Lucien Sfez
nomme « surcode » le fait de croiser divers codes pour représenter un même
aspect du monde réel.
Il attend du surcodage une « déviance » susceptible de « dynamiser les
sociétés ».
Laissons les
digressions politiques et psychanalytiques qui encombrent son texte et
concentrons nous sur son contenu logique. Nous découvrons alors sous ce qu’il
appelle « surcode » des notions familières à nous autres praticiens.
1) Les statisticiens savent
qu'il existe a priori
une infinité de façons différentes, toutes correctes au plan formel, de coder
des activités économiques, produits, métiers etc. Le respect des règles
formelles
(cohérence, complétude etc.) ne suffit donc pas à définir le codage : il doit
répondre aussi et surtout au critère de pertinence, d’adéquation à
l’action que l’on vise,
car on code selon ce que l’on a l’intention de faire. Il faudra par
ailleurs souvent, pour définir complètement le code, faire quelques choix de
pure convention.
Deux institutions qui n’ont pas
visé les mêmes actions, ou qui n’ont pas les mêmes conventions, coderont donc les
mêmes choses de façon différente. Pour que l’une puisse réutiliser les données
codées par l’autre il faudra définir des tables de traduction qui, le plus
souvent, seront
approximatives.
2) Les « tris croisés » sont
familiers aux utilisateurs des bases de données. Lorsque
vous considérez la répartition d’une population selon un code, par exemple la
répartition de la population française par région à une date donnée, ce « tri à
plat » fournit un tableau à une dimension (ligne ou colonne) ; si vous considérez la répartition de cette
population à la fois par région et par classe d’âge vous produisez un tableau à deux dimensions, comportant plusieurs lignes et colonnes.
L'analyse de ce tableau
donnera des indications sur la corrélation qui existe, dans cette population et
à cette date,
entre les classifications par région et par classe d’âge – autrement dit, entre
les codes que vous avez croisés.
« Croiser les codages » ajoute
donc, à la connaissance de la répartition de la population selon chaque code,
celle de la corrélation qui existe entre ces deux codes dans cette
population-là. Le constat de cette corrélation amorce l’inférence qui conduit aux hypothèses
causales.
3) Enfin, le « modèle
en couches », familier aux informaticiens, permet de modéliser des objets (réseau, ordinateur etc.) dont le
fonctionnement articule plusieurs logiques (ou « protocoles »)
différentes,
toutes également nécessaires et communiquant par des « interfaces ». Le modèle
en couches est une innovation philosophique d’une grande portée mais son origine
technique constitue, aux yeux de la plupart des philosophes, une tare peut-être irrémédiable.
* *
Les tables de traduction, le
croisement des codages, le modèle en couches, sont des « procédés de pensée »
qu’il est bon de savoir utiliser non seulement dans les systèmes d’information,
mais dans la vie courante. Ainsi, lorsque l’on est confronté à une réalité dont
la représentation comporte plusieurs dimensions, il est bon de les croiser deux
à deux : cela fait parfois apparaître des faits qui surprennent et incitent à
la réflexion. De même, lorsque l’on est confronté à plusieurs logiques jouant
simultanément, chacune avec ses contraintes propres et sa temporalité, les
séparer en les articulant permet de simuler leur fonctionnement et d’éviter des
erreurs (comme, par exemple, celle qui consiste à croire que l’informatique se résume
à la numérisation alors que celle-ci n’intervient que dans les couches basses
de l’ordinateur).
Ces procédés aident
l'intelligence de
celui qui les possède mais ils n’ont rien de « révolutionnaire », rien qui puisse
suffire à « dynamiser les sociétés ». En effet la traduction, le croisement ou
l’articulation de plusieurs codes, c’est encore un code : lorsque par exemple
on croise les caractères « région » et « classe d’âge », on produit le code
bidimensionnel « région x classe d’âge ».
Il faut chercher le
« surcode » ailleurs que dans ces opérations. Lucien Sfez l’a-t-il entrevu ? Il
me semble que non, mais il se peut que cela se dissimule dans une de ses phrases
les plus obscures.
* *
Nous rencontrerons le
« surcode » non dans le croisement de divers codes, mais dans la
connaissance des conditions de production du code.
Si le but du codage est
d’outiller l’action, la première exigence est celle de la pertinence. Les règles
formelles, certes impératives, sont celles que les pédagogues commentent le plus
volontiers car elles ne prêtent pas à discussion. Leur respect n’est pas
toutefois pour le praticien le point le plus difficile.
En effet au moment où l’on
définit le code, l’action que celui-ci doit outiller n’est pas en cours, elle
est anticipée ; dans l’écart entre
l’intention et l’action effective se glisse une incertitude sur les
circonstances exactes de l’action future. La pertinence d’un code, ainsi que des
modèles qui reposent sur lui, peut être alors aussi instable que ne l’est l’équilibre
économique lorsque les agents introduisent, dans leurs choix présents,
l’anticipation d’un futur essentiellement incertain.
Or souvent on oublie
que le code en usage fut, un jour, construit. Devenu aussi solide et rigide
qu’un bâtiment, aussi sacré qu’une institution (car souvent on sacralise les
institutions), il arrive qu'il survive à l'évaporation de sa pertinence.
Revenir aux conditions de la production du code, c’est (1) reprendre
conscience des intentions auxquelles ont obéi ses concepteurs, (2) lui rendre la fraîcheur
qu’il avait entre leurs mains, (3) lui conférer la souplesse nécessaire pour gérer
la dynamique de la pertinence, qui relie l’intention à l’action placée
dans son contexte.
Cette dynamique peut être,
tout comme une dynamique économique, aveugle ou maîtrisée. Lorsque nous disons que le
système d’information vise à élucider les
processus de production de l’entreprise et que les salariés doivent se
l’approprier, c’est cette maîtrise-là que nous ambitionnons.
* *
Considérer le code comme un
outil fait par et pour la main de l’ouvrier, et qu’il faut savoir modifier à
l’occasion, c’est purement et simplement du réalisme. Ce n’est pas plaider pour une « remise en
question permanente », car il ne convient pas de changer chaque jour
d’outil. Ce n’est pas non plus se comporter en « déviant » préparant
la
« Révolution ».
Pourquoi Lucien Sfez a-t-il cru
utile d’utiliser un vocabulaire aussi emphatique, et de surcroît pour désigner une
conception plutôt pauvre du « surcode » ? C’est parce que beaucoup de personnes
considèrent les codes comme des phénomènes naturels, confondent
les institutions avec la nature. Lorsque l’on s'efforce de les détromper, on
rencontre de tels obstacles qu’il est tentant de croire qu’une fois ces
illusions enfin surmontées, eh bien la Révolution aura été accomplie.
Mais il n’en est rien.
Supposons ces illusions supprimées : cela rend sans doute les discussions plus
faciles, mais il reste encore à élaborer la pertinence des codes, à gérer
leur dynamique, et ce n’est pas un mince travail. D’ailleurs s’il est bon, pour
progresser dans l’efficacité, de maîtriser la relation entre action et codage,
cela ne garantit pas que l’action en question soit « bonne » du point de vue de
l’éthique comme de la qualité des rapports entre personnes. Être plus efficace,
mieux comprendre ce que l’on fait, commettre moins d’erreurs, c’est souhaitable,
mais ce n’est pas la Révolution, si du moins l'on estime que celle-ci doit
concerner non seulement l'efficacité, mais aussi les
valeurs.
* *
Beaucoup d'auteurs présentent
leurs analyses avec l’enthousiasme d'un pasteur lancé en plein sermon. Avec le
« surcode », la « logique du flou »,
la « complexité »,
les « systèmes »,
disent-ils, vous « changerez le monde » !
Reconnaissons qu’il y a souvent
du vrai dans leurs analyses, et aussi qu’ils ont raison de crier fort. Le « système
technique mécanisé »,
qui a martelé notre culture aux XIXe et XXe siècle, a
rigidifié la pensée comme les institutions. Il n’est pas facile de s’en libérer.
Il faut aider beaucoup de personnes, fussent-elles intelligentes, à sortir de ce
« sommeil dogmatique » si agréable dont Kant lui-même a été réveillé par Hume.
Mais lorsque l’on a commencé à
comprendre certaines choses sur les systèmes d’information, les techniques, les
institutions, les codages, les valeurs etc., il reste à organiser sa pensée,
identifier les principes, conforter les raisonnements. Pour concentrer son
énergie, le volcan brûlant
du désir doit alors se couvrir de glace : après
avoir démoli l'illusion on a, pour reconstruire une pensée pertinente, besoin de
rigueur, de précision, de claire simplicité. Des termes comme « flou »,
« complexe », « système », porteurs de suggestions aussi vagues que puissantes, ne suffisent plus
désormais. Pour progresser il faut au
mieux les redéfinir, au pis les rejeter, tout comme il faut démonter un
échafaudage pour habiter la maison qu’il a permis de construire.
Dans
e-conomie, le lecteur attentif sent
ainsi la
chaleur du feu qui brûle sous la glace d'un langage classique.
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