Le ton de Denis Robert classe
celui-ci à part parmi les écrivains. Il procède par collages, coqs-à-l’âne,
digressions reproduisant le désordre spontané de notre pensée. Le récit de ses
enquêtes s’entrelace avec des épisodes de sa vie personnelle, de son
apprentissage de la sexualité etc. Le lecteur doit se faire à son écriture. J’ai
peiné avant d’entrevoir les clés de cette esthétique si particulière.
Les enquêtes de Robert sont cependant des plus utiles.
Il nous a ouvert les portes des entreprises de clearing qui, au cœur du
système financier, jouent un rôle certes utile mais offrent aussi des
possibilités aux prédateurs – possibilités que ceux-ci utilisent, bien sûr, car
ils maîtrisent l’art de faire flèche de tout bois (voir
Révélation$ et
La boîte noire).
Scandale ! Mensonge ! Diffamation !
s’écrient les vertueux banquiers, les honnêtes intermédiaires qui jamais au
grand jamais, c'est sûr, n’ont cédé à la moindre tentation, n’ont commis le
moindre délit pour s’enrichir. Le Luxembourg, dont le PIB par tête est le plus
élevé du monde, offensé, se drape dans sa dignité d’État indépendant. Les
magistrats luxembourgeois, qui bien évidemment ne sont soumis à aucune pression
puisque le secteur financier ne représente que 38 % du PIB de leur pays,
instruisent contre Robert une pluie de procès.
Des magistrats français leur ont emboîté le
pas. Ils n’aiment peut-être pas le ton de Robert, ce ton qui, il est vrai, est
fait pour irriter ceux qui aiment la forme lisse, classique, correcte que les
banquiers et les intermédiaires maîtrisent parfaitement. Entre ces
messieurs-dames qui certes ne diront jamais rien de leurs fantasmes érotiques, impeccables dans leurs costumes trois pièces et leurs tailleurs
couture, et cet écrivain suant, mal vêtu, mal coiffé qui met tout sur la table,
le bon goût a tôt fait de trancher.
* *
Mais le bon goût ne peut pas avoir le
dernier mot car la question cruciale reste posée : qu’en est-il des faits
que Robert a révélés, des documents qu’il a publiés, des témoignages qu’il a
suscités ? Pffuit… on les oublie, on les néglige, on les disqualifie. « Vous
n’allez tout de même pas croire ce que raconte cet individu mal élevé qui, de
surcroît, a été mis en examen ! »
C’est ainsi que Robert a été écrasé par une
pluie d’huissiers, de convocations devant la police et les juges d’instruction.
On a tenté de le piéger dans l’affaire Clearstream 2 – s’il avait été aussi naïf
qu’il le paraît, il y aurait tenu le rôle de bouc émissaire que l’on avait
préparé pour lui.
« Je ne publierai plus rien, dit-il
aujourd’hui, je ne dirai plus rien ». Il en a plus qu’assez d’être persécuté et
je le comprends. Il a cent fois raison de jeter l’éponge, comme il dit (voir
son blog). Peut-être aurait il dû, en bonne tactique et pour
sauvegarder sa santé, le faire plus tôt.
* *
Mais il n’en reste pas moins, j'insiste, que les
faits que Robert a révélés, les méthodes qu’il a décrites, les documents
qu’il a publiés, tout cela reste. Il nous a éclairés sur les procédés
qu’utilisent les prédateurs pour faire fructifier leur richesse. Le double
mécanisme de blanchiment de l’argent sale, de noircissement de l’argent propre,
est le système respiratoire de la prédation : sans lui, elle étoufferait.
L’informatique y joue un rôle essentiel.
L’économie informatisée, qui s’est mise en place à partir de 1975, diffère
profondément de l’économie industrielle qui l’a précédée. Elle est
fondamentalement violente (voir
Prédation et prédateurs),
mais cette violence est opportunément masquée par des formes juridiques
correctes, conçues par des avocats d’affaire très bien payés qui font se
pâmer d'aise les magistrats.
On ne doit pas supposer que ceux qui
ont condamné Robert soient malhonnêtes, mais il se peut que n’ayant pas une
connaissance exacte des ruses de l’économie contemporaine ils n’aient pas
évalué son apport avec justesse. Tous les magistrats sont parfaitement intègres,
nous le savons ; mais il peut se trouver des naïfs parmi eux.
* *
Que l’on n’aille pas me dire que les
enquêtes, les témoignages, sont sans valeur parce que l’enquêteur aurait été
« mis en examen ». Les procès, les condamnations, sont dans l’ordre des choses
quand quelqu’un s’écarte du sérieux conventionnel en prenant le risque de
révéler des faits que les gens sérieux conspirent à cacher.
Ce qui est sérieux, n’est-ce pas, c’est de
faire carrière et fortune, de se glisser parmi les notables, de bien se coiffer
et s’habiller, de parler avec componction, de rouler dans une grosse voiture
conduite par un chauffeur, de payer largement des avocats compétents et
procéduriers.
Celui qui ayant vu des choses que l’on
cache, les décrit comme le fait Robert, est par contre un être sans pudeur,
et...
...à ces mots on cria haro sur le baudet
Un Loup quelque peu clerc prouva par sa harangue
Qu’il fallait dévouer ce maudit animal,
Ce pelé, ce galeux, d’où venait tout leur mal.
Sa peccadille fut jugée un cas pendable.
Manger l’herbe d’autrui ! quel crime abominable !
Rien que la mort n’était capable
D’expier son forfait : on le lui fit bien voir
.
* *
Robert peut maintenant se taire : il a
écrit, et les faits qu’il rapporte se proposent, s’imposent d’eux-mêmes à
la sagacité de ses lecteurs et de quiconque entreprend de réfléchir.
Les maîtres en judo disent qu’il ne faut pas
résister à une attaque mais s’écarter de telle sorte que l’attaquant, dans son
élan, se casse la figure tout seul. L’affaire Clearstream ne fait que commencer.
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