Perplexités militaires
19 mars 2003
Comme les choses me semblent aller au rebours du
bon sens, je mets ici bien à plat la façon dont je me les représente.
Savoir interpréter l'attentat du 11
septembre 2001
Tout attentat est un message qui doit
être décodé. La plupart signifient ceci : "Voyez, je vous ai fait mal
mais je pourrais faire pire ; donnez-moi ce que je réclame" : ce qui
est réclamé, c'est de l'argent, la libération de certains prisonniers, des
armes etc. (Voir Dominique Lorentz, Une
guerre). D'autres signifient ceci : "Je vous fais la vie impossible,
partez !".
Aucune de ces deux interprétations ne peut convenir pour
l'attentat du 11 septembre 2001 : un maître chanteur ne monte pas
immédiatement aux extrêmes, et comment pourrait-on faire partir les Américains
d'Amérique ?
Certains ont attribué l'attentat à la haine, la
perversité, la lutte des civilisations
etc. Mais le terroriste
(je pense au stratège, non à l'exécutant) n'est pas quelqu'un
qui se soulage de son mal-être en faisant souffrir l'autre ; c'est un homme organisé,
un calculateur.
Une fois éliminées les fausses explications, on
voit que cet attentat relève de la catégorie des provocations. Oussama Ben Laden
a voulu provoquer de la part des
États-Unis une réaction favorable à ses projets. Mais quels sont ses
projets ?
Ils ont été décrits par Alexandre Adler dans J'ai
vu finir le monde ancien. Ben Laden veut créer un empire musulman, reconstituer le califat que Mustapha Kemal a supprimé
en 1924. Il lui faut pour cela jeter à bas les régimes politiques du
Moyen-Orient, effacer les frontières entre les États. Mais les forces d'al Qaeda n'y
suffiraient pas : il a donc besoin d'un bras de
levier. S'il parvient à susciter l'intervention des armées américaines,
surpuissantes mais peu subtiles au plan politique, cela pourra provoquer un désordre
tel que les régimes politiques vermoulus s'effondreront. Alors la partie sera assez ouverte pour que
lui Ben Laden, ou son successeur, tirent
les marrons du feu.
Cet homme de l'Hadramaout, dont la famille
dispose de longue date d'un réseau commercial dans l'océan Indien, au Soudan,
en Indonésie, en Malaisie, au Pakistan, et qui se campe en rival du prince
Abdallah, n'est pas n'importe qui. Il joue à long terme, notamment sur le
terrain médiatique qui est crucial de nos jours. Le talent de Hitler
s'expliquait par une sensibilité psychologique aiguë. Elle lui a permis de
prendre et de conserver le pouvoir, mais ne faisait pas de lui un stratège.
Il se peut que Ben Laden, doté d'une intelligence tout aussi perverse, soit
pour sa part un vrai stratège.
Quelle riposte ?
Dans une telle situation, que faire si l'on est
président des États-Unis ? Engager contre le terrorisme une puissance
militaire classique, cela soulagerait sans doute les émotions suscitées par
l'attentat, mais ce serait aussi peu pertinent qu'il ne le fut d'opposer la
ligne Maginot au Blitzkrieg de la Wehrmacht.
Toute riposte doit être adaptée à la nature de
l'adversaire. La lutte contre le terroriste se mène non par les moyens
militaires classiques, qui ne conviennent qu'aux affrontements entre armées,
mais par le
renseignement, l'infiltration, le retournement, le pardon des repentis (avec de l'argent
et une nouvelle identité), le repérage et la coupure des flux financiers, enfin quelques opérations ponctuelles violentes, secrètes et
bien ciblées. Elle se mène aussi en asséchant le réservoir où le terroriste
recrute ses exécutants, ce qui implique une politique appropriée.
Déployer contre Ben Laden des chars, des
porte-avions, des missiles, des bombardiers, ce serait obéir exactement à sa
provocation et lui procurer un nombre illimité de nouvelles recrues. Il se
frotterait les mains ! peu lui importent en effet ses points d'appui en
Afghanistan, ses grottes et ses forteresses, peu lui importent les hommes dont
il dispose aujourd'hui, peu lui importe sa vie même : tout cela peut être
sacrifié si le prestige de l'action terroriste s'en accroît à terme. Or rien
ne peut lui apporter plus de prestige que le déploiement d'une force massive,
spectaculaire, médiatisée et politiquement pataude.
L'action
militaire classique est une tentation à laquelle le stratège doit résister.
Une tentation, parce que lorsque l'on a été blessé par un attentat la
première réaction est de riposter avec les moyens que l'on a, ici l'armée
classique ; une solution de facilité aussi, parce qu'il est plus aisé de
riposter de la sorte que de concevoir, d'organiser les moyens adaptés à la
lutte contre le terrorisme. Un peu de bon sens doit prémunir contre cette
tentation : il y a quelque chose de tellement ridicule dans le déploiement
d'une armada contre un terroriste !
La riposte effective
En fait, on le sait, le président des États-Unis
a fait ce que Ben Laden avait prévu et souhaité. Il a attaqué en Afghanistan,
où il a remporté des succès douteux et créé une situation de plus en plus
inextricable. Aujourd'hui, il va porter à son comble la joie de Ben Laden en
attaquant l'Irak.
Je dis "à son comble", parce que au
passage :
- les États-Unis attaquent un État dont rien ne prouve qu'il a soutenu Ben
Laden ;
- le rôle de l'ONU comme lieu de règlement des litiges internationaux est mis
à mal ;
- la légitimation de la "guerre préventive" introduit un poison
mortel dans les relations internationales ;
- les pays occidentaux sont divisés ;
- les pouvoirs politiques du Moyen-Orient (Syrie, Jordanie, Arabie Saoudite, Égypte) et
aussi plus à l'est (Pakistan, Malaisie, Indonésie) comme plus à l'ouest
(Maroc) sont menacés d'une crise de régime ;
- Ben Laden peut escompter que les Américains commettront, sur ce terrain si
délicat, des maladresses politiques qu'il saura exploiter.
Quelle compétence ?
Je souhaite bien sûr avoir tort, car si j'ai
raison nous allons vers la catastrophe. Mais je ne peux pas m'empêcher de
penser ce que je pense ! Pour évaluer mon risque
d'erreur, je me suis interrogé sur les compétences stratégiques des
décideurs dans cette affaire, George W. Bush et Tony Blair.
Ils aiment à se recommander de Winston Churchill, qui fut sans doute le plus grand homme d'État du XXème siècle.
Churchill était un authentique guerrier. Jeune officier, il a aimé et
recherché le danger. Il s'est battu à Cuba, aux Indes, en Afrique
du Sud. S'il n'a jamais été blessé, c'est
par hasard. Pendant la guerre de 14-18, dans l'intervalle entre deux postes
ministériels, il est allé se battre contre les Allemands en France, dans les tranchées, en première ligne,
à la tête d'une compagnie. Les soldats on apprécié ce commandant
infatigable, intrépide, efficace et bon vivant.
Churchill avait de la guerre une expérience
personnelle et directe ; il la connaissait trop bien pour y envoyer les autres de gaieté de cœur.
Ce n'est certes pas lui qui se serait arrogé le
droit de lancer une guerre préventive. Quand il a fait la guerre, et il l'a
fort bien faite, c'est qu'il y était contraint.
Ni George W. Bush, ni Tony Blair n'ont d'expérience militaire. Alors que les garçons de sa génération faisaient au Vietnam une guerre
pénible, George W. Bush a fait en 1972-73 un service militaire confortable - et
peu brillant - dans la garde nationale du Texas. Tony Blair, lui,
n'a fait aucun service militaire. Il est notoire, observons-le, que les vrais
guerriers ne s'engagent dans un conflit qu'avec réticence. Les
ignorants en stratégie tablent sur la force et s'imaginent que la victoire leur
sera aussi facile que douce.
On doit espérer que George W. Bush, à défaut
d'expérience personnelle, s'appuie sur les conseils de bons experts. Mais
il paraît qu'il n'en est rien. Je
résume ici l'article de Dana Milbank dans "For
Bush, War defines Presidency", Washington Post, 8 mars 2003 : "Nous
sommes conscients des incertitudes que comporte la guerre en Irak, et surtout
ses suites. Nous voulons croire que Bush a étudié, avant de la lancer, les rapports des services de renseignements et les études géopolitiques
permettant de savoir ce qu'il conviendra de faire dans les diverses circonstances
qui peuvent se présenter. Mais nous devons faire aussi une autre hypothèse :
qu'il se fie tout simplement à sa bonne étoile. L'un
des livres qui a influencé Bush est la biographie de Houston,
fondateur du Texas. Bush admire les personnes qui ont un but auquel
elles consacrent toutes leurs forces et qui donne un sens à leur destin. Son propre destin a pris sens le 11 septembre
2001 ; le but qu'il s'est donné,
c'est de faire la guerre à l'Irak et Saddam Hussein. Il
est conforté dans cette vision par les faucons qui l'entourent. Sa
foi religieuse, intense, l'a convaincu qu'il était en contact
direct avec Dieu. C'est sur la base de ces convictions qu'il est en train de
lancer une guerre aux effets imprévisibles, et non sur la base d'études et de
réflexions approfondies".
Ce
qui frappe dans cet article, écrit avec pondération, c'est (1) que l'auteur décrit
Bush comme un illuminé ; (2) qu'il soit publié dans le Washington Post, dont les
éditoriaux sont habituellement va-t-en guerre.
Si Bush fonctionne sur ce mode,
on peut tout craindre : quand un homme ivre enfourche une bicyclette il est
hautement probable qu'il va se casser la figure. Il n'est certes pas démontré
que l'attaque américaine provoquera une catastrophe au Moyen-Orient. Mais dans
cette région si instable il suffit de manquer un petit peu d'intelligence pour
provoquer la catastrophe.
Quelle est la
responsabilité de la France ?
Certains journaux
américains (New York Times, Washington Post) expriment des doutes sur la
qualité de la diplomatie américaine et notamment sur la pertinence des
interventions de Donald Rumsfeld. Mais l'Américain de base, qui ne lit pas les
journaux et reçoit ses informations d'une télévision bien tenue en main par
l'administration Bush,
est convaincu que les Français ont joué dans cette affaire un rôle
diabolique. Tony Blair a expliqué aux Communes que s'il faisait la guerre,
c'était la faute des Français : nous aurions été trop intransigeants dans la défense de la
paix. Cette
position fait sourire, venant de ceux qui avaient demandé l'avis du conseil de
sécurité de l'ONU tout en disant qu'ils feraient la guerre quel que soit cet
avis.
Mais il faut un bouc émissaire :
ce sera donc nous, petits Français de rien du tout. Nous aurons tort si la
guerre est courte, victorieuse, et si elle apporte au Moyen-Orient la
démocratie et la paix (ce que nous souhaitons sans oser y croire). Mais par
contre nous aurons encore tort si elle est longue, meurtrière et si elle met le feu aux
poudres, car alors c'est à cause de nous qu'on l'aura déclarée.
Si nous nous étions
déclarés en faveur de la guerre, eh bien paraît-il elle n'aurait pas eu lieu parce que
Saddam aurait pris peur, tant notre avis est décisif. Mais Saddam a cru que nos
réticences allaient bloquer les Américains, cela l'a rendu intraitable,
c'est pour cela qu'il faut maintenant attaquer l'Irak, à grand regret bien
sûr. Salauds de Français, lâches, vendus, hypocrites ! Nous ne sommes pas loin
d'appartenir à l'Axe du Mal. "Après Bagdad, Paris !" s'exclament des
sénateurs américains. Et de rire...
Restons calmes
Le pire serait de nous laisser
aller à l'antiaméricanisme. Nous avons été assez bêtes pour importer
d'Amérique ce qu'elle a de moins bon (des séries télévisées aussi insipides
que leur fast-food, des films bien montés mais au scénario ultra-violent) et pour
la copier maladroitement ; ce n'est pas une raison pour mépriser des qualités
dont nous devrions nous inspirer : esprit pratique, simplicité des rapports
humains, organisation des entreprises etc. Aucun de ceux qui ont étudié
l'informatique ne peut ignorer l'apport des États-Unis. Et que serait sans
elle le futur de nos économies (et même, ne vous en déplaise, de notre
civilisation) ?
Ce qui fait notre richesse, à
nous Français (et qui nous rend parfois si difficiles à comprendre), c'est notre
longue pratique de l'équilibre dans la diversité. Notre pays est le creuset
où se sont mariés les apports celte, latin, germain, sémite (sous les deux formes juive et arabe), asiatique et africain. C'est pourquoi nous ne saurions
pas plus être antiaméricains qu'antisémites, antiarabes,
antiallemands, antianglais etc.
Ceux qui prétendent défendre la culture française en l'isolant, et qui sont d'ailleurs les plus
incultes d'entre nous, font un contresens sur notre histoire comme sur notre identité.
Il revient à nos diplomates de
compenser le déficit d'image dont nous souffrons, à l'étranger, auprès des
personnes qui ne
réfléchissent pas. Ne réagissons donc pas aux propos antifrançais. Cultivons nos
amitiés. Évitons les déclarations désobligeantes. Restaurons l'unité
d'action de l'Europe, un instant mise à mal en partie par nos
maladresses.
Et continuons à résister,
souplement mais fermement, à une politique de grande puissance qui rappelle
l'attitude du chauffard amateur d'excès de vitesse : il est de plus en plus
persuadé d'être un bon conducteur, jusqu'au jour où il provoque
l'accident inéluctable.
|