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« Code » et « surcode »

20 juin 2004


Liens utiles

-
A propos du modèle en couches
- Élucider et animer

Lucien Sfez[1] nomme « surcode » le fait de croiser divers codes pour représenter un même aspect du monde réel. Il attend du surcodage une « déviance » susceptible de « dynamiser les sociétés ».

Laissons les digressions politiques et psychanalytiques qui encombrent son texte et concentrons nous sur son contenu logique. Nous découvrons alors sous ce qu’il appelle « surcode » des notions familières à nous autres praticiens.

1) Les statisticiens savent qu'il existe a priori une infinité de façons différentes, toutes correctes au plan formel, de coder des activités économiques, produits, métiers etc. Le respect des règles formelles (cohérence, complétude etc.) ne suffit donc pas à définir le codage : il doit répondre aussi et surtout au critère de pertinence, d’adéquation à l’action que l’on vise[2], car on code selon ce que l’on a l’intention de faire. Il faudra par ailleurs souvent, pour définir complètement le code, faire quelques choix de pure convention.

Deux institutions qui n’ont pas visé les mêmes actions, ou qui n’ont pas les mêmes conventions, coderont donc les mêmes choses de façon différente. Pour que l’une puisse réutiliser les données codées par l’autre il faudra définir des tables de traduction qui, le plus souvent, seront approximatives.

2) Les « tris croisés » sont familiers aux utilisateurs des bases de données. Lorsque vous considérez la répartition d’une population selon un code, par exemple la répartition de la population française par région à une date donnée, ce « tri à plat » fournit un tableau à une dimension (ligne ou colonne) ; si vous considérez la répartition de cette population à la fois par région et par classe d’âge vous produisez un tableau à deux dimensions, comportant plusieurs lignes et colonnes. 

L'analyse de ce tableau[3] donnera des indications sur la corrélation qui existe, dans cette population et à cette date, entre les classifications par région et par classe d’âge –  autrement dit, entre les codes que vous avez croisés.

« Croiser les codages » ajoute donc, à la connaissance de la répartition de la population selon chaque code, celle de la corrélation qui existe entre ces deux codes dans cette population-là. Le constat de cette corrélation amorce l’inférence qui conduit aux hypothèses causales.

3) Enfin, le « modèle en couches », familier aux informaticiens, permet de modéliser des objets (réseau, ordinateur etc.) dont le fonctionnement articule plusieurs logiques (ou « protocoles ») différentes, toutes également nécessaires et communiquant par des « interfaces ». Le modèle en couches est une innovation philosophique d’une grande portée mais son origine technique constitue, aux yeux de la plupart des philosophes, une tare peut-être irrémédiable.

*  *

Les tables de traduction, le croisement des codages, le modèle en couches, sont des « procédés de pensée » qu’il est bon de savoir utiliser non seulement dans les systèmes d’information, mais dans la vie courante. Ainsi, lorsque l’on est confronté à une réalité dont la représentation comporte plusieurs dimensions, il est bon de les croiser deux à deux : cela fait parfois apparaître des faits qui surprennent et incitent à la réflexion. De même, lorsque l’on est confronté à plusieurs logiques jouant simultanément, chacune avec ses contraintes propres et sa temporalité, les séparer en les articulant permet de simuler leur fonctionnement et d’éviter des erreurs (comme, par exemple, celle qui consiste à croire que l’informatique se résume à la numérisation alors que celle-ci n’intervient que dans les couches basses de l’ordinateur).

Ces procédés aident l'intelligence de celui qui les possède mais ils n’ont rien de « révolutionnaire », rien qui puisse suffire à « dynamiser les sociétés ». En effet la traduction, le croisement ou l’articulation de plusieurs codes, c’est encore un code : lorsque par exemple on croise les caractères « région » et « classe d’âge », on produit le code bidimensionnel « région x classe d’âge ».

Il faut chercher le « surcode » ailleurs que dans ces opérations. Lucien Sfez l’a-t-il entrevu ? Il me semble que non, mais il se peut que cela se dissimule dans une de ses phrases les plus obscures.

*  *

Nous rencontrerons le « surcode » non dans le croisement de divers codes, mais dans la connaissance des conditions de production du code.

Si le but du codage est d’outiller l’action, la première exigence est celle de la pertinence. Les règles formelles, certes impératives, sont celles que les pédagogues commentent le plus volontiers car elles ne prêtent pas à discussion. Leur respect n’est pas toutefois pour le praticien le point le plus difficile.

En effet au moment où l’on définit le code, l’action que celui-ci doit outiller n’est pas en cours, elle est anticipée ; dans l’écart entre l’intention et l’action effective se glisse une incertitude sur les circonstances exactes de l’action future. La pertinence d’un code, ainsi que des modèles qui reposent sur lui, peut être alors aussi instable que ne l’est l’équilibre économique lorsque les agents introduisent, dans leurs choix présents, l’anticipation d’un futur essentiellement incertain ; elle peut être altérée par des rigidités [4].

Or souvent on oublie que le code en usage fut, un jour, construit. Devenu aussi solide et rigide qu’un bâtiment, aussi sacré qu’une institution (car souvent on sacralise les institutions), il arrive qu'il survive à l'évaporation de sa pertinence. Revenir aux conditions de la production du code, c’est (1) reprendre conscience des intentions auxquelles ont obéi ses concepteurs, (2) lui rendre la fraîcheur qu’il avait entre leurs mains, (3) lui conférer la souplesse nécessaire pour gérer la dynamique de la pertinence, qui relie l’intention à l’action placée dans son contexte.

Cette dynamique peut être, tout comme une dynamique économique, aveugle ou maîtrisée. Lorsque nous disons que le système d’information vise à élucider les processus de production de l’entreprise et que les salariés doivent se l’approprier, c’est cette maîtrise-là que nous ambitionnons.

*  *

Considérer le code comme un outil fait par et pour la main de l’ouvrier, et qu’il faut savoir modifier à l’occasion, c’est purement et simplement du réalisme. Ce n’est pas plaider pour une « remise en question permanente », car il ne convient pas de changer chaque jour d’outil. Ce n’est pas non plus se comporter en « déviant » préparant la « Révolution ».

Pourquoi Lucien Sfez a-t-il cru utile d’utiliser un vocabulaire aussi emphatique, et de surcroît pour désigner une conception plutôt pauvre du « surcode » ? C’est parce que beaucoup de personnes considèrent les codes comme des phénomènes naturels, confondent les institutions avec la nature. Lorsque l’on s'efforce de les détromper, on rencontre de tels obstacles qu’il est tentant de croire qu’une fois ces illusions enfin surmontées, eh bien la Révolution aura été accomplie.

Mais il n’en est rien. Supposons ces illusions supprimées : cela rend sans doute les discussions plus faciles, mais il reste encore à élaborer la pertinence des codes, à gérer leur dynamique, et ce n’est pas un mince travail. D’ailleurs s’il est bon, pour progresser dans l’efficacité, de maîtriser la relation entre action et codage, cela ne garantit pas que l’action en question soit « bonne » du point de vue de l’éthique comme de la qualité des rapports entre personnes. Être plus efficace, mieux comprendre ce que l’on fait, commettre moins d’erreurs, c’est souhaitable, mais ce n’est pas la Révolution, si du moins l'on estime que celle-ci doit concerner non seulement l'efficacité, mais aussi les valeurs.

*  *

Beaucoup d'auteurs présentent leurs analyses avec l’enthousiasme d'un pasteur lancé en plein sermon. Avec le « surcode », la « logique du flou[5] », la « complexité[6] », les « systèmes[7] », disent-ils, vous « changerez le monde » !  

Reconnaissons qu’il y a souvent du vrai dans leurs analyses, et aussi qu’ils ont raison de crier fort. Le « système technique mécanisé[8] », qui a martelé notre culture aux XIXe et XXe siècle, a rigidifié la pensée comme les institutions. Il n’est pas facile de s’en libérer. Il faut aider beaucoup de personnes, fussent-elles intelligentes, à sortir de ce « sommeil dogmatique » si agréable dont Kant lui-même a été réveillé par Hume[9].

Mais lorsque l’on a commencé à comprendre certaines choses sur les systèmes d’information, les techniques, les institutions, les codages, les valeurs etc., il reste à organiser sa pensée, identifier les principes, conforter les raisonnements. Pour concentrer son énergie, le volcan brûlant du désir doit alors se couvrir de glace  : après avoir démoli l'illusion on a, pour reconstruire une pensée pertinente, besoin de rigueur, de précision, de claire simplicité. Des termes comme « flou », « complexe », « système », porteurs de suggestions aussi vagues que puissantes, ne suffisent plus désormais. Pour progresser il faut au mieux les redéfinir, au pis les rejeter, tout comme il faut démonter un échafaudage pour habiter la maison qu’il a permis de construire.

Dans e-conomie, le lecteur attentif sent ainsi la chaleur du feu qui brûle sous la glace d'un langage classique.


[1] Lucien Sfez, La décision, PUF 2004.

[2] Bernard Guibert, Jean Laganier, Michel Volle, « Essai sur les nomenclatures industrielles », Economie et statistique n° 20, février 1971.

[3] Michel Volle, Analyse des données, Economica 1997.

[4] Prendre en compte les anticipations a conduit, dans le sillage de Keynes, à la « théorie du déséquilibre » (cf. Jean Grandmont, Money and Value, Cambridge University Press 1983).

[5] Stan Davis et Christopher Meyer, BLUR: The speed of change in the connected economy, Addison-Wesley1998.

[6] Pierre Legendre, L’empire de la Vérité, Arthème Fayard 1983.

[7] Jean-Louis Le Moigne, Le constructivisme, ESF 1980 ; Pierre Lévy, World Philosophy, Odile Jacob 2000.

[8] Bertrand Gille, Histoire des Techniques, Gallimard 1978.

[9] Ich gestehe frei: die Erinnerung des David Hume war eben dasjenige, was mir vor vielen Jahren zuerst den dogmatischen Schlummer unterbrach, und meinen Untersuchungen im Felde der spekulativen Philosophie eine ganz andre Richtung gab : « Je le reconnais volontiers : c'est le souvenir de David Hume qui, voici plusieurs années, a interrompu  mon sommeil dogmatique et donné à mes recherches en philosophie spéculative une orientation complètement différente » (Immanuel Kant (1724-1804), Prolegomena 1783).