Lorsque j’étais à l’INSEE je regardais
attentivement l’indice des prix, l’inflation, l’évolution du pouvoir d’achat
moyen. Ce que je voyais m’inquiétait. Je m’en ouvris à Jean-Paul Benzécri.
« Ces histoires de pouvoir d’achat et de
niveau de vie, me dit-il, c’est de la blague. Les livres ne coûtent pas cher.
Notre pouvoir d’achat est donc énorme : nous sommes tous milliardaires en
lecture ».
Ce genre de remarque laisse le statisticien
sans voix : d’une part Benzécri avait raison, d’autre part il avait tort.
Comment démêler l’écheveau ?
Il avait tort parce que les indices
s’appuient sur la fonction d’utilité du consommateur (voir
A propos des indices), et que ce qu’il
disait ne pouvait s’appliquer qu’à ceux des consommateurs qui trouvent beaucoup
de plaisir, de bien-être, d’« utilité » dans la lecture. La théorie économique
est construite sur la fonction d’utilité (et sur la fonction de production). La
façon dont chacun définit sa propre fonction d’utilité, la façon dont elle peut
se construire et évoluer, relève donc d’une étape du raisonnement antérieure à
la science économique et lui échappe.
Mais il avait raison car si l’on admet que
le bonheur et le bien-être qui en est la composante matérielle sont affaire de
volonté, nous pouvons manipuler notre fonction d’utilité de façon à tirer
davantage de plaisir des produits qui coûtent peu et, parmi eux, de la lecture.
* *
En consacrant aux livres un budget de 100 à
150 € par mois on a de quoi emplir de plaisir son temps libre. Si on se limite
aux livres de poche on obtient le même résultat en dépensant moins encore.
Ceux qui sont prompts à repérer l’élitisme
chez autrui diront « ce n’est pas à la portée de tout le monde : certains n’ont
pas 100 € par mois à dépenser pour les livres et il faut savoir lire pour
trouver du plaisir à la lecture ». Je le concède. On accordera cependant qu’il
se trouve, parmi ceux qui lisent peu, beaucoup de personnes qui ont les moyens
d’acheter des livres et ont appris à lire à l’école. Que celles qui jugent leur
bien-être insuffisant se mettent donc à lire plutôt que de geindre ! « La
lecture de tous les bons livres est comme une conversation avec les plus
honnêtes gens des siècles passés », a dit Descartes :
qu’y a-t-il de plus plaisant qu’une bonne conversation ?
Examinez votre budget annuel. Combien
dépensez-vous pour le restaurant, le cinéma, le tourisme, le sport ? Combien
coûtent, à certains d’entre nous, les plaisirs presse-bouton (mais nuisibles) de
la drogue ? « Tout le malheur des hommes vient d'une seule chose, qui est de ne
savoir pas demeurer en repos dans une chambre », disait Pascal ;
il faut entendre : seul avec un bon livre.
* *
Faisons un petit test.
Avez-vous lu les
Essais de Montaigne ? La Princesse de Clèves de Mme de Lafayette ?
Les Mémoires de Saint-Simon ? Les Liaisons dangereuses de Laclos ?
Les Mémoires d’outre-tombe de Chateaubriand ? Lucien Leuwen de
Stendhal ? Les aventures de M. Pickwick de Dickens ? A la
recherche du temps perdu de Proust ? Les Buddenbrook
de Thomas Mann ? Le Voyage au bout de la nuit de Céline ?
Si vous les avez tous lus vous êtes un
lecteur, et donc un homme heureux : votre fonction d’utilité est bien orientée.
Si vous ne les avez pas tous lus, vous êtes un homme heureux car voilà du
plaisir en perspective. Si vous n’en avez lu aucun, vous êtes encore un homme
heureux car vous pourrez vous procurer du plaisir à volonté en manipulant votre fonction
d’utilité.
Qu’on les ait lus ou non, les bons livres
n’apportent que du plaisir : plaisir de la lecture, plaisir du souvenir du
plaisir, plaisir de l’anticipation du plaisir.
* *
« La lecture m’ennuie », disent ceux qui
n’ont jamais pris l’habitude de lire. Ils devraient pourtant essayer de s’y
mettre. Je gage que certains y prendront plus de plaisir que quand ils s’entassent dans
un avion pour faire le touriste au bout du
monde. Rien n’est plus écologique, rien n’émet moins de CO2 que la
lecture !
« La lecture est austère », dites-vous ? A
chacun sa conception de l’austérité. Si nous cherchions sincèrement le plaisir
nous le trouverions dans la pratique des mathématiques, qui sont l’activité la
plus voluptueuse qui soit : le cerveau du matheux se donne à lui-même du plaisir en circuit
court (voir
Aventure
mentale).
Un ami m'a dit comme pour s'excuser « je lis
lentement ». Mais il a bien raison ! Si un livre contient quelque chose, seule
la lecture lente permet de le découvrir. Il ne faut jamais se hâter vers la fin du
volume. On appréciera d'ailleurs davantage, on relira plus souvent, des livres
qui avaient résisté à la première lecture. Il en est des livres comme des
personnes : certes, on repère les meilleurs à leur ton, mais ils ne se
donnent pas tout de suite.
Pensées in Œuvres Complètes, p.516, Seuil, 1963.
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