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Le système d’information invisible

17 avril 2005


Pour lire un peu plus :

- "Essai sur les nomenclatures industrielles"
- Qu’est-ce qu’une entreprise?
- La charnière dans la personne
-
Cours de linguistique générale

Pierre Bourdieu, citant Heidegger, lui a fait dire « Pour celui qui porte des lunettes - objet qui pourtant, selon la distance, lui est proche au point de lui "tomber sur le nez" - cet outil est, au sein du monde ambiant, plus éloigné de lui que le tableau accroché au mur opposé [1] ». Nous ne voyons pas l’air dans lequel nous baignons et qui est nécessaire à notre survie : si une pièce ne contient pas de meuble, nous disons qu’elle est « vide » alors qu’elle contient plusieurs dizaines de kilogrammes d’air [2]. Les êtres humains ont vécu pendant des millions d’années sans rien savoir de la circulation du sang ni des mécanismes de la digestion ; nous pensons sans savoir comment le cerveau fonctionne. 

Nous ne voyons pas le milieu qui nous baigne et les artefacts qui nous sont proches nous paraissent naturels. Tout se passe comme si le lait et l’huile étaient produits par l’épicerie, comme si la lumière était produite par une pression sur l’interrupteur. Il faut une panne, une crise, pour que l’origine de ces produits nous revienne à l’esprit.

*  *

« Je ne sais pas ce que c’est que le système d’information », vous dit-on.

Si cet interlocuteur ne voit pas le SI, c’est parce qu’il est y immergé. Il ne pourra le voir qu’à l’occasion d’une panne ou au prix d’un effort de réflexion. Citez-lui des exemples :


Mais où est donc le système d'information ?

Téléphoner, c’est utiliser un SI qui interprète le numéro que vous avez composé, établit le circuit de communication et code le signal vocal pour le transporter. Retirer des billets de banque au distributeur automatique, c’est utiliser le SI qui authentifie votre carte et débite votre compte. Lire des messages, leur répondre, c’est utiliser le SI qui transporte et stocke les messages dans votre boîte aux lettres électronique en l’attente de leur consultation. Surfer sur le Web, c’est encore utiliser un SI.

Dans l’entreprise, vous utilisez les « applications » qui correspondent à vos fonctions. Etes-vous conseiller dans une agence bancaire ? Le SI permet de consulter les comptes de vos clients, de réaliser les opérations qu’ils vous demandent. Etes-vous ouvrier en mécanique générale ? Le SI fournit les cotes de la pièce à fabriquer et aide à programmer votre machine. Etes-vous un gestionnaire ou, comme on dit, un « manager » ? C’est dans le SI que vous trouverez les indicateurs, les alarmes nécessaires à votre mission de supervision.
 

Je sais tout cela, répond l’interlocuteur rétif ; mais cela n’explique toujours pas ce qu’est un SI. Il ne fournit en effet que des données. Quel est le traitement à leur appliquer pour qu’elles deviennent des informations ? Et comment peut-on passer de l’information à la connaissance ?

Pour lui répondre selon les règles de la logique il faudrait définir les termes qu'il utilise, mais la conversation s'égarerait. Raisonner par analogie est moins rigoureux mais permet de garder les pieds par terre. « Ces mêmes questions se posent, répondrez-vous, à propos d’activités aussi quotidiennes que la lecture ou la conversation. Comment faites-vous pour conférer un sens à un texte ? Pour comprendre ce que vous dit quelqu’un ? Pour tirer parti des connaissances ainsi acquises ? Il faut avoir répondu à ces questions-là avant de se les poser à propos du SI, et alors elles s'éclaireront d'elles-mêmes. »

Mais sans doute votre interlocuteur ne s’y intéressera pas, pas plus qu’il ne s’intéresse à la façon dont son appareil digestif fonctionne : cela marche tout seul, pourquoi s’en soucier ? Plutôt que de creuser ces questions, il préfèrera donc en poser une autre. « Que cherche-t-on à faire lorsque l’on met en place un SI ? S’agit-il de clarifier la forêt de l’entreprise ou de changer de stratégie ? »

Le mieux est de maintenir la discussion au ras du sol en recourant de nouveau à l'analogie : « Pourquoi lisez-vous des livres, des journaux ? Pourquoi avez-vous appris à parler ? A quoi vous sert le langage ? Vous faites effort, sans doute, pour éviter la confusion et les incohérences. Vous souhaitez que votre mémoire garde trace des choses importantes et oublie les autres. Mais comment discernez-vous les choses importantes ? Ne vous référez-vous pas, pour les trier, à ce que vous voulez faire ? Wittgenstein le disait : "Don't ask for meaning, ask for use". Si vous savez répondre à ces questions en tant que personne, elles s’éclaireront d’elles-mêmes en ce qui concerne l’entreprise et son SI : il s’agit exactement de la même chose, mais transposée à une organisation. Cette transposition fait apparaître la complexité de démarches qui, dans la vie quotidienne, sont si habituelles que nous les croyons simples. »

L’interlocuteur vous dira alors peut-être piteusement « Je ne sais pas ce que c’est qu’une entreprise ». Rassurez-le : il n’est pas le seul dans son cas. Comme l'entreprise nous crève les yeux, elle est invisible : c'est cela qui rend invisible le SI qui, au fond, n'est rien d'autre que son langage...


[1] Pierre Bourdieu, « Éléments d’une théorie sociologique de la perception artistique », Revue internationale des sciences sociales, 1968, XX, 4, pp. 640-664.

[2] La masse volumique de l’air à 17°C, au niveau de la mer, est de 1,2 kg/m3.