Ceux qui dénigrent l’économie
de marché font presque toujours un contresens. Mais il en est de même, il faut
le dire, de ceux qui prennent sa défense, et ces derniers sont souvent moins
innocents.
Ce qui caractérise l’économie
de marché, c’est l’échange équilibré : en échange du produit que j’achète,
je donne un autre produit de valeur équivalente – ou bien, si l’économie est
monétaire, je paie le prix du produit. L’échange équilibré suppose un rapport
d’égalité entre les personnes concernées.
Historiquement, l’échange
équilibré n’a pas été la forme la plus fréquente du rapport entre les personnes.
Dans une société où l’égalité était moins fréquente que la domination, les
rapports étaient réglés par la prédation : le plus fort prend les
produits du plus faible sans rien donner en échange.
Au Moyen-Âge les rapports
sociaux étaient d’une extrême brutalité.
Les techniques les plus évoluées concernaient la fabrication des armes (il en
est de même aujourd’hui, et ce n’est pas bon signe). On respectait les hommes qui
savaient les utiliser. Dans les blasons des familles
nobles des bêtes de proie étaient souvent représentées. La caste militaire des
nobles était privilégiée par rapport aux paysans qui lui étaient soumis, mais
aussi par rapport aux bourgeois des villes (artisans, marchands,
négociants).
C'est la bourgeoisie qui a
inventé l’échange équilibré, qui permet de conduire les affaires dans le long
terme et avec un minimum de risques et que l'usage de la monnaie a perfectionné. Une longue polémique s’est engagée entre
les défenseurs de l’économie de marché et ceux qui lui préféraient la prédation,
jugée plus respectable.
La victoire de la bourgeoisie à
la charnière des XVIIIe et XIXe siècles ne s’est pas
accompagnée d’un bouleversement des valeurs. La gloire a entouré les campagnes napoléoniennes qui furent l’occasion d’une
prédation à grande échelle. Les romantiques n’ont pas eu de mots trop durs
envers la bourgeoisie (à laquelle ils appartenaient presque tous), dénonçant la
« mentalité de boutiquier », le « désir d’accumuler ». Il est vrai que
l’on peut trouver intéressante la vie aventureuse du
prédateur, qui sait gaspiller en grand seigneur ! Aujourd'hui encore, et plus que jamais
peut-être, la culture médiatique accorde plus d'intérêt au tueur qu'au sage.
La même réprobation, d'origine
esthétique,
s’appliquait à l’argent où l’on voyait la source de tous les maux sans s’aviser
des inconvénients pratiques qu'aurait comporté un retour au troc.
* *
Il faut dire cependant que sous le marché
se cache souvent une prédation sournoise. Si l’employeur et le salarié ne sont
pas dans un rapport d’égalité, le plus fort des deux sera tenté d’imposer ses
conditions à l’autre. Il en est de même entre le colonisateur et le colonisé,
entre le maître et l’esclave.
Beaucoup des critiques
adressées à l’économie de marché, au capitalisme etc. visent non pas leur
principe,
mais un dévoiement auquel ce principe sert d’alibi : il est d'ailleurs dans l'ordre des
choses que la mission d'une institution soit souvent
trahie précisément par ceux qui l'invoquent le plus éloquemment.
Le mot « marché » lui-même a
été détourné : on dit « les marchés » pour désigner la
Bourse, marché d’occasion sur lequel se revendent les actions des entreprises.
Ces « marchés », qui ne sont pas le marché sur lequel se vendent les
produits, font pression sur les entreprises pour obtenir des dividendes ou
plus-values extraordinaires. Ils se comportent ainsi en prédateurs. Le
néo-colonialisme est essentiellement prédateur,
ainsi que les mafias qui sont des rémanences, dans la société moderne, des
rapports de type féodal et de la violence qui les accompagnait.
Alors que les mafias ont (si
l’on peut dire) l’honnêteté de ne pas se poser en associations de bienfaisance,
des prédateurs se réclament de l’économie de marché pour réclamer cette
« liberté du renard libre dans le poulailler libre » dont parlait Karl Marx. Ils
ont fait du marché leur slogan et leur drapeau alors qu’ils font fortune grâce
à l’échange déséquilibré qui en est l'exact contraire.
* *
Celui qui dispose d’un
rapport de forces favorable sera toujours tenté d’en abuser. Lorsqu’il y a tentation, il y a probabilité de faute et donc,
statistiquement, faute effective. Il est donc inévitable qu'une prédation se
produise dès qu'elle est possible.
L’échange équilibré ne peut
donc pas exister si le marché n’est pas organisé, structuré, contrôlé. Les loups
déguisés en agneaux, partisans de la prédation déguisés en partisans du marché,
se reconnaissent au fait qu’ils opposent marché et réglementation, marché et
régulation. Ils voudraient que le marché fût libre, absolument libre, de telle sorte que les
prédateurs puissent le dominer sans obstacle. Mais c’est tout le contraire : il faut
la loi, et l’institution judiciaire, pour définir et faire appliquer les règles
qui garantissent l’échange équilibré et le fonctionnement paisible du marché.
La perversion du vocabulaire
révèle une perversion plus profonde, celle des orientations, des intentions et
des actions. L’économie de marché nous a libéré de la prédation qui dominait
auparavant et qui jouissait d’un grand prestige mais elle est aujourd’hui, comme
thématique, récupérée par des prédateurs. Ceux qui veulent – et ils ont raison –
lutter contre la prédation croient alors devoir s’en prendre à l’économie de marché.
Ils ne voient pas qu’en s’attaquant ainsi à l’échange équilibré, et éventuellement
en outre à la monnaie qui est le lubrifiant de l'échange, ils militent sans le
vouloir pour un retour à la prédation pure et simple.
L’économie actuelle, violente
et périlleuse,
désoriente les institutions et offre aux prédateurs un large champ d’action. Il
n’en est que plus nécessaire de revenir aux principes de l’économie de marché en
l'entourant des institutions qui préserveront cette égalité des forces sans
laquelle il ne peut pas y avoir d’échange équilibré, ni par conséquent de marché
digne de ce nom.
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