Bien avant que l’on ne parle du
corbeau qui a diffusé de fausses informations, il existait une affaire
Clearstream : celle qu'a décrite Denis Robert dans
Révélation$, puis dans
La boîte noire, et qu’il a enfin
évoquée sous forme romanesque dans La
domination du monde.
De deux choses l’une : ou bien
Denis Robert s’est trompé du tout au tout, ce qui ne me paraît pas
vraisemblable, ou bien il existe, au cœur de
l’Europe, un système de blanchiment hautement rémunérateur qui permet de
recycler, dans l’économie légale, l’argent sale acquis par la prédation et la
corruption. Cette affaire-là est des plus préoccupantes et, si les partis
politiques et les syndicats avaient un sens exact des priorités, c’est autour
d’elle qu’ils auraient ameuté les manifestants, les étudiants, et non pas autour
du CPE. Mais je ne sais pourquoi – ou plutôt je crains de deviner pourquoi – Le Monde
a fait tout son possible pour ne pas en parler.
* *
L’affaire dont on parle
maintenant est tout autre. Il ne s’agit pas de savoir s’il existe ou non un
système de blanchiment – personne ne semble le mettre en doute, mais personne ne
semble s’en émouvoir !
Il s’agit de savoir qui est
derrière la manipulation qui a, en imitant le format des listings de
Clearstream, tenté de faire croire que des hommes d’affaires et des hommes
politiques français – notamment Nicolas Sarkozy – avaient bénéficié de ce
système.
Apparemment personne ne sait
aujourd’hui qui a monté ce coup : il est même possible, dit le général Rondot,
que les listings bidon aient été fabriqués par Clearstream elle-même pour jouer
un bon tour aux indiscrets qui viendraient pirater ses fichiers informatiques.
Mais des juges enquêtent. Ces juges-là aiment à perquisitionner les bureaux des ministres : ils
avaient déjà fouillé celui de Thierry Breton (voir
L’affaire Rhodia), ils ont fouillé celui de Mme Alliot-Marie, ils se
préparent sans doute à en fouiller d’autres. Je ne crois pas que l’on puisse
trouver grand-chose dans le bureau d’un ministre mais l’effet médiatique de la
perquisition est garanti : un coup est porté à la légitimité de l’exécutif.
* *
La loi soumet cette affaire au
secret, comme toutes celles qui sont en cours d’instruction. Mais le compte
rendu d’audition du général Rondot a été publié in extenso par Le Monde,
et jour après jour les pièces de la procédure sont publiées par la presse.
C’est là que commence la
troisième affaire Clearstream. Car enfin : que Dominique de Villepin ait ou
non prononcé le nom de Nicolas Sarkozy lors d’une réunion n’est en rien contraire à la
loi et rien n’indique aujourd’hui qu’il ait cherché autre chose que la vérité
sur cette manipulation. Rien n’indique non plus qu’il en ait été l’instigateur.
Qu'il ne se soit pas hâté de communiquer à Sarkozy les résultats d’une enquête
qui le disculpait, c’est mesquin, ce n’est pas d’un bon camarade, mais c’est de
bonne guerre selon les mœurs brutales du milieu politique et ce n’est pas un
délit.
Par contre, le viol du secret
de l’instruction, lui, est un délit. Qu’un journal publie hâtivement des
documents obtenus par la fraude, je ne sais pas si c’est un délit parce que je
ne connais pas bien le droit de la presse. Qu’il les accompagne de commentaires
qui en orientent et en biaisent l’interprétation, par contre, je peux le percevoir en
tant que lecteur - simple lecteur, mais lecteur attentif.
* *
On devine que « se farcir un
premier ministre », pour un journaliste, « c’est la gloire »,
de même que pour un juge « c’est la gloire » sans doute de perquisitionner le
bureau d’un puissant. Le pouvoir médiatique, le pouvoir judiciaire s'engagent ainsi, la
main dans la main, dans une lutte à mort (la mort symbolique, s'entend, mais ce
n'est pas la moins cruelle) avec le pouvoir exécutif : c’est ainsi que fonctionnent
les frondes, cela ne date pas d’hier (voir La Fronde).
La posture de vertu offusquée
qu’adoptent les médias a quelque chose d’un peu comique. Que l’on se rappelle
l’affaire qui a contraint Dominique Strauss-Kahn a quitter le ministère des
finances : en ont-ils fait du raffut autour de documents antidatés, de l’analyse
du papier et de l’encre, que sais-je ! Tout cela pour aboutir, après
bien des dégâts, à un non-lieu accompagné d’attendus sévères envers
l’instruction. Mais ces attendus ont occupé beaucoup moins de surface dans Le
Monde que le récit de l’affaire – et après ce désaveu messieurs
les journalistes ont secoué leurs oreilles, épousseté la poussière, et repris la position
vertueuse du haut de laquelle ils jugent et décident avec volupté de qui est
gentil, qui est méchant.
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