« The
question “What can be automated?” is one of the most inspiring philosophical
and practical questions of contemporary civilization » (George Forsythe,
« Computer science and education », in Information processing 68,
North-Holland 1969, p. 92).
Le système d’information
d’une entreprise n’est pas immédiatement perceptible par nos sens : il
n’est pas possible de le voir, moins encore de le toucher. Défini
dans l’espace sémantique, il fonctionne dans l’espace électronique. Son
architecture ne peut apparaître que par étapes à travers l’étroite fenêtre
de l’écran. Pour la comprendre il faut prendre le temps de l’assimiler par
l’intuition.
Mais il existe plusieurs formes
d’intuition. Ceux qui ont une intuition spatiale aiment les représentations
graphiques. Ceux qui ont une intuition formelle préfèrent procéder par voie déductive
à partir de quelques principes. Ceux enfin qui ont une intuition pratique se
demandent si l’architecture est pertinente en regard des finalités. Pour
nourrir ces diverses intuitions il faut présenter le SI selon des « vues »
diverses ; il faut aussi les adapter à des publics qui diffèrent selon le
temps qu’ils accordent à la lecture et selon la capacité de concentration :
les utilisateurs, les concepteurs, les informaticiens doivent pouvoir exercer
chacun sa responsabilité propre. Enfin, si le SI est pour l’entreprise, comme
on l’entend souvent dire, un « actif stratégique », il faut que
le stratège (DG et directeurs) dispose d’une représentation qui lui permette
de valider son « alignement stratégique ».
Les diverses présentations,
qu’elles soient graphiques, formelles ou pratiques, détaillées ou synthétiques,
techniques ou pédagogiques, évoquent toutes le même SI. Elles sont donc reliées
de façon organique. C’est l’ensemble de ces présentations que l’on nomme
« urbanisme » du SI. Un SI urbanisé, c’est un SI dont chacun peut
percevoir la structure et les enjeux sous la forme que réclament sa forme
d’intuition et ses capacités. Alors le SI est élucidé au sens propre
du terme : il irradie sa propre lumière.
L’élucidation qu’apporte
l’urbanisme est la meilleure garantie de qualité. Certains SI, à la
fois incommodes et onéreux, sont des « bidonvilles de luxe » :
cela résulte de l’obscurité qui a caché les enjeux. Les exhortations qui
incitent à la qualité, les normes destinées à la garantir sont d’utiles
garde-fous, mais moins efficaces que le partage d’une connaissance claire par
les divers niveaux de la chaîne des responsabilités.
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« Le SI est un actif
stratégique » : cette phrase appartient au bruit de fond de
l’entreprise. Elle retient donc peu l’attention et on est tenté de ne pas
en tirer de conséquences. Il faudrait cependant la prendre au sérieux :
dans la population active française, la part du temps de travail passée devant
l’écran-clavier est estimée à 1 % en 1980, 10 % en 1990, 33 % en 2000.
Cette évolution a des conséquences sur les frais de personnel sans doute,
mais aussi sur la structure de l’organisation et sur le flux des procédures.
L’entreprise en est transformée dans toutes ses dimensions. Oui, le SI doit
focaliser l’attention du stratège, et pour des raisons plus décisives, plus
profondes que sa contribution à la capitalisation boursière.
Pour que le stratège puisse
prendre en mains le faisceau de ces dimensions, il doit en trouver le nœud. Ce
nœud, c’est l’articulation du silicium et de la matière grise, de
« l’automate programmable doué d’ubiquité » et de l’« être
humain organisé ».
Quelle est en effet, dans chaque processus de l’entreprise, la part du travail
qu’il convient de confier à l’automate (et donc, corrélativement, celle
que doit réaliser l’être humain ?). Pour tirer le meilleur parti de
leur synergie, il faut distinguer leurs aptitudes respectives : à
l’automate il reviendra de classer,
retrouver, transcrire, calculer, recopier, transmettre ;
à l’être humain, de comprendre,
expliquer, décider et concevoir.
Puis il faudra les relier par une interface judicieusement définie.
Cependant, définir la juste frontière de l’automatisation est délicat. Si
l’automate est trop « parfait », l’être humain peut devenir
inefficace et la synergie sera perdue ; il en sera de même
si l’automatisation est insuffisante.
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A chacun, et en fonction de
l’étape de processus qu’il accomplit, l’interface sur le SI doit à
chaque instant fournir les données à consulter, un masque pour les données à
saisir, des commandes pour les traitements à lancer : c’est la définition
même de la « position de travail » (p. 137), et la simplicité de
cet énoncé ne doit pas faire illusion.
Pour que le SI puisse remplir
cette mission, il faut que l’on ait défini les processus (de production,
commercialisation, gestion, supervision, décision etc.) qui contribuent à
la production de valeur ; puis les étapes qu’ils comportent, les tâches
de chacun ; les tables d’adressage qui aiguillent le travail d’une étape
à l’autre ; les contraintes de synchronisme etc. Par ailleurs les
êtres du monde réel sur lesquels l’entreprise agit (produits, clients,
partenaires, fournisseurs, agents, équipements, établissements etc.) doivent
être représentés dans le SI par des abstractions.
Ainsi la construction du SI
s’appuie sur deux pratiques : pratique de l’abstraction, qui
construit la représentation conceptuelle des êtres du monde réel ; pratique
de la modélisation, qui élabore le flux des processus qui traiteront ces
représentations pour préparer les actions de l’entreprise sur ces êtres du
monde réel. La maîtrise de ces deux pratiques conditionne l’agilité
de l’entreprise (p. 98).
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Considérons une entreprise qui
a défini son référentiel. Elle a dû faire des choix : choix des êtres
du monde réel à considérer, des données à observer sur chacun, des
identifiants, des tables de codage.
Ces choix délimitent le langage de l’entreprise : si chaque
individu y conserve bien sûr sa liberté intellectuelle, l’entreprise considérée
comme organisation collective ne pourra parler, penser et donc agir que sur les
êtres qu’elle a ainsi définis et selon les qualificatifs que comportent les
codages. Vous avez choisi tel codage des produits, des régions, de
l’organisation, des grades et fonctions ? cette grille conditionne ce que
vous pourrez faire et vous enferme dans ses définitions. Si elle est mal bâtie,
si par exemple les diverses directions de l’entreprise utilisent des
nomenclatures différentes,
alors vous ne disposez pas d’un système d’information puisque
vous ne pouvez pas partager le même langage, mais d’un machin informe
générateur d’incidents à répétition.
Si votre référentiel est
impeccable, vous disposez d’un système d’information. Mais est-il agile ?
le langage, ductile à l’instant de sa création, devient rigide dès qu’il
s’est répandu dans l’entreprise. Or celle-ci évolue ; elle définit
de nouveaux produits, redessine son organisation et ses partenariats, transforme
la segmentation de ses clients. L’évolution doit parfois être rapide, sous
la pression d’un risque de concurrence ou d’une réglementation.
L’entreprise qui maîtrise l’abstraction pourra faire évoluer son
langage, et à travers lui ses possibilités d’action. Celle qui ne fait que
subir les abstractions qu’elle a produites dans le passé sera bloquée, ce
qui parfois la condamnera à mort.
Il en est de même pour les
processus. Si un processus se fige, cela lui interdit de suivre les changements
de l’organisation : il sera bientôt dégradé par des bras morts,
redondances, files d’attente LIFO, codages et adressages obsolètes etc.
L’entreprise qui maîtrise la modélisation sait surveiller ses
processus, éviter leur dégradation, les modifier si nécessaire.
On peut avoir, devant les
abstractions et les modèles, la même attitude que devant l’architecture d’un
immeuble : soit on pense que l’immeuble a été construit par d’autres,
que l’on n’y peut plus rien et qu’il faut subir le plan des couloirs et
des pièces ; soit on considère qu’il résulte d’une décision et
qu’il peut donc, si nécessaire, être modifié par une autre décision. La
deuxième attitude suppose non que l’on soit architecte, mais que l’on soit
assez cultivé pour se faire une idée raisonnable des contraintes, moyens et coûts
de l’architecture. Il en est de même pour le SI : l’entreprise qui
aura assimilé son urbanisme, acquis la maîtrise de l’abstraction et de la
modélisation, ne considèrera plus ses procédures ou son langage comme des
contraintes qu’elle doit subir mais comme des outils qu’elle peut aménager.
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Dans son rôle de stratège, le
dirigeant de l’entreprise doit d’une part exercer une vigilance périscopique
sur le contexte (technologies, concurrence, réglementation, créanciers),
d’autre part agir sur l’entreprise pour qu’elle réponde aux risques et
opportunités ainsi détectés. Mais les ordres qu’il donne ne pourront avoir
d’effet que si l’entreprise est capable de les exécuter : et si, comme
cela arrive souvent, ces ordres impliquent une modification du langage ou des
processus, la capacité de l’entreprise sera déterminée par l’agilité du
SI.
Nous voyons maintenant pourquoi
« le SI est stratégique ». Sans doute il constitue un actif, mais
son caractère stratégique réside essentiellement dans le fait qu’il délimite
la gamme des actions possibles pour le stratège. C’est pourquoi celui-ci,
dans l’économie contemporaine du risque extrême,
doit articuler deux priorités : d’une part, la vigilance périscopique
sur le contexte ; d’autre part l’agilité du SI qui conditionne
l’agilité de l’entreprise elle-même.
Dire que le SI est pour le
stratège une priorité, cela faisait dans les années 90 sourire ceux qui
jugeaient le SI trop « technique » pour que le dirigeant s’en
occupât. L’essentiel résidait alors, disait-on, dans la crédibilité
financière et le cours de l’action ; l’image de l’entreprise était
jugée plus stratégique que sa consistance économique.
La stratégie de l’image
ayant conduit à la faillite et au scandale, une nouvelle stratégie émerge.
Elle vise, dans un contexte de risque extrême, à s’appuyer sur le SI pour
assurer l’agilité manœuvrière de l’entreprise. Elle a pour moteur la
dialectique entre les NTIC,
telles que la plate-forme technique de l’entreprise les met en œuvre, et
l’urbanisme du système d’information qui englobe la maîtrise de
l’abstraction et de la modélisation.
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Dans les années 70 le
traitement automatique des données s’était émancipé ; ses complexités
en avaient fait un métier à part dont le langage était incompréhensible pour
l’extérieur (p. 8). Certes, il reste aujourd’hui difficile pour le non
expert de comprendre les dispositions que l’informaticien doit prendre pour
ruser avec les caractéristiques physiques de l’automate, et qui rendent si
complexes le classement et la recherche, la gestion des priorités parmi les
processus en exploitation ou sur le réseau, la définition des protocoles de
communication et des formats de message, les transcodages entre applications conçues
selon des langages différents etc. Les problèmes de sémantique, a priori
du ressort du métier utilisateur, ne peuvent être gérés correctement que si
l’informaticien y met du sien : ainsi la gestion des données de référence
suppose que la direction de l’architecture soit le gendarme vigilant qui
impose la discipline aux programmeurs. Les priorités de l’informaticien ne
sont pas exactement les mêmes que celles des métiers utilisateurs : il
doit résoudre des problèmes de physique qui leur échappent, il doit faire
fonctionner une usine en continu et sans pannes.
L’informaticien doit
comprendre et respecter les priorités du métier, et non donner la priorité
aux travaux qui l’intéressent au plan technique. Réciproquement, le métier
utilisateur doit être pour l’informatique le « client compétent »
qui comprend les contraintes auxquelles l’autre est soumis et accepte des
compromis en cas de difficulté.
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