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Préface pour Henri Chelli, Urbaniser l’entreprise et son système d’information, Vuibert 2003

26 juin 2003


Liens utiles

- Urbaniser un SI
- Méthodes de la maîtrise d'ouvrage

 « The question “What can be automated?” is one of the most inspiring philosophical and practical questions of contemporary civilization » (George Forsythe, « Computer science and education », in Information processing 68, North-Holland 1969, p. 92).

Le système d’information d’une entreprise n’est pas immédiatement perceptible par nos sens : il n’est pas possible de le voir, moins encore de le toucher. Défini dans l’espace sémantique, il fonctionne dans l’espace électronique. Son architecture ne peut apparaître que par étapes à travers l’étroite fenêtre de l’écran. Pour la comprendre il faut prendre le temps de l’assimiler par l’intuition.

Mais il existe plusieurs formes d’intuition. Ceux qui ont une intuition spatiale aiment les représentations graphiques. Ceux qui ont une intuition formelle préfèrent procéder par voie déductive à partir de quelques principes. Ceux enfin qui ont une intuition pratique se demandent si l’architecture est pertinente en regard des finalités. Pour nourrir ces diverses intuitions il faut présenter le SI selon des « vues » diverses ; il faut aussi les adapter à des publics qui diffèrent selon le temps qu’ils accordent à la lecture et selon la capacité de concentration : les utilisateurs, les concepteurs, les informaticiens doivent pouvoir exercer chacun sa responsabilité propre. Enfin, si le SI est pour l’entreprise, comme on l’entend souvent dire, un « actif stratégique », il faut que le stratège (DG et directeurs) dispose d’une représentation qui lui permette de valider son « alignement stratégique ».

Les diverses présentations, qu’elles soient graphiques, formelles ou pratiques, détaillées ou synthétiques, techniques ou pédagogiques, évoquent toutes le même SI. Elles sont donc reliées de façon organique. C’est l’ensemble de ces présentations que l’on nomme « urbanisme » du SI. Un SI urbanisé, c’est un SI dont chacun peut percevoir la structure et les enjeux sous la forme que réclament sa forme d’intuition et ses capacités. Alors le SI est élucidé au sens propre du terme : il irradie sa propre lumière.

L’élucidation qu’apporte l’urbanisme est la meilleure garantie de qualité. Certains SI, à la fois incommodes et onéreux, sont des « bidonvilles de luxe » : cela résulte de l’obscurité qui a caché les enjeux. Les exhortations qui incitent à la qualité, les normes destinées à la garantir sont d’utiles garde-fous, mais moins efficaces que le partage d’une connaissance claire par les divers niveaux de la chaîne des responsabilités. 

*  *

« Le SI est un actif stratégique » : cette phrase appartient au bruit de fond de l’entreprise. Elle retient donc peu l’attention et on est tenté de ne pas en tirer de conséquences. Il faudrait cependant la prendre au sérieux : dans la population active française, la part du temps de travail passée devant l’écran-clavier est estimée à 1 % en 1980, 10 % en 1990, 33 % en 2000[1]. Cette évolution a des conséquences sur les frais de personnel sans doute, mais aussi sur la structure de l’organisation et sur le flux des procédures. L’entreprise en est transformée dans toutes ses dimensions. Oui, le SI doit focaliser l’attention du stratège, et pour des raisons plus décisives, plus profondes que sa contribution à la capitalisation boursière.

Pour que le stratège puisse prendre en mains le faisceau de ces dimensions, il doit en trouver le nœud. Ce nœud, c’est l’articulation du silicium et de la matière grise, de « l’automate programmable doué d’ubiquité » et de l’« être humain organisé[2] ». Quelle est en effet, dans chaque processus de l’entreprise, la part du travail qu’il convient de confier à l’automate (et donc, corrélativement, celle que doit réaliser l’être humain ?). Pour tirer le meilleur parti de leur synergie, il faut distinguer leurs aptitudes respectives : à l’automate il reviendra de classer, retrouver, transcrire, calculer, recopier, transmettre ; à l’être humain, de comprendre, expliquer, décider et concevoir[3]. Puis il faudra les relier par une interface judicieusement définie. Cependant, définir la juste frontière de l’automatisation est délicat. Si l’automate est trop « parfait », l’être humain peut devenir inefficace et la synergie sera perdue[4] ; il en sera de même si l’automatisation est insuffisante.

*  *

A chacun, et en fonction de l’étape de processus qu’il accomplit, l’interface sur le SI doit à chaque instant fournir les données à consulter, un masque pour les données à saisir, des commandes pour les traitements à lancer : c’est la définition même de la « position de travail » (p. 137), et la simplicité de cet énoncé ne doit pas faire illusion.

Pour que le SI puisse remplir cette mission, il faut que l’on ait défini les processus (de production, commercialisation, gestion, supervision, décision etc.) qui contribuent à la production de valeur ; puis les étapes qu’ils comportent, les tâches de chacun ; les tables d’adressage qui aiguillent le travail d’une étape à l’autre ; les contraintes de synchronisme etc. Par ailleurs les êtres du monde réel sur lesquels l’entreprise agit (produits, clients, partenaires, fournisseurs, agents, équipements, établissements etc.) doivent être représentés dans le SI par des abstractions.

Ainsi la construction du SI s’appuie sur deux pratiques : pratique de l’abstraction, qui construit la représentation conceptuelle des êtres du monde réel ; pratique de la modélisation, qui élabore le flux des processus qui traiteront ces représentations pour préparer les actions de l’entreprise sur ces êtres du monde réel. La maîtrise de ces deux pratiques conditionne l’agilité de l’entreprise (p. 98).

*  *

Considérons une entreprise qui a défini son référentiel. Elle a dû faire des choix : choix des êtres du monde réel à considérer, des données à observer sur chacun, des identifiants, des tables de codage[5]. Ces choix délimitent le langage de l’entreprise : si chaque individu y conserve bien sûr sa liberté intellectuelle, l’entreprise considérée comme organisation collective ne pourra parler, penser et donc agir que sur les êtres qu’elle a ainsi définis et selon les qualificatifs que comportent les codages. Vous avez choisi tel codage des produits, des régions, de l’organisation, des grades et fonctions ? cette grille conditionne ce que vous pourrez faire et vous enferme dans ses définitions. Si elle est mal bâtie, si par exemple les diverses directions de l’entreprise utilisent des nomenclatures différentes[6], alors vous ne disposez pas d’un système d’information puisque vous ne pouvez pas partager le même langage, mais d’un machin informe générateur d’incidents à répétition. 

Si votre référentiel est impeccable, vous disposez d’un système d’information. Mais est-il agile ? le langage, ductile à l’instant de sa création, devient rigide dès qu’il s’est répandu dans l’entreprise. Or celle-ci évolue ; elle définit de nouveaux produits, redessine son organisation et ses partenariats, transforme la segmentation de ses clients. L’évolution doit parfois être rapide, sous la pression d’un risque de concurrence ou d’une réglementation. L’entreprise qui maîtrise l’abstraction pourra faire évoluer son langage, et à travers lui ses possibilités d’action. Celle qui ne fait que subir les abstractions qu’elle a produites dans le passé sera bloquée, ce qui parfois la condamnera à mort.

Il en est de même pour les processus. Si un processus se fige, cela lui interdit de suivre les changements de l’organisation : il sera bientôt dégradé par des bras morts, redondances, files d’attente LIFO, codages et adressages obsolètes etc. L’entreprise qui maîtrise la modélisation sait surveiller ses processus, éviter leur dégradation, les modifier si nécessaire.

On peut avoir, devant les abstractions et les modèles, la même attitude que devant l’architecture d’un immeuble : soit on pense que l’immeuble a été construit par d’autres, que l’on n’y peut plus rien et qu’il faut subir le plan des couloirs et des pièces ; soit on considère qu’il résulte d’une décision et qu’il peut donc, si nécessaire, être modifié par une autre décision. La deuxième attitude suppose non que l’on soit architecte, mais que l’on soit assez cultivé pour se faire une idée raisonnable des contraintes, moyens et coûts de l’architecture. Il en est de même pour le SI : l’entreprise qui aura assimilé son urbanisme, acquis la maîtrise de l’abstraction et de la modélisation, ne considèrera plus ses procédures ou son langage comme des contraintes qu’elle doit subir mais comme des outils qu’elle peut aménager.

*  *

Dans son rôle de stratège, le dirigeant de l’entreprise doit d’une part exercer une vigilance périscopique sur le contexte (technologies, concurrence, réglementation, créanciers), d’autre part agir sur l’entreprise pour qu’elle réponde aux risques et opportunités ainsi détectés. Mais les ordres qu’il donne ne pourront avoir d’effet que si l’entreprise est capable de les exécuter : et si, comme cela arrive souvent, ces ordres impliquent une modification du langage ou des processus, la capacité de l’entreprise sera déterminée par l’agilité du SI.

Nous voyons maintenant pourquoi « le SI est stratégique ». Sans doute il constitue un actif, mais son caractère stratégique réside essentiellement dans le fait qu’il délimite la gamme des actions possibles pour le stratège. C’est pourquoi celui-ci, dans l’économie contemporaine du risque extrême[7], doit articuler deux priorités : d’une part, la vigilance périscopique sur le contexte ; d’autre part l’agilité du SI qui conditionne l’agilité de l’entreprise elle-même.

Dire que le SI est pour le stratège une priorité, cela faisait dans les années 90 sourire ceux qui jugeaient le SI trop « technique » pour que le dirigeant s’en occupât. L’essentiel résidait alors, disait-on, dans la crédibilité financière et le cours de l’action ; l’image de l’entreprise était jugée plus stratégique que sa consistance économique.

La stratégie de l’image ayant conduit à la faillite et au scandale, une nouvelle stratégie émerge. Elle vise, dans un contexte de risque extrême, à s’appuyer sur le SI pour assurer l’agilité manœuvrière de l’entreprise. Elle a pour moteur la dialectique entre les NTIC[8], telles que la plate-forme technique de l’entreprise les met en œuvre, et l’urbanisme du système d’information qui englobe la maîtrise de l’abstraction et de la modélisation. 

*  *

Dans les années 70 le traitement automatique des données s’était émancipé ; ses complexités en avaient fait un métier à part dont le langage était incompréhensible pour l’extérieur (p. 8). Certes, il reste aujourd’hui difficile pour le non expert de comprendre les dispositions que l’informaticien doit prendre pour ruser avec les caractéristiques physiques de l’automate, et qui rendent si complexes le classement et la recherche, la gestion des priorités parmi les processus en exploitation ou sur le réseau, la définition des protocoles de communication et des formats de message, les transcodages entre applications conçues selon des langages différents etc. Les problèmes de sémantique, a priori du ressort du métier utilisateur, ne peuvent être gérés correctement que si l’informaticien y met du sien : ainsi la gestion des données de référence suppose que la direction de l’architecture soit le gendarme vigilant qui impose la discipline aux programmeurs. Les priorités de l’informaticien ne sont pas exactement les mêmes que celles des métiers utilisateurs : il doit résoudre des problèmes de physique qui leur échappent, il doit faire fonctionner une usine en continu et sans pannes.

L’informaticien doit comprendre et respecter les priorités du métier, et non donner la priorité aux travaux qui l’intéressent au plan technique. Réciproquement, le métier utilisateur doit être pour l’informatique le « client compétent » qui comprend les contraintes auxquelles l’autre est soumis et accepte des compromis en cas de difficulté.

*  *

Entre l’expression idéale des besoins que fournit le « modèle métier » et la programmation, puis l’exécution technique et pratique des services par l’automate, il existe bien sûr un ordre logique et chronologique. Mais il n’existe pas de classement par ordre d’importance : on ne peut pas définir de hiérarchie entre des conditions nécessaires multipliées les unes par les autres. Dans le produit de diverses variables susceptibles de prendre chacune les valeurs 0 ou 1, il suffit qu'une seule soit nulle pour que le produit soit nul : elles sont donc d’égale importance, ou plus exactement la question de leur classement par ordre d’importance n’a pas de sens. Cela n'a pas de sens de demander qui, du métier utilisateur ou de l’informatique, joue le rôle le plus important dans la construction du SI : les deux sont nécessaires. Sans machine et sans programme, il n’y a pas de SI ; sans abstraction et modélisation pertinentes, il n’y a pas de SI non plus.

Maîtrise d’œuvre et maîtrise d’ouvrage (p. 163) sont ainsi liées dans une dialectique, comme le furent jadis la production et le commercial, naguère la communication et la finance. Chacune a des besoins qu’elle ne peut satisfaire qu’en s’appuyant sur l’autre, chacune est bien placée pour voir et révéler les défauts de l’autre. La dialectique est vive car de part et d’autre les priorités diffèrent.

Il revient au stratège, par son arbitrage, d’assurer que cette dialectique contribue au progrès de l’entreprise et d’éviter qu’elle ne provoque des explosions destructrices : l’énergie que procure cette tension entre deux pôles de l’entreprise ne peut fournir un travail utile que si elle est canalisée par un moteur convenable.

*  *

Parviendrons-nous à avoir, dans nos entreprises, des dirigeants dont la vision du SI est assez claire pour qu’ils puissent jouer le rôle de ce stratège ? Cela dépend, pour partie, de la qualité de la présentation de l’urbanisme. Si le langage UML, par exemple, est un bon moyen pour mettre en forme un modèle, c’est se moquer du monde que de demander à un dirigeant de lire le modèle UML, avec le formalisme des diagrammes de classes, de séquences, d’état etc. empilé dans deux classeurs. Mieux vaut, osons le dire, leur présenter le SI sous la forme d’une bande dessinée, ou mieux d’une animation comme celles que produit Nomia[9]. Il est vrai que l’on se heurte alors à ceux qui croient que tout travail sérieux doit nécessairement revêtir une forme austère.

Les entreprises qui sauront les premières urbaniser vraiment leur SI, c’est-à-dire non seulement produire le schéma d’urbanisme mais aussi faire en sorte qu’il soit approprié sous des « vues » différentes par les dirigeants et aussi par toute l’entreprise, sont celles qui sauront respecter l’effort vers la simplicité et refuseront les complications superflues par lesquelles les corporations aiment à protéger leur statut. L’urbanisme, l’abstraction, la modélisation ne peuvent se maîtriser vraiment que si l’ensemble de l’entreprise a compris que ce sont des opérations quotidiennes, familières et pratiques, proches de l’intuition et de la volonté et qui relèvent avant tout du simple bon sens.

« L'une des raisons principales qui éloignent autant ceux qui entrent dans ces connaissances du véritable chemin qu'ils doivent suivre, est l’imagination qu’on prend d’abord que les bonnes choses sont inaccessibles, en leur donnant le nom de grandes, hautes, élevées, sublimes. Cela perd tout. Je voudrais les nommer basses, communes, familières : ces noms-là leur conviennent mieux ; je hais ces mots d’enflure... » (Blaise Pascal, De l'esprit géométrique et de l'art de persuader, in Œuvres complètes, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade 1954 p. 602).


[1] Source : Christophe Legrenzi, Acadys, www.acadys.com

[2] Une usine totalement automatisée serait un pur automate et ce raisonnement ne s’y applique donc pas ; nous considérons ici les entreprises de services, qui représentent plus de 75 % de l’emploi. 

[3] John Von Neumann, The Computer and the Brain, 1957.

[4] Cf. des exemples dans Éloge du semi-désordre : centrale nucléaire, avion de ligne, système expert de gestion de trésorerie (www.volle.com/opinion/desordre.htm).

[5] Types, nomenclatures, classifications etc.

[6] Cf. les causes de dégradation du langage dans Entropie du système d’information (www.volle.com/opinion/entropie.htm).

[7] Michel Volle, e-conomie, Economica 2000, p. 60.

[8] Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication.