, le premier, a escaladé un sommet difficile : il mérite que la gloire s’attache à son nom, cela doit lui suffire. La gloire, notons-le, n'est pas sans quelques conséquences économiques : cela rassurera ceux pour qui il n'est rien n'est réel hors de la liquidité sonnante et trébuchante. Souvent cependant celui qui a eu l’idée n’est pas celui qui saura la « vendre » et en tirer gloire…

Un logiciel est-il assimilable à une idée ?

Un logiciel est un produit élaboré par le travail d'une personne ou d'une équipe soit sur la base d'une description fonctionnelle a priori, soit par tâtonnement en définissant les fonctionnalités par essais et correction d'erreurs. La définition des fonctionnalités, ainsi que le principe mathématique d’un algorithme, sont des idées. La réalisation effective et pratique du produit, elle, résulte d'une confrontation avec la nature (ici, les caractéristiques logiques et physiques de l'automate).

Si le logiciel est un produit, les idées qu’il incorpore n’en sont pas. La souris est un produit (sa mise au point a été très délicate), l’idée de la souris n’en est pas un. La programmation des menus déroulants est un produit, l’idée du menu déroulant n’en est pas un (c’est ainsi que les tribunaux ont tranché la question lors des procès).

Ainsi, dans le logiciel, il faut distinguer la définition fonctionnelle qui, étant un idée, n’est pas un produit ; et le programme informatique lui-même, pour lequel il a fallu résoudre de multiples problèmes d’ingénierie et de réalisation, qui, lui, est un produit.

Pourquoi et comment il faut breveter les produits

Le moteur de l'innovation tourne bien si l'entreprise qui a fait l'effort d'innover peut jouir d'un monopole temporaire, d'un délai pendant lequel cet effort sera récompensé par un surprofit. Pour que ce moteur soit efficace, il faut que le délai soit suffisant mais point trop long (voir Moteur de l'entreprise innovante).

Si la protection est assurée par un brevet, il faut donc que la durée de ce brevet soit limitée – et, dans le cas précis du logiciel où la durée de vie des produits est courte et où la rentabilisation de l'investissement se fait en un petit nombre d'années, il faudrait que cette durée n'excédât pas deux ou trois ans.

Retour au brevet du logiciel

L'économie du logiciel se développe en deux branches distinctes : d'un côté le logiciel compilé marchand, style Microsoft, dont l’économie a été inaugurée en 1975 par Bill Gates (voir sa lettre ouverte aux "hobbyistes") ; de l'autre, le logiciel à bas prix (éventuellement gratuit) dont le code source est fourni avec la version compilée. La première branche est fondée sur la recherche du profit ; la seconde sur la recherche de la notoriété (voir Jean Tirole et Josh Lerner, " The Simple Economics of Open Source ").

Derrière la question du brevet, ne s'agit-il pas en fait de la lutte entre ces deux branches de l'économie du logiciel ? Ceux qui sont favorables au logiciel ouvert (dont je suis) sont tentés de s'opposer au brevet, qui favoriserait l'économie du logiciel marchand.

La question du brevet se pose en des termes différents selon que l'on considère l'une ou l'autre des deux branches : la recherche de la notoriété se satisfait des licences qui encouragent à réutiliser le produit à la seule condition de citer le nom de son auteur. Le logiciel marchand, lui, devrait pouvoir être breveté puisqu’il s’agit d’un produit. Mais n’est-il pas déjà suffisamment protégé par la compilation ?

Il est en effet pratiquement impossible de reconstituer le code source, qui contient la solution explicite des problèmes techniques que pose la production, à partir du logiciel compilé. On ne peut donc pas, en principe, copier ces solutions. On ne peut copier que les idées fonctionnelles, et cela exige que l’on résolve de nouveau les problèmes techniques – donc que l’on fabrique un produit nouveau.

Ainsi, l’interrogation sur la brevetabilité du logiciel semble déboucher sur le vide. Pour le logiciel marchand, une protection suffisante semble assurée par la compilation, car elle masque les solutions techniques qui ont permis d’élaborer le produit. Il ne faudrait pas, sous prétexte de protéger le logiciel, protéger en fait des idées fonctionnelles ou mathématiques : on ne peut pas interdire à quelqu’un d’autre d’avoir la même idée. Pour le logiciel ouvert, la question ne se pose pas si ce n’est en termes de notoriété de l’inventeur.

Faisons cependant une concession : admettons, par prudence, qu’il puisse être opportun pour encourager l’innovation de protéger pendant un temps les idées qu’incorpore un logiciel marchand. Il faudra toutefois que cette protection soit d’une durée assez courte pour que le moteur de l’innovation puisse tourner efficacement : ce qui doit importer au législateur, ce n’est pas le confort des entreprises mais l’utilité pour le consommateur final.