Les indices de volume et de prix occupent une place
importante dans l’analyse et la politique économiques : ils sont à l’origine de
l’indice du prix de la consommation, de l’évaluation du PIB en volume, des
comparaisons internationales de productivité etc.
Or leur calcul comporte des approximations que les
utilisateurs négligent souvent, alors qu’elles délimitent la signification et la
portée des indices.
Le but de la présente fiche est de revenir sur la
théorie des indices afin de préciser ces limites.
* *
La définition des indices de volume s’appuie sur
la théorie économique, plus précisément sur la concavité de la fonction
d’utilité du consommateur[1].
On suppose le consommateur
rationnel : il répartit sa consommation entre les divers produits de façon à
maximiser sa satisfaction sous la contrainte de son budget C, ce budget
résultant lui-même de l’arbitrage intertemporel qui détermine la répartition du
revenu entre consommation et épargne.
La droite budgétaire D est le lieu
des points q tels que pq = C (p est le vecteur des prix des
produits, q le vecteur des quantités consommées, pq est un produit
scalaire). L’utilité de la consommation est U.
Évaluation des indices
Considérons deux années successives et repérons
la première année par l’indice 0. Lors de l'année 0, le vecteur des prix est
p0 et le vecteur des quantités consommées est q0,
la droite budgétaire est D0, l'utilité de la consommation est U0.
Lors de l'année 1, le vecteur des prix est p, le vecteur des
quantités consommées est q , la droite budgétaire est D, l'utilité est
U.
On dira que le volume de la
consommation a augmenté si U > U0. Pour mesurer cette augmentation,
on considère la consommation q* qui procurerait l'utilité U si le vecteur
de prix était resté identique à p0 (le point q* est le
contact entre la courbe d’indifférence U et une droite parallèle à D0).
Le budget, évalué aux prix de l’année 0, serait alors C* = p0q*.
La croissance en volume de la consommation[2]
est mesurée par le rapport C*/C = p0q* / p0q0.
Mais comme on ne connaît pas la courbe U,
il est en pratique impossible d’évaluer q*. Par défaut, on estimera p0q*
en calculant p0q qui, lui, est observable. Selon cette convention, l’indice du volume de la
consommation[3]
sera p0q / p0q0.
Mais q*
est, parmi les points de la courbe U, celui qui minimise le budget si le vecteur
de prix est p0 : donc nécessairement
p0q* ≤ p0q. En retenant p0q
pour mesurer la croissance du volume de la consommation, on surestimera
donc celle-ci.
L’indice en valeur étant pq / p0q0, on en
déduit, pour respecter l’égalité valeur = volume*prix, l’indice de prix pq
/ p0q. C’est un indice de Paasche, qui peut présenter des
évolutions surprenantes car la pondération q attribuée aux divers prix
varie dans le temps.
NB : on transite souvent en pratique par le
calcul de l’indice de prix pour évaluer l’indice de volume, qui s’obtient alors
en divisant l’indice de valeur par l’indice de prix.
La mesure de la croissance sera exacte si et
seulement si p0q* = p0q. Le consommateur
étant ici un être abstrait qui représente l'ensemble des consommateurs, on peut
sans perdre en généralité supposer sa fonction d'utilité strictement concave et
continûment différentiable. Alors p0q* = p0q
implique q = q* et
p = kp0 : tous les prix devraient avoir évolué dans
la même proportion et l’indice de prix serait égal à k. On peut en inférer que
la surestimation de la croissance due au fait que l’on estime p0q*
par p0q sera d’autant plus forte que les évolutions des
divers prix seront plus différentes.
Enchaînement des indices
Considérons non plus deux, mais trois années
consécutives notées 0, 1 et 2. Les indices de valeur s’enchaînent évidemment car
p2q2 / p0q0 = (p2q2
/ p1q1)(p1q1 / p0q0).
Par contre les indices de volume ne s’enchaînent pas : p0q2
/ p0q0 n’est pas égal à
(p1q2 / p1q1)(p0q1 / p0q0).
Les indices de prix, eux non plus, ne s’enchaînent pas.
Dans la pratique du calcul on multiplie souvent
entre eux les indices successifs comme s’ils s’enchaînaient. Le résultat ainsi
obtenu n’est pas exact et le sera d’autant moins que le calcul porte sur un
plus grand nombre d’années.
Pour corriger ce défaut on calcule parfois des
indices « au prix d’une année de base ». Prenons pour année de base l’année 0.
Les indices de volume des deux années suivantes seront p0q1
/ p0q0 et p0q2 / p0q0,
la croissance du volume entre les années 1 et 2 étant alors estimée par l’indice
p0q2 / p0q1. Cette
méthode, appliquée plusieurs années de suite, fournit des indices qui
s’enchaînent. Mais comme avec le temps les proportions entre
les prix p s’écartent de plus en plus de la structure de base p0,
la surestimation de la croissance commise en estimant p0q* par
p0q ira s’aggravant et il faudra, après quelques années,
changer d’année de base.
Analyse
1)
L'hypothèse de la rationalité des agents
économiques, qui se trouve au point de départ de la théorie des indices,
est commode au plan théorique mais contredite par l'expérience (cf. les travaux
d'Herbert Simon, et plus récemment
Choices, Values and Frames de Daniel Kahneman et Amos Tversky, Cambridge
University Press 2000). La mesure du volume de la production en sera altérée
lorsque l'incertitude est élevée ou lorsque l'innovation est forte,
circonstances qui accroissent le risque de non-rationalité.
2) Quelle que
soit la méthode retenue (indice chaîne ou année de base), l’évaluation de la
croissance en volume par un indice ne fournit un résultat interprétable que sur
un intervalle de quelques années successives. Le calcul qui enchaînerait des
indices sur des dizaines d’années fournit certes un résultat numérique,
mais la signification de celui-ci sera douteuse.
3) Si les
prix des divers produits croissent tous à la même vitesse, le calcul des indices
est exact et les problèmes que pose leur enchaînement disparaissent.
L’utilisation courante des indices et de leur enchaînement postule, de façon implicite, que tous les prix évoluent parallèlement. Cette
hypothèse fait violence à l’observation.
4) La théorie
des indices est bâtie sur la fonction d’utilité du consommateur. Cependant une
fois le formalisme du calcul élaboré autour de quantités de type p0q,
on l’applique au PIB, à l’investissement, au commerce extérieur, tous
agrégats qui n’ont pas avec la fonction d’utilité un rapport aussi étroit que la
consommation. Le calcul fournit ainsi des indicateurs de prix et de volume dont
la signification économique n’est pas claire.
5) La
fonction d’utilité sur laquelle s’appuie la théorie des indices est définie, de
façon classique, comme une fonction ordinale croissante du volume de la
consommation de certains produits ou agrégats de produits. Cette définition
impose des limites à la signification économique des indices :
a. Si un
produit nouveau surgit lors de l’année 1 pour prendre sa place dans la fonction
d’utilité (que l’on pense au téléphone mobile, au baladeur, au lecteur de DVD
etc.), on ne dispose pas d’une observation de son prix ni de son volume lors de
l’année 0. On ne peut donc pas tenir compte de cette nouveauté dans le calcul de
l’indice, et il ne pourra y figurer que lors de l’année 2. Si le produit
appartient à un agrégat plus vaste cette difficulté semble disparaître, mais
elle est en fait reportée sur l’évaluation du volume et du prix de cet agrégat.
b. Dans les
faits l’utilité ne dépend pas du seul volume mais aussi de la
qualité de chaque produit. On s’est efforcé de prendre en compte la qualité
des produits en calculant des indices hédoniques ; comme il est cependant
difficile d’évaluer le gain en volume qui serait, du point de vue de
l’utilité, l’équivalent d’un gain en qualité, l'interprétation des indices
hédoniques est des plus délicates. L'effet qualité est vraisemblablement
sous-estimé.
6) En
pratique, le calcul des indices suppose de nombreuses conventions : choix des
agrégats sur lesquels porte l’observation ; indice chaîne ou recours à l’année
de base ; traitement de l’effet qualité etc. La comparaison des indices
(et des taux de croissance) entre périodes différentes ou pays différents
nécessite des corrections qu’il est parfois impossible d’effectuer.
7) La
fragilité des indices et la difficulté des comparaisons se répercutent sur les
indicateurs construits en s’appuyant sur eux, notamment sur les indicateurs de
productivité obtenus en divisant le volume produit par la quantité de
travail.
8) Le
réalisme du raisonnement économique s’obtient non en s’appuyant sur des indices
(ou, ce qui revient au même, sur des indicateurs de volume et de prix), mais en
posant des hypothèses simples et en étalonnant les paramètres sur des ordres de grandeur
observés et bien choisis. Cela n’enlève pas tout intérêt aux indices, car ils
fournissent des ordres de grandeur, mais ils ne peuvent à eux seuls ni alimenter
un raisonnement, ni fonder une démonstration.
9) Étalonner
une équation économétrique sur des indicateurs de volume et de prix, comme on le
fait souvent, c’est prendre le risque de reporter sur les coefficients de
l’équation les biais et écarts de principe dont souffre le calcul des indices.
[1]
Une bonne part du raisonnement macroéconomique
relève de la robinsonnade : on y traite un pays entier comme s’il s’agissait
d’un seul individu muni d’une fonction de production et d’une fonction
d’utilité, la spécification de ces fonctions et les ordres de grandeur étant
induits de l’observation de l’économie réelle (modèle de croissance de Ramsey,
modèle des échanges internationaux de Heckscher-Ohlin etc.). Le raisonnement
ne considère les personnes et les institutions (État, entreprises) que quand
il porte sur ce qui se passe à l'intérieur de l'"individu" agrégé
qu'est un pays : répartition du patrimoine, distribution et redistribution des revenus, échanges entre branches du système productif
etc.
[2]
On ne mesure donc pas la croissance de l’utilité –
cela n’aurait pas de sens, l’utilité étant une fonction ordinale de la
consommation – mais la croissance du budget consacré à la consommation, évalué
à prix constants.
[3]
On suppose ici que l’indice est de la forme 1 + τ,
où τ est un taux de croissance.
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