RECHERCHE :
Bienvenue sur le site de Michel VOLLE
Powered by picosearch  


Vous êtes libre de copier, distribuer et/ou modifier les documents de ce site, à la seule condition de citer la source.
 GNU Free Documentation License.

La rencontre expérimentale 

15 juin 2002

(cf. "Complexité et complication")
 
Page précédente : Simplicité de la pensée
„Mir hilft der Geist ! auf einmal seh’ ich Rat
Und schreibe getrost: Im Anfang war die Tat!
(Goethe, Faust, 1808, vers 1236-1237)

Le jeu de la pensée pure reste puéril s’il n’aboutit pas à la confrontation au monde dans l’action. L’esprit formé au jeu avec des hypothèses trouve ici du nouveau à apprendre : face à la situation concrète à laquelle le sujet est confronté hic et nunc, et compte tenu de sa volonté (vivre et cultiver ses valeurs), que doit-il faire ? L’action est pour lui un impératif : ne pas agir serait encore un choix et donc une action, fût-ce par abstention [Blondel]. Pour choisir l’action à engager, il faut que le sujet puisse en anticiper les conséquences, donc qu’il dispose d’un modèle du monde dans lequel il fera par la pensée intervenir son action et anticipera ce que le monde serait après cette action. Puis il sélectionnera, parmi les actions possibles, celle dont il attend le meilleur résultat.

Il doit alors, dans la batterie des hypothèses avec lesquelles il jouait librement, choisir celles qui représenteront le monde avec exactitude en regard des impératifs de l’action. Cela ne veut pas dire qu’elles le représenteront de façon exhaustive ni précise (la première ambition ne peut pas être satisfaite et la seconde ne veut rien dire), mais qu’elles seront en pratique adéquates, qu’elles permettront d’agir au mieux des impératifs de sa volonté et des contraintes que la situation comporte.

L’expérience oblige alors à renoncer à certaines hypothèses et à en retenir fermement d’autres ; elle tourne le dos à la liberté absolue qui caractérisait la pensée pure. C’est un moment émouvant que celui où l’esprit renonce à sa liberté pour se courber sous le joug de l’expérience. On peut parfois le dater : les êtres humains ont longtemps été libres de se représenter la surface de la terre comme un plan infini, un disque ou une sphère, hypothèses également plausibles en regard de leur expérience ; puis la pratique de la navigation et l’expérience de l’astronomie ont imposé la troisième hypothèse. Seul un enfant gâté pourrait s’entêter à jouer avec les autres.

L’expérience prouve-t-elle la vérité des hypothèses ? oui, s’il s’agit de faits que tranche l’observation comme la sphéricité approximative de la terre, la mesure de la distance moyenne entre la terre et le soleil ou la date d’un événement. Non, s’il s’agit de relations fonctionnelles entre des concepts. Lorsque nous postulons la vérité d’une hypothèse causale que l’expérience a validée, nous procédons à une induction sans fondement logique puisque nous inférons une proposition générale à partir d’une expérience toujours limitée. 

Popper a apporté un critère précieux de scientificité : toute affirmation théorique reposant sur une induction, la théorie doit être présentée de sorte que l’on puisse la réfuter par l’expérience : elle doit être « falsifiable ». Des affirmations comme « il y a une vie après la mort » ou « un jour les ordinateurs seront aussi intelligents que l’être humain », invulnérables à l’expérience, n’apportent rien à notre connaissance pratique du monde, à notre capacité à agir sur lui. Il en est de même des dogmes et arguments d’autorité. Toute théorie construite de telle sorte qu’on ne puisse pas la réfuter est nulle en raison même de sa solidité apparente (les faits d’observation sont, eux, irréfutables mais ils ne constituent pas des théories). Le scientifique doit être assez modeste pour préparer dans ses travaux les voies de leur éventuelle réfutation ; la scientificité de ses travaux se mesure à l’aune de cette modestie.

Lorsque l'expérience réfute la théorie, elle le fait d’une façon toujours logique mais souvent imprévue. L’explication ne peut donc arriver qu’après coup. Feynman a utilisé une métaphore pour illustrer les surprises que l’on rencontre en physique des particules : sur un échiquier, les blancs ont deux fous dont l’un joue sur les cases noires, l’autre sur les cases blanches. Il est raisonnable de penser que durant toute la partie ces fous joueront sur des couleurs différentes. Supposons cependant que le fou qui joue sur les cases blanches se fasse prendre, puis qu’un pion blanc aille à dame sur une case noire et que le joueur lui substitue ce fou : alors les blancs auront deux fous sur les cases noires. Cette situation résulte d’un concours de circonstances certes rare mais non impossible, et qu’il serait difficile d’imaginer a priori.

*

*  *

Nous avons pris le mot « expérience » au sens large qu’il a dans le langage courant. Il ne convient pas en effet de réserver ce mot à l’expérience contrôlée qui se fait en laboratoire : ce serait postuler que la démarche expérimentale se confine à celui-ci alors qu’elle peut et doit s’étendre à la vie entière. Dès que nous percevons, nous appliquons à la sensation une grille qui permet d’identifier les êtres perçus (celui qui ne voit que « des fleurs » ne voit pas la même chose que celui qui voit « des épilobes, des ombellifères, des géraniums » etc. et il n’en tire pas les mêmes conclusions). Nous prolongeons cette observation par des raisonnements dont les éléments sont sélectionnés dans la batterie de modèles dont nous disposons (c’est ainsi que nous procédons lorsque nous conduisons une automobile, organisons notre travail, faisons la cuisine etc.). Ce qui nous permet de sélectionner le modèle pertinent, c’est bien l’expérience.

Si le sage chinois est « sans idée » [Jullien 1], ce n’est pas qu’il aurait l’esprit vide ou ne s’intéresserait pas à l’action, bien au contraire : disposant d’une grande diversité de modèles, il sait passer de l’un à l’autre pour s’adapter à la situation, obéir à la « propension des choses » et atteindre ainsi un sommet d’efficacité [Jullien 2]. Si le sage ne s’attache à aucun modèle, c’est qu’il les maîtrise tous et sait à chaque moment mobiliser celui qui convient, voire en conjuguer plusieurs. Cet idéal de sagesse est, on le conçoit, impossible à réaliser complètement. Il brille à l’horizon comme un point lumineux et indique le chemin de l’ambition pratique la plus haute pour un être humain, le Tao : être disponible devant le monde afin de pouvoir y être efficace par l’action.

Si la gymnastique de la pensée pure est analogue aux jeux des jeunes animaux, la pratique de l’action est analogue à la recherche des ressources (chasse, pâturage) et des partenaires sexuels par les animaux adultes, recherche à laquelle l’être humain ajoute le besoin d’exprimer ses valeurs par des symboles. La démarche expérimentale caractérise l’âge adulte de la pensée. L’idéal de l’adulte n’est pas l’intelligence, même si elle lui est nécessaire, mais l’efficacité dans l'action. Il y engage spontanément la capacité intellectuelle d’observation et de modélisation acquise lors des jeux de l’enfance. Il y applique son discernement (découpage des concepts pour distinguer les êtres observés) et son jugement (sélection d’un raisonnement pertinent).

L’expérience de l’expérience, la confrontation répétée à des situations pratiques nécessitant des modèles divers, assouplit et accélère la construction théorique. S’il parvient au sommet de l’art, l’adulte acquiert la faculté que l’on appelle « coup d’œil » : face à la complexité et l’urgence d’une situation concrète il saura aller droit à l’action nécessaire. L’esprit parcourt alors en un éclair les étapes d’un raisonnement qu’il ne se soucie pas d’expliciter. Dans cette démarche synthétique le passage de la sensation à la décision suit un processus impossible à décrire, de même qu’il est impossible de décrire le mécanisme qui permet, si nous avons décidé de prononcer la lettre « A », de la prononcer effectivement ([Leibowitz], pp. 205-207) : ces mécanismes relèvent non de la théorie, mais du concret de l’action. Il en est de même, observons-le, de la production de la pensée : si toute pensée explicite est essentiellement simple, le mécanisme que nous utilisons pour la produire relève, lui, du monde réel et il est donc complexe.

On parle souvent du « coup d’œil » à propos du stratège dans l’action militaire, action soumise à des contraintes extrêmes de délai et de danger. On le rencontre aussi chez les entrepreneurs, artisans, contrôleurs aériens, professeurs, pilotes d’avion, conducteurs automobiles, sportifs, chirurgiens, bref chez tous ceux qui doivent agir. Certains agissent à tort et à travers ; d’autres agissent avec justesse alors même que les conditions de l’action excluent tout raisonnement explicite (ce qui veut pas dire qu’il n’y ait pas alors de raisonnement, car sans raisonnement il n’y aurait pas de justesse ; seulement il est alors implicite).  

Page suivante : Les embarras de la complication