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Racines du désaccord entre Bush et Chirac

10 septembre 2003


Liens utiles

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Notre Europe
- Reconstruire les valeurs
- La stratégie négationniste

Jacques Chirac a des points communs avec George W. Bush : avec son élocution pénible et ses liaisons mal-t-à propos, ce n’est pas un orateur ; il ne se soucie pas de paraître intelligent ; il n’a rien d’un intellectuel. Mais les deux hommes se distinguent sur l’essentiel : Chirac est guidé par l'instinct, Bush s’appuie sur une doctrine.

Certains expliquent la résistance de Chirac à Bush par la rivalité personnelle entre les deux hommes, l’ambition de restaurer le statut de la France en la plaçant à la tête d'une opposition aux Etats-Unis, le calcul électoral, la rapacité financière, le désir de se concilier le monde musulman, voire même l'amitié toujours vivace pour Saddam Hussein. Ces diverses motivations s’étayeraient l’une l’autre pour former un édifice aussi répugnant que cohérent [1].  

Je suggère un autre scénario : Chirac perçoit d'instinct les dangers que recèle le principe de la guerre préventive. Il a entrevu les difficultés que l’armée américaine rencontrerait en Irak. Il a tenté d’indiquer à la puissance américaine d’autres formes, plus efficaces, de lutte contre le terrorisme. N’ayant pas été écouté il a cédé à l’exaspération, comme en témoignent ses dérapages envers la Pologne, l’Espagne etc. (on dit aussi qu’il utilise au téléphone un langage rabelaisien et que les comptes rendus d’écoute ont blessé Bush).

Devant les difficultés que rencontre l’armée américaine, les Français ne chantent pas :
Ah il fallait pas il fallait pas
Qu’ils y aillent,
Ah il fallait pas il fallait pas
Y aller,
ils ne se réjouissent pas de l’échec d’une stratégie malencontreuse, ils n’ironisent pas outre mesure sur l’absence des « armes de destruction massive » irakiennes. Ils s’inquiètent et s’efforcent d’indiquer les issues possibles. Un flot d’insultes leur répond : c’est que la position française pivote autour d’une idée, la multipolarité, que Chirac répète à satiété mais que personne n'entend. Les Français, parce qu'elle est pour eux une évidence ; les Américains, parce qu'elle est pour eux une impossibilité.

Nos amis américains pourraient s'interroger : et si la France avait raison ? Si, loin d’être leur adversaire ou leur concurrent, elle était l’ami sincère qui perçoit des pièges et s’efforce de les signaler ? Nous allons voir pourquoi il leur est impossible de se poser ces questions.

Autour de la multipolarité

Lorsque Bush dit que les Etats-Unis sont une nation « authentiquement bonne » il exprime une conviction que toute la classe dirigeante américaine partage, qu'il s'agisse des démocrates ou des républicains.

Les héritiers de la guerre d’indépendance sont convaincus que leur nation est, pour les autres, un exemple placé à la fine pointe du progrès humain. Le reste de l’humanité leur paraît enfoncé dans les ténèbres avec ses régimes peu ou pas démocratiques, ses économies inefficaces, ses sociétés dominées par des privilégiés. Ils indiquent, via le canal de la culture audiovisuelle, l’« American Way of Life » comme l'idéal que toute l'humanité doit s’efforcer d’atteindre. Ils voient dans les Etats-Unis le pôle unique sur lequel se règle le cap de la civilisation.

Ils ont donc droit, pensent-ils, non seulement au respect des autres nations – respect qu’aucune personne sensée ne leur refuse – mais à leur amour inconditionnel, leur admiration aveugle, leur obéissance absolue.

Cette affirmation s’appuie depuis la fin de la première guerre mondiale sur une évidente réussite scientifique, technique et économique ; sur la qualité de leurs entreprises ; sur leur capacité à assimiler des immigrants venus du monde entier ; enfin, depuis quelques décennies, sur une puissance militaire sans rivale.

Cependant l’excès même de cette puissance militaire est signe de faiblesse. Quel besoin ont donc les Etats-Unis de consacrer à leur armée un budget égal à 40 % de la dépense militaire mondiale ? De quels ennemis entendent-ils se protéger ?

Depuis l’implosion de l’empire soviétique leur armée n’a plus de cible. Sa vocation n’est donc pas militaire, mais thérapeutique : elle n’est pas destinée à combattre leur ennemi mais à calmer leurs peurs.

On n'est pas en effet impunément le premier de la classe. Celui qui s’habitue à être le meilleur devient fragile : pourra-t-il supporter qu’un autre, parfois, lui passe devant ? Saura-t-il alors se construire un nouvel équilibre intime ? Déjà en 1957, lorsque l’Union soviétique a lancé le Spoutnik, les Etats-Unis ont été pris de panique à l’idée de ne plus être les premiers aux plans scientifique et technique.

La classe dirigeante américaine est incapable d'envisager que les Etats-Unis, un jour, ne soient plus le pôle unique du monde. Or d’autres nations ont occupé cette place avant les Etats-Unis : ce fut le cas de l’empire musulman au IXe et Xe siècles, de l’Italie au XIIIe, de l’Espagne au XVIe, de la France aux XVIIe et XVIIIe, de l’Angleterre au XIXe. Isolées de l’Europe par la distance géographique, l’Inde, la Chine, ont été pendant plusieurs siècles les pôles de l’Asie. Le peuple juif a depuis des milliers d'années, malgré sa dispersion et la relative modicité de sa taille, un rayonnement culturel incomparable. L'Allemagne et la Russie se sont efforcées de devenir le pôle du monde au XXe siècle, mais ce sont les Etats-Unis qui ont gagné la course.

Le royaume de France a connu des hauts et des bas durant son histoire plus que millénaire : tantôt vainqueur, tantôt vaincu ; tantôt au premier rang, tantôt méprisé. On dit les Français arrogants – cela se peut, nous avons beaucoup de défauts – mais l’histoire leur a appris à encaisser les humiliations. Leur culture s'étant construite en assimilant les apports du monde entier, ils sont amateurs de diversité. La multipolarité leur semble naturelle et désirable : dans un concert où chaque nation joue sa propre partition, la France pourrait d'ailleurs s’exprimer comme les autres.

Il se trouve cependant que l’« American Way of Life », qui a tant fasciné le monde dans les années 50, ne peut plus lui être proposée comme l'idéal à atteindre : l’équilibre physique de la planète ne le supporterait pas[2]. Il est devenu nécessaire de proposer au monde un autre modèle de vie, respectueux de l'équilibre de la nature comme de la personne. Voilà une ambition pour l’Europe ! elle lui donnerait le sens qui lui fait si cruellement défaut, elle procurerait à la construction européenne une dynamique plus tonique que celle, réduite à la seule économie, du marché unique.  

Il faut souhaiter que le XXIe siècle soit celui de la multipolarité, du respect mutuel entre les cultures, de l’approfondissement par chacune de ses propres racines, de la reconnaissance de ce que chacune doit aux autres. Si la première puissance économique et militaire mondiale se crispe sur la défense de son monopole, ce siècle connaîtra des crises dont les événements récents ne sont que la préfiguration.  


[1] Thomas Friedman, “Our War with France”, New York Times, 18 septembre 2003

[2] Jean-Marc Jancovici, L’avenir climatique, Seuil 2002