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Brève apologie de l’économie de marché

23 octobre 2005


Pour lire un peu plus :

- La société féodale

- Noir Silence
- Mise en perspective
- Mission et organisation

Ceux qui dénigrent l’économie de marché font presque toujours un contresens. Mais il en est de même, il faut le dire, de ceux qui prennent sa défense, et ces derniers sont souvent moins innocents.

Ce qui caractérise l’économie de marché, c’est l’échange équilibré : en échange du produit que j’achète, je donne un autre produit de valeur équivalente – ou bien, si l’économie est monétaire, je paie le prix du produit. L’échange équilibré suppose un rapport d’égalité entre les personnes concernées.

Historiquement, l’échange équilibré n’a pas été la forme la plus fréquente du rapport entre les personnes. Dans une société où l’égalité était moins fréquente que la domination, les rapports étaient réglés par la prédation : le plus fort prend les produits du plus faible sans rien donner en échange.

Au Moyen-Âge les rapports sociaux étaient d’une extrême brutalité[1]. Les techniques les plus évoluées concernaient la fabrication des armes (il en est de même aujourd’hui, et ce n’est pas bon signe). On respectait les hommes qui savaient les utiliser. Dans les blasons des familles nobles des bêtes de proie étaient souvent représentées. La caste militaire des nobles était privilégiée par rapport aux paysans qui lui étaient soumis, mais aussi par rapport aux bourgeois des villes (artisans, marchands, négociants).

C'est la bourgeoisie qui a inventé l’échange équilibré, qui permet de conduire les affaires dans le long terme et avec un minimum de risques et que l'usage de la monnaie a perfectionné. Une longue polémique s’est engagée entre les défenseurs de l’économie de marché et ceux qui lui préféraient la prédation, jugée plus respectable.

La victoire de la bourgeoisie à la charnière des XVIIIe et XIXe siècles ne s’est pas accompagnée d’un bouleversement des valeurs. La gloire a entouré les campagnes napoléoniennes qui furent l’occasion d’une prédation à grande échelle. Les romantiques n’ont pas eu de mots trop durs envers la bourgeoisie (à laquelle ils appartenaient presque tous), dénonçant la « mentalité de boutiquier », le « désir d’accumuler ». Il est vrai que l’on peut trouver intéressante la vie aventureuse du prédateur, qui sait gaspiller en grand seigneur ! Aujourd'hui encore, et plus que jamais peut-être, la culture médiatique accorde plus d'intérêt au tueur qu'au sage.

La même réprobation, d'origine esthétique, s’appliquait à l’argent où l’on voyait la source de tous les maux sans s’aviser des inconvénients pratiques qu'aurait comporté un retour au troc.

*   *

Il faut dire cependant que sous le marché se cache souvent une prédation sournoise. Si l’employeur et le salarié ne sont pas dans un rapport d’égalité, le plus fort des deux sera tenté d’imposer ses conditions à l’autre. Il en est de même entre le colonisateur et le colonisé, entre le maître et l’esclave.

Beaucoup des critiques adressées à l’économie de marché, au capitalisme etc. visent non pas leur principe[2], mais un dévoiement auquel ce principe sert d’alibi : il est d'ailleurs dans l'ordre des choses que la mission d'une institution soit souvent trahie précisément par ceux qui l'invoquent le plus éloquemment.

Le mot « marché » lui-même a été détourné : on dit « les marchés » pour désigner la Bourse, marché d’occasion sur lequel se revendent les actions des entreprises[3]. Ces « marchés », qui ne sont pas le marché sur lequel se vendent les produits, font pression sur les entreprises pour obtenir des dividendes ou plus-values extraordinaires. Ils se comportent ainsi en prédateurs. Le néo-colonialisme est essentiellement prédateur[4], ainsi que les mafias qui sont des rémanences, dans la société moderne, des rapports de type féodal et de la violence qui les accompagnait.

Alors que les mafias ont (si l’on peut dire) l’honnêteté de ne pas se poser en associations de bienfaisance, des prédateurs se réclament de l’économie de marché pour réclamer cette « liberté du renard libre dans le poulailler libre » dont parlait Karl Marx. Ils ont fait du marché leur slogan et leur drapeau alors qu’ils font fortune grâce à l’échange déséquilibré qui en est l'exact contraire.

*   *

Celui qui dispose d’un rapport de forces favorable sera toujours tenté d’en abuser. Lorsqu’il y a tentation, il y a probabilité de faute et donc, statistiquement, faute effective. Il est donc inévitable qu'une prédation se produise dès qu'elle est possible.

L’échange équilibré ne peut donc pas exister si le marché n’est pas organisé, structuré, contrôlé. Les loups déguisés en agneaux, partisans de la prédation déguisés en partisans du marché, se reconnaissent au fait qu’ils opposent marché et réglementation, marché et régulation. Ils voudraient que le marché fût libre, absolument libre, de telle sorte que les prédateurs puissent le dominer sans obstacle. Mais c’est tout le contraire : il faut la loi, et l’institution judiciaire, pour définir et faire appliquer les règles qui garantissent l’échange équilibré et le fonctionnement paisible du marché.

La perversion du vocabulaire révèle une perversion plus profonde, celle des orientations, des intentions et des actions. L’économie de marché nous a libéré de la prédation qui dominait auparavant et qui jouissait d’un grand prestige mais elle est aujourd’hui, comme thématique, récupérée par des prédateurs. Ceux qui veulent – et ils ont raison – lutter contre la prédation croient alors devoir s’en prendre à l’économie de marché. Ils ne voient pas qu’en s’attaquant ainsi à l’échange équilibré, et éventuellement en outre à la monnaie qui est le lubrifiant de l'échange, ils militent sans le vouloir pour un retour à la prédation pure et simple.  

L’économie actuelle, violente et périlleuse[5], désoriente les institutions et offre aux prédateurs un large champ d’action. Il n’en est que plus nécessaire de revenir aux principes de l’économie de marché en l'entourant des institutions qui préserveront cette égalité des forces sans laquelle il ne peut pas y avoir d’échange équilibré, ni par conséquent de marché digne de ce nom.


[1] Marc Bloch (1886-1944), La société féodale (1939), Albin Michel 1994

[2] Il n’y a rien de mal à accumuler un stock, le capital, qui servira de facteur de production.

[3] On nomme « investisseurs » les personnes qui achètent ces actions, alors qu’elles n’investissent pas mais font un placement.

[4] François-Xavier Verschave, Noir Silence, Les Arènes 2000.

[5] Michel Volle, e-conomie, chapitre XV, Economica 2000.