Moderne et postmoderne
Pour comprendre le
postmodernisme, il faut d’abord voir ce qu’est la modernité qui lui a donné
naissance et dont il s’est détaché[1].
Modernité
La modernité fut à la fois
économique et culturelle. Au plan économique, elle est corrélative de
l’industrialisation, du système technique mécanisé
qui a prévalu de 1860 à 1970 (ces dates sont « floues », bien sûr).
Ce système technique a permis
un équilibre économique fondé sur le cycle typique que l’on a appelé
« fordisme » et que Ford a résumé en disant « je distribue des salaires élevés à
mes ouvriers de telle sorte qu’ils puissent acheter les voitures qu’ils
produisent » : la production est fonction de la demande, la demande est
fonction du revenu, le revenu est fonction de la production.
Les usines demandaient une main
d’œuvre abondante pour accomplir des tâches répétitives et standardisées ;
l’équilibre du marché du travail était en principe endogène, sauf lors des
années 30 où se produisit une crise de confiance envers l'appareil productif qui
a altéré les anticipations et provoqué un excès d’épargne.
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Pour concevoir ses produits,
l’industrie a au XIXe siècle imité les produits d’un artisanat
qu’elle évinçait, se contentant de les modifier pour faciliter la production de
masse. C’est seulement dans les années 1920 qu'est apparu le design,
événement caractéristique de la modernité et qui consiste à introduire dans la
conception des produits industriels (mobilier, équipement ménager, automobiles
etc.) un niveau de qualité esthétique et de commodité semblable à celui des
meilleurs produits de l’artisanat. La part du design dans la conception des
produits industriels restera toutefois minoritaire, les entreprises prétendant
que les clients préféraient des produits banals.
Corrélativement, on voit
apparaître à la fin du XIXe siècle, puis s’épanouir dans les années
1920, ce que l’on a appelé l’art moderne. On peut citer, à titre d’échantillon,
la musique d'Albert Roussel (1869-1937), la peinture de Paul Klee (1879-1940),
l’œuvre de Marcel Proust (1871-1922) en littérature, l’école du Bauhaus en
architecture etc.
Le principe de l’art moderne
peut se résumer ainsi : alors qu’auparavant les œuvres d’art devaient obéir à
des règles établies par la tradition et qui leur étaient donc extérieures, l’œuvre d’art moderne doit porter en
elle-même les règles auxquelles elle obéit. Il en est résulté des œuvres d’une
originalité unique, comme Le sacre du printemps (1913) d’Igor Stravinsky
(1882-1971) ou A la recherche du temps perdu de Proust, mais aussi
quelques impasses en musique comme en architecture et une abondance étonnante
d'oeuvres médiocres en peinture, les créateurs étant désormais privés du corset
que leur procuraient naguère les règles de l’art (même si ces règles n'avaient il est
vrai jamais formé un barrage étanche contre la médiocrité).
Bien que l’époque de la
modernité ait été marquée par des guerres auxquelles le système technique
mécanisé a fourni des armes d’une efficacité inédite, bien que la force de
travail ait été embrigadée à l’excès, les progrès du bien-être matériel que
procura l’industrialisation (automobile, téléphone, logement, équipement
ménager, cinéma) et l’élévation générale du niveau de vie, couplés au
fonctionnement de l’ascenseur social, ont suscité un climat d’optimisme : dans
l’ensemble de cette époque, on a cru au progrès, aux études, à la sécurité sociale
etc.
Postmodernité
La postmodernité peut elle
aussi se décrire sur les deux plans économique et culturel.
Au plan économique, le système
technique mécanisé est progressivement évincé, à partir des années 1960 et
surtout 1970, par un autre système technique que caractérise l’automatisation
de la production. A la production de masse de produits standards succède la
diversification ; à l’équilibre du marché du travail succède un chômage
endémique, car l’automatisation supprime des emplois en même temps qu’elle
abaisse les coûts de production.
L’optimisme qui avait
caractérisé la modernité, l’espoir dans le progrès, font place alors au
scepticisme sinon au pessimisme : le souci de l’environnement conduit à mettre
en question non seulement les conditions pratiques de la production
industrielle, mais la croissance elle-même (Jean-Marc
Jancovici). Non seulement le postmoderne ne croit plus au progrès, mais il
prévoit des catastrophes (Jean-Pierre Dupuy)
à l’horizon de l’évolution économique et démographique.
Devant les produits
industriels, le consommateur post-moderne est blasé : l’automobile, le
téléphone, la machine à laver sont pour lui des biens banals qui n’éveillent
plus ni l’émotion, ni le sentiment de la réussite sociale. Il réagit contre la
« société de consommation ». Cependant de nouveaux produits issus du système
technique contemporain attirent son attention : ordinateurs, téléphones mobiles,
baladeurs, DVD etc. Ces produits répondent tous à un besoin de communication et
de distraction, voire à un désir d’évasion dans le monde de l’imaginaire.
Au point de vue culturel, le
postmodernisme est marqué par le retour de l’œuvre sous le joug des règles et
procédés que la modernité avait répudiés. L’architecture abandonne les formes
raides et un peu froides qu’avait affectées la modernité pour renouer avec le
maniérisme des ornements, colonnes et chapiteaux (Ricardo Bofill). La peinture
renoue avec la technicité la plus exigeante pour imiter la précision de la
photographie (hyperréalisme). En littérature, une création poétique abondante se
publie à compte d’auteur alors que l’art du roman fait une large part au
médiatique (Michel Houellebecq). Le cinéma est envahi par les effets spéciaux.
L’effort vers la qualité reste
minoritaire comme dans toutes les époques, et comme le design a été
minoritaire dans la modernité. On note un effort vers la sobriété dans la mode
(Marc Jacobs) comme dans la conception des machines (voitures hybrides), et une
curiosité renouvelée envers les sagesses orientales (François
Jullien).
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