Selon Jean-Marc Jancovici,
il faudrait
stopper la croissance pour limiter l’effet de serre. Mais de puissantes
connotations relient « croissance » à « développement », « épanouissement »
etc. Stopper la croissance, ce ne serait pas seulement faire un effort d’austérité
salubre pour les riches, ce serait aussi perpétuer la misère des pauvres.
Personne ne sait mesurer la
croissance
On dit « croissance » pour
désigner le taux de variation annuel (supposé positif) du PIB en volume,
lui-même mesure agrégée du volume de la production et donc de la consommation.
Mais l’évaluation du PIB est problématique. On connaît, aux erreurs statistiques
près, sa valeur : c’est l’écart entre la valeur de la production et celle
des matières premières et produits intermédiaires consommés pour produire. Mais pour évaluer son volume
il faut diviser cette valeur par un prix. Or il n’est pas facile d’assigner un
prix à un agrégat, surtout lorsque celui-ci est un écart entre deux valeurs.
A cette difficulté technique
s’en ajoute une autre, plus fondamentale : lorsque la qualité d’un
produit s’accroît, faut-il dire ou non qu’une unité de ce produit représente
davantage de « volume » ? Selon que l’on prend en compte ou non cet effet
qualité, le partage de la valeur entre volume et prix sera différent.
Cette question ne se pose pas
lorsque l’on considère des produits simples comme le lingot de 20 kg de cuivre
pur ou la tonne d’une variété donnée de blé ; mais elle se pose pour les
automobiles, les ordinateurs, les machines-outils etc. dont les performances
évoluent, ainsi que pour les vêtements, les produits alimentaires etc. pour
lesquels existent divers degrés de qualité. On ne peut pas se contenter de
dénombrer les poulets produits sans considérer le fait que certains sont
excellents, d’autres médiocres. Il en est de même pour la plupart des produits.
En théorie, l’évaluation de l’indice de prix (et donc du volume) se relie à
celle de la satisfaction du consommateur ; mais celle-ci, étant le Saint des
Saints de la théorie, est comme il se doit inaccessible à la mesure…
Comme on ne sait pas faire
autrement, l’évaluation du volume s’appuie pour la plupart des produits sur les
seules quantités produites : négliger ainsi l’effet qualité entraîne une
sous-estimation de la croissance, dans les périodes où la qualité s'accroît. Mais par ailleurs on évalue mal les nuisances
associées à la production (pollution, diminution des ressources non
renouvelables) et cela provoque une surestimation. Entre l’une et l’autre, où se
trouve la « vraie » mesure ? Personne n’en sait rien.
Croissance en quantité ou en
qualité ?
Les écologistes veulent stopper
la croissance en volume, celle du nombre des kilomètres parcourus en voiture ou
en avion, du nombre de kilos de viande consommés, de la superficie des logements
etc.
Mais stopper la croissance en
volume, ce n’est pas stopper la croissance tout court. Nous pourrions consommer
moins, mais mieux. Nous pourrions substituer, à la croissance en quantité, une
croissance en qualité : manger moins, savourer davantage.
« Nous sommes tous
milliardaires en lecture », disait Jean-Paul Benzécri. Les livres ne sont pas
très chers et la plupart des grands classiques sont publiés dans des éditions de
poche. Comme la lecture attentive prend du temps, celui qui aime à lire peut,
même avec un revenu modeste,
consacrer tout son temps à ce plaisir.
Les écologistes pourraient
recommander une réorientation de la croissance plutôt que son arrêt. Il
s’agirait d’accroître non la quantité de ce que l’on consomme, mais sa qualité.
Cela suppose bien sûr de payer un prix unitaire plus élevé – de ce point de vue,
focaliser l’attention des consommateurs sur la recherche du moins-disant n’est
pas une bonne chose.
J’entends déjà une objection :
« C’est là une position élitiste, typique d’un auditeur de France Culture
jouissant d’un bon revenu » etc. Ceux qui disent cela croient que seule une
petite élite, à laquelle ils pensent sans doute appartenir, est capable de
discernement.
L’intelligence, ressource
inépuisable
La croissance par la qualité
suppose que le consommateur use de discernement, tout comme le concepteur : ce
qui fait la différence entre une maison mal fichue et une belle maison, c'est le
temps que l'architecte a consacré à la réflexion. Il s’agit d’une croissance
intelligente.
Mais dès que l’on prononce le
mot « intelligence » on touche une corde sensible. Si vous vous ennuyez lors
d’un dîner en ville, interrogez-vous à voix haute sur l’hérédité de
l’intelligence. Ce sera comme dans le dessin de Caran d’Ache publié par Le Figaro
le
14 février 1899 : la question de l’intelligence, c’est notre affaire Dreyfus !
On a en effet cru en France, au XXe
siècle, qu’il existait un enchaînement de cause à effet entre l’intelligence, la
réussite dans les études, le diplôme, la carrière et le statut social.
L’industrie, qui avait besoin de salariés qualifiés, était le moteur de cet
ascenseur. Ce modèle a un corollaire féroce et donc rarement explicité :
le statut social élevé appartenant, par définition, à une minorité, la majorité de la population serait composée d’imbéciles .
Cependant l’ascenseur social ne
fonctionne plus aussi bien, l'industrie n'ayant plus les mêmes besoins. On peut se
demander d'ailleurs si le système scolaire ne décourage pas sélectivement les esprits les
plus exigeants : lier l'étude à l’acquisition d’un statut social, n’est-ce pas en
effet prostituer l’intellect ?
* *
L’adolescent se trouve coincé,
à l’âge où son cerveau s’épanouit pour explorer le monde, entre la réprobation
grondeuse des adultes et la surveillance jalouse de ses camarades. Pour qu’il
puisse déployer son intelligence il lui faut des encouragements et la protection
d'un petit cercle d’amis. Ces conditions sont aujourd’hui rarement réunies.
Mais où en serons-nous dans
quelques dizaines d’années ? Le bien-être matériel sera devenu trivial. La
goinfrerie, réaction naturelle des premières générations qu'aura épargnées la
pénurie, sera passée de mode. La recherche du pouvoir et de la célébrité, autre
remède à l’angoisse, aura (espérons le) sombré dans le ridicule. Les plaisirs de
la drogue, qui se déclenchent comme avec un presse-bouton, auront déçu par leur
banalité.
Il apparaîtra alors que la
seule ressource naturelle inépuisable, c’est notre matière grise. Lire ne coûte
pas grand-chose, comprendre ce qu’on lit ne coûte rien. Pour faire des
mathématiques il faut un crayon et du papier. Pour
programmer il suffit de disposer d'un
ordinateur. Les plaisirs que procure l’exploration du monde de la nature comme
celle du
monde de la pensée n’ont pas de limite. Si le but de l’économie est de maximiser
la satisfaction du consommateur, son « utilité », c’est donc du côté de
l’intelligence qu’il faut chercher l’efficacité.
Oui, je suis élitiste, je
l’avoue : je suis partisan d'un « élitisme de masse » qui invite chacun à
trouver en soi-même et dans des relations amicales, comme le faisait Montaigne,
la source de son plaisir de vivre. Vous dites que c’est irréaliste ? Mais regardez
l’ambition qui se propose à nos adolescents : devenir vedette, prince ou princesse, top model, champion de sport, avocat ou médecin célèbre, démultiplier sa propre image dans les médias… est-ce réaliste ? A supposer
encore que l'on parvienne à grimper l’échelle des pouvoirs symbolique, politique ou économique,
est-ce le bonheur que l'on rencontre à son sommet ?
La civilisation chinoise a pris
pour modèle le sage (shēngrén
聖
人,
prononcer chengjen). Cela ne veut pas dire que tous les Chinois soient des
sages mais que la sagesse, sommet de l’intelligence pratique, offre à
l’horizon de leurs vies un repère vers lequel il leur est loisible de
s’orienter. Et sur le chemin de la sagesse (dào
道,
prononcer tao) la croissance peut se poursuivre
indéfiniment sans entamer aucune des ressources de notre planète...
On dira que le PIB en volume ne
peut pas servir à la mesurer. Mais si le PIB ne peut pas servir
à évaluer le bien-être, cela ne signifie-t-il pas qu'il échoue dans la mission
que la théorie économique lui assigne, et qu'il faut donc soit le modifier, soit changer
d'indicateur ?
* *
Voici, pour conclure, une anecdote
qui illustre ce que les Chinois entendent par sagesse :
Les premiers temps à Taïwan rien ne m’énervait plus que de m’entendre dire que
si j’étais français, je pouvais lire et parler anglais puisque nos deux pays
utilisent les mêmes lettres de l’alphabet. Je répondais par la négation la plus
brutale et mes interlocuteurs ne poursuivaient pas la discussion.
Un ami qui enseignait le Taiqi Quan m’ouvrit les yeux : « Le monde est un
cercle, la société chinoise est un cercle et les relations sociales aussi. Si
quelqu’un te donne un coup de poing et que tu bloques ce coup, vous vous faites
mal tous les deux, il n’y a pas de cercle. Il ne comprendra pas son erreur et du
même coup vous serez tous les deux mauvais et dans l’erreur. Mais si tu utilises
la force qu’il t’a transmise et que ton bras opposé au coup qu’il t’inflige
vient le frapper, tu resteras un homme bon car tu auras utilisé le cercle et
c’est lui-même qui se sera frappé : il comprendra son erreur ! Il faut utiliser
l’erreur de l’autre, ne pas la contrer. »
A partir de ce soir là, mes relations avec les Chinois s’améliorèrent et d’un
point de vue rhétorique, j’affinai considérablement mon style :
« Ha, vous êtes français ! La langue française, c’est pareil que l’anglais
... »
« Oui, c’est pareil ! C’est comme la langue chinoise et le japonais. »
« Mais le français et l’anglais c’est différent, n’est-ce pas ? »
« Oui, ce n’est pas pareil. Le japonais et le chinois sont aussi des langues
différentes... »
Et la discussion pouvait suivre son cours tranquillement : l’affrontement
n’avait pas eu lieu et la conciliation de l’autre permettait une cohabitation
paisible et harmonieuse.
(Extrait de Patrick Le Chevoir, « L’énigme
du parapluie », Anthroepotes, 1997, Vol. I-4)
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