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Préface pour Vincent Paul Toccoli, Cybe.rm@n, Bénévent 2008

28 janvier 2008

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Pour lire un peu plus :

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Explorer l'espace logique
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Prédation et prédateurs
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Mission et organisation
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Reconstruire les valeurs

Toccoli est conscient de la nouveauté que représente le cyberespace (que je préfère nommer « espace logique[1] »). Il perçoit les possibilités et les dangers auxquels nous confronte ce continent nouveau situé non dans l’espace géographique, comme autrefois l’Amérique et l’Australie, mais dans l’espace mental, et que nous explorons non avec notre corps mais avec notre cerveau.

Nous y jouissons de l’ubiquité (la localisation des serveurs est indifférente) mais y rencontrons une « distance » : nous sommes d’autant plus proches d’un document qu’il nous intéresse davantage ou, ce qui revient au même, qu’il nous est plus intelligible ; des documents sont proches s’ils intéressent les mêmes lecteurs, des lecteurs sont proches s’ils s’intéressent aux mêmes documents.

Le téléphone mobile étant désormais un ordinateur, l’ubiquité est devenue totale : notre corps lui-même est informatisé. L’accès aux ressources n’étant plus conditionné par la proximité du poste de travail, le cerveau peut être connecté en permanence.

Cela pose des questions de savoir-vivre. Il faut savoir se déconnecter ; il faut trier dans l’abondance des ressources ; comme on peut écrire sur le Web avec les blogs, il faut maîtriser son expression ; l’art de la consommation électronique requiert un savoir-faire spécifique etc.

*     *

Pour toutes les institutions – et pour la première d’entre elles, l’Église – l’espace logique est une opportunité et un défi. Il n’est pas facile, pour des organisations qui ont de longue main rodé des procédures qu’elles sacralisent, de se couler dans le relief du continent nouveau. Le baliser, le coloniser leur demandera du temps. Des prédateurs, plus agiles, les précèdent : les pornographes seront toujours les premiers qui sachent utiliser un nouveau média.

Nous ne sommes cependant pas désarmés : l’histoire abonde en précédents qui aident à circonscrire cette émergence.

Si l’informatique procure de nouvelles prothèses (téléphone mobile, RFID, moteurs de recherche etc.) les lunettes, que nous utilisons depuis des siècles, ne sont pas des prothèses négligeables, ni le microscope et le télescope. L’automobile fournit une prothèse pour nos jambes, l’avion une prothèse pour les ailes que nous n’avons pas.

Au lieu de s’effrayer devant la perspective d’une « fabrication de l’être humain » par la technique, il convient de méditer l’exemple de ces « fabrications » anciennes, auxquelles nous sommes habitués, pour dégager les critères qui sépareront le raisonnable de l’abusif.

*     *

Depuis son émergence homo sapiens s’est donné pour but de graver dans le monde l’image des valeurs qui animent sa volonté : l’« homme nouveau » est donc une chimère, mais homo sapiens doit ruser avec les obstacles et outils toujours renouvelés que les institutions opposent et proposent à son action.

Des auteurs comme Edgar Morin, Paul Virilio, Manuel Castells, Jean-Michel Truong ou Pierre Lévy nous rendent, toutes proportions gardées, le service que Hume avait rendu à Kant : ils nous « réveillent de notre sommeil dogmatique », nous secouent en signalant les choses nouvelles à notre attention. Mais pour comprendre l’espace logique, pour en faire un outil au service de la civilisation, nous n’avons besoin ni de discours enthousiastes, ni de sermons apocalyptiques : mais de clarté, de précision, de sobriété, d’ordre dans les idées.

Certaines phrases sont fallacieuses. Dire, par exemple, que « l’écrit devient obsolète » oriente vers une impasse : l’écrit est le support naturel de la pensée réfléchie, libérée des séductions et improvisations de l’oral – et le fait est que l’Internet est rempli d’écrits.

Certains mots sont de faux amis. « Virtuel » par exemple trahit « virtual », qui qualifie ce qui est réel sans en avoir l’apparence : le « virtual leader » est celui qui dirige sans porter le titre de dirigeant, alors que « virtuel » désigne ce qui n’a que l’apparence de la réalité. Une telle inversion du sens provoque des malentendus[2].

On trouve, dans la plupart des textes sur les « nouvelles technologies », un entassement de faits sans séparation des causes et des effets, sans explicitation des logiques qui jouent conjointement. La pensée du lecteur ne pourra rien en tirer : il lui serait difficile de construire une mise en ordre dont l’auteur s’est dispensé.

Pour maîtriser une nouveauté aussi radicale il faut revenir à la racine de notre culture : Montaigne, Descartes et Pascal fournissent des armes plus solides que Morin, Lévy et Virilio. Ce qui importe chez ces classiques est moins le résultat de leur effort (daté et localisé, comme les problèmes qu’ils voulaient traiter) mais l’énergie, le courage qui animaient leur démarche et dont nous pouvons nous inspirer.

*     *

Toccoli aborde plusieurs questions cruciales.

D’abord celle des institutions. Elles scandalisent par leur attachement à des habitudes qu’elles sacralisent, des idées qu’elles dogmatisent, des hiérarchies qu’elles idolâtrent : autant de blasphèmes qu’elles nomment fidélité ! Dans nos entreprises, nos administrations, dans l’Église, l’organisation étouffe la mission. Mais par ailleurs une mission qui ne s’incarne pas dans une organisation reste lettre morte et pure velléité.

Entre mission et organisation se noue ainsi le drame qui fait la vie même de l’institution : elle est animée par des individus qui lui rappellent sa mission, mais qu’elle sacrifie rituellement à la pérennité de l’organisation. Cette dialectique cruelle échappe à ceux qui, logeant la valeur suprême dans l’individu, ne conçoivent pas la nécessité de l’institution et s’exaspèrent de son scandale. Prendre conscience de cette dialectique, l’assumer, est aussi nécessaire que difficile.

Toccoli nous confronte par ailleurs aux cultures indienne, chinoise, animiste etc. Toute culture emprisonne ceux qu’elle outille. Pensant par concepts, nous associons à l’Être permanence, stabilité, pérennité, et peinons à penser l’évolution ; les Chinois, qui pensent par processus,  ne voient dans le concept qu’un outil dont la pertinence s’évalue en regard de l’action. Se familiariser avec d’autres cultures aide à sortir de la prison où la nôtre nous enferme.

*     *

Le « déluge d’information » n’a rien de nouveau. L’imprimé nous confronte depuis des siècles à l’obligation de trier une information pléthorique et souvent fallacieuse. Bien avant l’ère des médias la littérature a modelé les esprits, l’élégance de la forme étant le passeport de messages empoisonnés[3]

Avant l’invention de l’imprimerie une bonne bibliothèque contenait au plus quelques centaines de livres. Un homme cultivé devait les avoir tous lus. Le dialogue entre savants se fondait sur la maîtrise de ce patrimoine commun.

L’imprimerie a submergé les érudits. Ils ont tenté de tout lire mais il aurait fallu y consacrer plus que le temps disponible. Ils ont dû définir des critères paradoxaux : rejeter sans l’avoir lu un livre qu’on ne lira pas, c’est le condamner sans le connaître ! Ils ont défini des niveaux de lecture : certains textes méritent une lecture lente et répétée, dans d’autres il faut distinguer quelques passages qu’on lira attentivement.

Ceux qui ont appris à lire ne sont donc pas déroutés par le Web. Ils s’emparent des liens hypertexte et moteurs de recherche pour atteindre plus rapidement le plaisir qu’ils recherchent : la lecture lente, attentive, de textes qui la méritent. Ceux qui ne savent pas lire zappent sur le Web tout comme ils feuillettent les livres. Pas plus qu’un autre média le Web ne transforme l’ignorant en expert, et s’il avait un fronton on pourrait y graver les vers de Paul Valéry :

Il dépend de celui qui passe
Que je sois tombe ou trésor
Que je parle ou me taise
Ceci ne tient qu’à toi
Ami n’entre pas sans désir

L’espace logique nous confronte à des questions classiques : savoir lire, écrire, penser, articuler sa pensée à son action, savoir-faire et savoir-vivre. On croit ces questions simples : quiconque a son bac sait lire et écrire ! Eh bien non : lire, écrire sont des arts dans lesquels le plus expert se sait maladroit et se perfectionne sans fin.

Les hilotes volontaires estiment la lecture bonne pour les « blaireaux », comme ils disent. Le Web ne leur apporte que le chat et des jeux : il n’est pas plus responsable de leur abrutissement que ne le sont les conversations qu’ils n’écoutent pas, ni les livres qu’ils ne lisent pas.

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Labourant et renouvelant les mondes de la pensée et de l’action, l’espace logique invite à s’interroger sur les valeurs qui orientent celle-ci, à élucider ce que nous voulons être et voulons faire : autant de questions métaphysiques, pointant vers des choix inévitables mais que l’expérience ne peut pas éclairer. Tout glissement dans la définition de la réalité, de ce qui existe, modifie notre représentation de Dieu, qui est l’Existant même. S’il faut distinguer réel, possible et imaginaire, où devons-nous situer le virtuel[4] ?

Les choix métaphysiques déterminent la volonté voulante, implicite, qui oriente notre action. Ces choix, hérités des influences subies pendant la formation de la personnalité, sont incohérents si l’on n’y met pas bon ordre ; alors l’action, paralysée ou dégradée en activisme, tourne à vide.

Cela se manifeste dans l’institution par des phrases qui ouvrent autant de pièges : « ce n’est pas si simple », « il faut répondre à la demande des utilisateurs », « les données doivent être précises[5] » ; par des oxymores comme « pilotage stratégique », « synthèse détaillée », « schéma exhaustif », « principes concrets » ; par la sacralisation de l’organigramme ; par une langue qui préfère les termes abstraits : « méthodologie » pour méthode, « problématique » pour problème, « technologie » pour technique, « ordonnancement » pour mise en ordre etc.

Le conflit entre valeurs incompatibles (on vous enjoint d’être à la fois discipliné et rebelle, soumis et créatif : comme si c’était possible !) suscite une souffrance collective dont l’institution se soulage par des sacrifices humains : identification, persécution, mise au placard, dépression (effondrement, départ, éventuellement suicide) du bouc émissaire, immédiatement remplacé par un autre qui sera lui aussi sacrifié ; lutte entre des spécialités érigées en corporations sur la défensive, mais alliées contre les clients, fournisseurs et partenaires.

*     *

En chaque être humain s’articulent les mondes des valeurs, de la pensée et de l’action, dans chaque institution s’articulent mission et organisation. La pensée symbolique, préconceptuelle et nourrie d’images et d’associations d’idées, alimente ces mondes en brassant et renouvelant sans cesse les concepts. L’émergence de techniques nouvelles, exigeant de nouveaux savoir-faire et savoir-vivre, accélère ce mouvement.

Pour éclairer celui-ci il faut surmonter la proscription de la pensée symbolique, de l’explicitation des intentions, orientations et valeurs, qu’a énoncée le rationalisme. Ne voulant connaître que les résultats formellement corrects de la recherche, il a ignoré les épisodes obscurs, tâtonnants, durant lesquels elle s’élabore. L’exigence formelle s’est ainsi détournée de l’entière rigueur pour qui aucun résultat ne peut être véritablement compris sans expliciter une intention, une démarche, une volonté enfin confrontées à un obstacle qu’elles ont surmonté. Le symbole est le terreau, par lui-même indigeste, sans lequel aucune pensée comestible ne pourrait se former.

Ainsi notre vie personnelle, tout comme celle des institutions, nous offre des laboratoires où constater, expérimenter, analyser, bâtir enfin des inférences pour comprendre et agir. Cette lucidité se paie : la perversité, la lâcheté, la destruction des personnes et des cervelles, composent un spectacle douloureux. Nombreux sont donc ceux qui préfèrent ne pas voir ce qui se passe sous leur nez, qui préfèrent se détourner des laboratoires que présente la vie et nourrir leur réflexion par la seule lecture. Mais on ne peut comprendre ce qu’on lit, ce qu’on entend, que si on sait le relier à une expérience personnelle…

*     *

La conquête, la mise en exploitation du continent émergent nous confrontent à une exigence radicale de rigueur : il faut réviser nos valeurs, orientations et priorités. Par delà la coupure de la Renaissance, et sans qu’il soit aucunement question d’un retour à la physique d’Aristote, il faut renouer avec la pensée symbolique, avec la gestion délibérée de la mémoire et des émotions. Par delà les indignations et exaspérations, nous devons comprendre l’apport des institutions ainsi que les pathologies dont elles sont susceptibles – ce qui implique de ne pas les sacraliser, mais aussi de renoncer à l’individualisme hérité du romantisme.

Par delà les imprécations et apologies de penseurs superficiels nous devrons observer et expérimenter, épurer nos concepts et notre vocabulaire, préciser nos connaissances pour pouvoir conquérir le savoir-faire, le savoir-vivre nécessaires dans l’espace logique et combattre la prédation, l’hilotisme et la barbarie, mauvaises herbes qui y poussent spontanément et peuvent l’étouffer.


[1] « Cyber » met l’accent sur l’automate. « Logique » (au sens de logos, parole, et non de raisonnement) convient pour qualifier un « espace » où des lecteurs rencontrent des documents (textes, images, musique) associés à des traitements.

[2] De même, l’adjectif « numérique » focalise la réflexion sur le rôle du processeur en négligeant le système d’exploitation, les programmes, les applications et l’articulation entre l’automate et l’être humain. Rien n’est « numérique » dans l’utilisation d’un traitement de texte ou de la messagerie.

[3] « Familles, je vous hais ! » (André Gide, Les nourritures terrestres, 1897).

[4] Les programmes informatiques accomplissent l’ambition de la magie : un agencement de mots se trouve avoir un effet réel sur la nature.

[5] Tout modèle sera plus simple que le réel qu’il représente ; la demande n’est pas le besoin ; une donnée doit être non pas précise mais pertinente (sélection) et exacte (observation).