Pierre Bourdieu, citant
Heidegger, lui a fait dire « Pour celui qui porte des lunettes - objet qui
pourtant, selon la distance, lui est proche au point de lui "tomber sur le nez"
- cet outil est, au sein du monde ambiant, plus éloigné de lui que le tableau
accroché au mur opposé ».
Nous ne voyons pas l’air dans lequel nous baignons et qui est nécessaire à notre
survie : si une pièce ne contient pas de meuble, nous disons qu’elle est
« vide » alors qu’elle contient plusieurs dizaines de kilogrammes d’air.
Les êtres humains ont vécu pendant des millions d’années sans rien
savoir de la circulation du sang ni des mécanismes de la digestion ; nous
pensons sans savoir comment le cerveau fonctionne.
Nous ne voyons pas le milieu
qui nous baigne et les artefacts qui nous sont proches nous paraissent naturels.
Tout se passe comme si le lait et l’huile étaient produits par l’épicerie, comme
si la lumière était produite par une pression sur l’interrupteur. Il faut une
panne, une crise, pour que l’origine de ces produits nous revienne à l’esprit.
* *
« Je ne sais pas ce que c’est
que le système d’information », vous dit-on.
Si cet interlocuteur ne voit
pas le SI, c’est parce qu’il est y immergé. Il ne pourra le voir qu’à l’occasion d’une
panne ou au prix d’un effort de réflexion. Citez-lui des exemples :
Mais où est donc le système d'information ?
Téléphoner, c’est utiliser un
SI qui interprète le numéro que vous avez composé, établit le circuit de
communication et code le signal vocal pour le transporter. Retirer des billets
de banque au distributeur automatique, c’est utiliser le SI qui authentifie
votre carte et débite votre compte. Lire des messages, leur répondre, c’est
utiliser le SI qui transporte et stocke les messages dans votre boîte aux
lettres électronique en l’attente de leur consultation. Surfer sur le Web, c’est
encore utiliser un SI.
Dans l’entreprise, vous
utilisez les « applications » qui correspondent à vos fonctions. Etes-vous
conseiller dans une agence bancaire ? Le SI permet de consulter les comptes de
vos clients, de réaliser les opérations qu’ils vous demandent. Etes-vous ouvrier
en mécanique générale ? Le SI fournit les cotes de la pièce à fabriquer et aide
à programmer votre machine. Etes-vous un gestionnaire ou, comme on dit, un
« manager » ? C’est dans le SI que vous trouverez les indicateurs, les alarmes
nécessaires à votre mission de supervision.
Je sais tout cela, répond
l’interlocuteur rétif ; mais cela n’explique toujours pas ce qu’est un SI. Il ne
fournit en effet que des données. Quel est le traitement à leur appliquer
pour qu’elles deviennent des informations ? Et comment peut-on passer de
l’information à la connaissance ?
Pour lui répondre selon les
règles de la logique il faudrait définir les termes qu'il utilise, mais la
conversation s'égarerait. Raisonner par analogie est moins rigoureux mais permet de garder les pieds par terre. « Ces
mêmes questions se posent, répondrez-vous, à propos d’activités aussi quotidiennes
que la lecture ou la conversation. Comment faites-vous pour conférer un sens à
un texte ? Pour comprendre ce que vous dit quelqu’un ? Pour tirer parti des
connaissances ainsi acquises ? Il faut avoir répondu à ces questions-là
avant de se les poser à propos du SI, et alors elles s'éclaireront d'elles-mêmes. »
Mais sans doute votre
interlocuteur ne s’y intéressera pas, pas plus qu’il ne s’intéresse à la façon
dont son appareil digestif fonctionne : cela marche tout seul, pourquoi s’en
soucier ? Plutôt que de creuser ces questions, il préfèrera donc en poser
une autre. « Que cherche-t-on à faire lorsque l’on met en place un SI ? S’agit-il
de clarifier la forêt de l’entreprise ou de changer de stratégie ? »
Le mieux est de maintenir la
discussion au ras du sol en recourant de
nouveau à l'analogie : « Pourquoi lisez-vous des livres, des journaux ? Pourquoi
avez-vous appris à parler ? A quoi vous sert le langage ? Vous faites effort,
sans doute, pour éviter la confusion et les incohérences. Vous souhaitez que
votre mémoire garde trace des choses importantes et oublie les autres. Mais
comment discernez-vous les choses importantes ? Ne vous référez-vous pas, pour
les trier, à ce que vous voulez faire ? Wittgenstein le disait : "Don't ask
for meaning, ask for use". Si vous savez répondre à ces questions en tant que
personne,
elles s’éclaireront d’elles-mêmes en ce qui concerne l’entreprise et son SI : il
s’agit exactement de la même chose, mais transposée à une organisation. Cette
transposition fait apparaître la complexité de démarches qui, dans la vie
quotidienne, sont si habituelles que nous les croyons simples. »
L’interlocuteur vous dira alors
peut-être piteusement « Je ne sais pas ce que c’est qu’une
entreprise ». Rassurez-le : il n’est pas le seul dans son cas.
Comme l'entreprise
nous crève les yeux, elle est invisible : c'est cela qui rend invisible le SI
qui, au fond, n'est rien d'autre que son langage...
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