Jacques Chirac a des points
communs avec George W. Bush : avec son élocution pénible et ses liaisons mal-t-à
propos, ce n’est pas un orateur ; il ne se soucie pas de paraître intelligent ;
il n’a rien d’un intellectuel. Mais les deux hommes se distinguent sur
l’essentiel : Chirac est guidé par l'instinct, Bush s’appuie sur une doctrine.
Certains expliquent la
résistance de Chirac à Bush par la rivalité personnelle entre les deux hommes,
l’ambition de restaurer le statut de la France en la plaçant à la tête d'une opposition aux Etats-Unis, le calcul électoral, la rapacité financière,
le désir de se concilier le monde musulman, voire même l'amitié toujours
vivace pour Saddam Hussein. Ces diverses motivations s’étayeraient l’une l’autre
pour former un édifice aussi répugnant que cohérent.
Je suggère un autre scénario :
Chirac perçoit d'instinct les dangers que recèle le principe de la guerre
préventive. Il a entrevu les difficultés que l’armée américaine rencontrerait en
Irak. Il a tenté d’indiquer à la puissance américaine d’autres formes, plus
efficaces, de lutte contre le terrorisme. N’ayant pas été écouté il a cédé à l’exaspération,
comme en témoignent ses dérapages envers la Pologne, l’Espagne etc. (on dit
aussi qu’il utilise au téléphone un langage rabelaisien et que les comptes
rendus d’écoute ont blessé Bush).
Devant les difficultés que
rencontre l’armée américaine, les Français ne chantent pas :
Ah il fallait pas il fallait
pas
Qu’ils y aillent,
Ah il fallait pas il fallait pas
Y aller,
ils ne se réjouissent pas de
l’échec d’une stratégie malencontreuse, ils n’ironisent pas outre mesure sur
l’absence des « armes de destruction massive » irakiennes. Ils s’inquiètent et
s’efforcent d’indiquer les issues possibles. Un flot d’insultes leur répond :
c’est que la position française pivote autour d’une idée, la multipolarité,
que Chirac répète à satiété mais que personne n'entend. Les Français,
parce qu'elle est pour eux une évidence ; les Américains, parce qu'elle est pour eux
une impossibilité.
Nos amis américains pourraient
s'interroger : et si la France avait raison ? Si, loin d’être leur
adversaire ou leur concurrent, elle était l’ami sincère qui perçoit des
pièges et s’efforce de les signaler ? Nous allons voir pourquoi il leur
est impossible de se poser ces questions.
Autour de la multipolarité
Lorsque Bush dit que les
Etats-Unis sont une nation « authentiquement bonne » il exprime une conviction
que toute la classe dirigeante américaine partage, qu'il s'agisse des démocrates
ou des républicains.
Les héritiers de la guerre
d’indépendance sont convaincus que leur nation est, pour les autres, un exemple
placé à la fine pointe du progrès humain. Le reste de l’humanité leur paraît
enfoncé dans les ténèbres avec ses régimes peu ou pas démocratiques,
ses économies inefficaces, ses sociétés dominées par des privilégiés. Ils
indiquent, via le canal de la culture audiovisuelle, l’« American Way of Life » comme
l'idéal que toute l'humanité doit s’efforcer d’atteindre. Ils voient dans les
Etats-Unis le pôle unique sur lequel se règle le cap de la civilisation.
Ils ont donc droit,
pensent-ils, non seulement au respect des autres nations – respect qu’aucune
personne sensée ne leur refuse – mais à leur amour inconditionnel, leur
admiration aveugle, leur obéissance absolue.
Cette affirmation s’appuie
depuis la fin de la première guerre mondiale sur une évidente réussite
scientifique, technique et économique ; sur la qualité de leurs entreprises ;
sur leur capacité à assimiler des immigrants venus du monde entier ; enfin,
depuis quelques décennies, sur une puissance militaire sans rivale.
Cependant l’excès même de cette
puissance militaire est signe de faiblesse. Quel besoin ont donc les Etats-Unis de
consacrer à leur armée un budget égal à 40 % de la dépense militaire mondiale ? De quels ennemis entendent-ils se protéger ?
Depuis
l’implosion de l’empire soviétique leur armée n’a plus de cible. Sa
vocation n’est donc pas militaire, mais thérapeutique : elle n’est pas destinée
à combattre leur ennemi mais à calmer leurs peurs.
On n'est pas en effet
impunément le premier de la classe. Celui qui s’habitue à être le meilleur
devient fragile : pourra-t-il supporter qu’un autre, parfois, lui passe devant ?
Saura-t-il alors se construire un nouvel équilibre intime ? Déjà en 1957, lorsque l’Union soviétique a lancé le
Spoutnik, les Etats-Unis ont été pris de panique à l’idée de ne plus
être les premiers aux plans scientifique et technique.
La classe dirigeante américaine
est incapable d'envisager que les Etats-Unis, un jour, ne soient plus le pôle unique
du monde. Or d’autres nations ont occupé cette place avant les Etats-Unis : ce fut le cas de l’empire musulman
au IXe et Xe siècles, de l’Italie au XIIIe, de
l’Espagne au XVIe, de la France aux XVIIe et XVIIIe,
de l’Angleterre au XIXe. Isolées de l’Europe par la distance
géographique, l’Inde, la Chine, ont été pendant plusieurs siècles les pôles de
l’Asie. Le peuple juif a depuis des milliers d'années, malgré sa
dispersion et la relative modicité de sa taille, un rayonnement culturel
incomparable. L'Allemagne et la Russie se sont efforcées
de devenir le pôle du monde au XXe siècle, mais ce sont les Etats-Unis qui ont gagné
la course.
Le royaume de France a connu
des hauts et des bas durant son histoire plus que millénaire : tantôt vainqueur,
tantôt vaincu ; tantôt au premier rang, tantôt méprisé. On dit les Français
arrogants – cela se peut, nous avons beaucoup de défauts – mais l’histoire leur a appris à encaisser les humiliations.
Leur culture s'étant
construite en assimilant les apports du monde entier, ils sont amateurs de
diversité. La multipolarité leur semble naturelle et désirable : dans un concert où chaque nation
joue sa propre partition, la France pourrait d'ailleurs s’exprimer comme les autres.
Il se trouve cependant que
l’« American Way of Life », qui a tant fasciné le monde dans les années 50, ne
peut plus lui être proposée comme l'idéal à atteindre : l’équilibre physique de
la planète ne le supporterait pas.
Il est devenu nécessaire de proposer au monde un autre modèle de vie, respectueux de l'équilibre de la nature comme de la personne. Voilà une ambition pour
l’Europe ! elle lui donnerait le sens qui lui fait si cruellement défaut,
elle procurerait à la construction européenne une dynamique plus tonique que celle, réduite à la seule économie, du marché unique.
Il faut souhaiter que le XXIe
siècle soit celui de la multipolarité, du respect mutuel entre les cultures, de
l’approfondissement par chacune de ses propres racines, de la reconnaissance de
ce que chacune doit aux autres. Si la première puissance économique et militaire
mondiale se crispe sur la défense de son monopole, ce siècle connaîtra des crises
dont les événements récents ne sont que la préfiguration.
|