Toccoli est conscient de la nouveauté que
représente le cyberespace (que je préfère nommer « espace
logique »).
Il perçoit les possibilités et les dangers auxquels nous confronte ce continent
nouveau situé non dans l’espace géographique, comme autrefois l’Amérique et
l’Australie, mais dans l’espace mental, et que nous explorons non avec notre
corps mais avec notre cerveau.
Nous y jouissons de l’ubiquité (la
localisation des serveurs est indifférente) mais y rencontrons une « distance »
: nous sommes d’autant plus proches d’un document qu’il nous intéresse davantage
ou, ce qui revient au même, qu’il nous est plus intelligible ; des documents
sont proches s’ils intéressent les mêmes lecteurs, des lecteurs sont proches
s’ils s’intéressent aux mêmes documents.
Le téléphone mobile étant désormais un
ordinateur, l’ubiquité est devenue totale : notre corps lui-même est informatisé. L’accès aux ressources n’étant plus conditionné par la proximité du
poste de travail, le cerveau peut être connecté en permanence.
Cela pose des questions de savoir-vivre. Il
faut savoir se déconnecter ; il faut trier dans l’abondance des ressources ;
comme on peut écrire sur le Web avec les blogs, il faut maîtriser son
expression ; l’art de la consommation électronique requiert un savoir-faire
spécifique etc.
* *
Pour toutes les institutions – et pour la
première d’entre elles, l’Église – l’espace logique est une opportunité et un
défi. Il n’est pas facile, pour des organisations qui ont de longue main rodé
des procédures qu’elles sacralisent, de se couler dans le relief du
continent nouveau. Le baliser, le coloniser leur demandera du temps. Des
prédateurs, plus agiles, les
précèdent : les pornographes seront toujours les premiers qui sachent utiliser
un nouveau média.
Nous ne sommes cependant pas désarmés :
l’histoire abonde en précédents qui aident à circonscrire cette émergence.
Si l’informatique procure de nouvelles
prothèses (téléphone mobile, RFID, moteurs de recherche etc.) les lunettes, que
nous utilisons depuis des siècles, ne sont pas des prothèses négligeables, ni le
microscope et le télescope. L’automobile fournit une prothèse pour nos jambes,
l’avion une prothèse pour les ailes que nous n’avons pas.
Au lieu de s’effrayer devant la perspective
d’une « fabrication de l’être humain » par la technique, il convient de méditer
l’exemple de ces « fabrications » anciennes, auxquelles nous sommes habitués,
pour dégager les critères qui sépareront le raisonnable de l’abusif.
* *
Depuis son émergence homo sapiens
s’est donné pour but de graver dans le monde l’image des valeurs qui animent sa
volonté : l’« homme nouveau » est donc une chimère, mais homo sapiens
doit ruser avec les obstacles et outils toujours renouvelés que les institutions
opposent et proposent à son action.
Des auteurs comme Edgar Morin, Paul Virilio,
Manuel Castells, Jean-Michel Truong ou
Pierre Lévy nous rendent, toutes proportions gardées, le service que Hume avait
rendu à Kant : ils nous « réveillent de notre sommeil dogmatique », nous
secouent en signalant les choses nouvelles à notre attention. Mais pour
comprendre l’espace logique, pour en faire un outil au service de la
civilisation, nous n’avons besoin ni de discours enthousiastes, ni de sermons
apocalyptiques : mais de clarté, de précision, de sobriété, d’ordre dans les
idées.
Certaines phrases sont fallacieuses. Dire,
par exemple, que « l’écrit devient obsolète » oriente vers une impasse : l’écrit
est le support naturel de la pensée réfléchie, libérée des séductions et
improvisations de l’oral – et le fait est que l’Internet est rempli d’écrits.
Certains mots sont de faux amis. « Virtuel »
par exemple trahit « virtual », qui qualifie ce qui est réel sans en avoir
l’apparence : le « virtual leader » est celui qui dirige sans porter le titre de
dirigeant, alors que « virtuel » désigne ce qui n’a que l’apparence de la
réalité. Une telle inversion du sens provoque des malentendus.
On trouve, dans la plupart des textes sur
les « nouvelles technologies », un entassement de faits sans séparation des
causes et des effets, sans explicitation des logiques qui jouent conjointement.
La pensée du lecteur ne pourra rien en tirer : il lui serait difficile de
construire une mise en ordre dont l’auteur s’est dispensé.
Pour maîtriser une nouveauté aussi
radicale il faut revenir à la racine de notre culture : Montaigne,
Descartes et Pascal fournissent des armes plus solides que Morin, Lévy et
Virilio. Ce qui importe chez ces classiques est moins le résultat de leur
effort (daté et localisé, comme les problèmes qu’ils voulaient traiter) mais
l’énergie, le courage qui animaient leur démarche et dont nous pouvons
nous inspirer.
* *
Toccoli aborde plusieurs questions
cruciales.
D’abord celle des institutions. Elles
scandalisent par leur attachement à des habitudes qu’elles sacralisent, des
idées qu’elles dogmatisent, des hiérarchies qu’elles idolâtrent : autant de
blasphèmes qu’elles nomment fidélité ! Dans nos entreprises, nos
administrations, dans l’Église, l’organisation étouffe la
mission. Mais par ailleurs une mission qui ne
s’incarne pas dans une organisation reste lettre morte et pure velléité.
Entre mission et organisation se noue ainsi
le drame qui fait la vie même de l’institution : elle est animée par des
individus qui lui rappellent sa mission, mais qu’elle sacrifie rituellement à la
pérennité de l’organisation. Cette dialectique cruelle échappe à ceux qui,
logeant la valeur suprême dans l’individu, ne conçoivent pas la nécessité de
l’institution et s’exaspèrent de son scandale. Prendre conscience de cette
dialectique, l’assumer, est aussi nécessaire que difficile.
Toccoli nous confronte par ailleurs aux
cultures indienne, chinoise, animiste etc. Toute culture emprisonne ceux qu’elle
outille. Pensant par concepts, nous associons à l’Être permanence, stabilité,
pérennité, et peinons à penser l’évolution ; les Chinois, qui pensent par
processus, ne voient dans le concept qu’un outil dont la pertinence s’évalue en
regard de l’action. Se familiariser avec d’autres cultures aide à sortir de la
prison où la nôtre nous enferme.
* *
Le « déluge d’information » n’a rien de
nouveau. L’imprimé nous confronte depuis des siècles à l’obligation de trier une
information pléthorique et souvent fallacieuse. Bien avant l’ère des médias la
littérature a modelé les esprits, l’élégance de la forme étant le passeport de
messages empoisonnés.
Avant l’invention de l’imprimerie une bonne
bibliothèque contenait au plus quelques centaines de livres. Un homme cultivé
devait les avoir tous lus. Le dialogue entre savants se fondait sur la
maîtrise de ce patrimoine commun.
L’imprimerie a submergé les érudits. Ils ont
tenté de tout lire mais il aurait fallu y consacrer plus que le temps
disponible. Ils ont dû définir des critères paradoxaux : rejeter sans l’avoir lu
un livre qu’on ne lira pas, c’est le condamner sans le connaître ! Ils ont
défini des niveaux de lecture : certains textes méritent une lecture lente et
répétée, dans d’autres il faut distinguer quelques passages qu’on lira
attentivement.
Ceux qui ont appris à lire ne sont donc pas
déroutés par le Web. Ils s’emparent des liens hypertexte et moteurs de recherche
pour atteindre plus rapidement le plaisir qu’ils recherchent : la lecture lente,
attentive, de textes qui la méritent. Ceux qui ne savent pas lire zappent sur le
Web tout comme ils feuillettent les livres. Pas plus qu’un autre média le Web ne
transforme l’ignorant en expert, et s’il avait un fronton on pourrait y graver
les vers de Paul Valéry :
Il dépend de celui qui passe
Que je sois tombe ou trésor
Que je parle ou me taise
Ceci ne tient qu’à toi
Ami n’entre pas sans désir
L’espace logique nous confronte à des
questions classiques : savoir lire, écrire, penser, articuler sa pensée à son
action, savoir-faire et savoir-vivre. On croit ces questions simples : quiconque
a son bac sait lire et écrire ! Eh bien non : lire, écrire sont des arts
dans lesquels le plus expert se sait maladroit et se perfectionne sans fin.
Les hilotes volontaires estiment la lecture
bonne pour les « blaireaux », comme ils disent. Le Web ne leur apporte que le
chat et des jeux : il n’est pas plus responsable de leur abrutissement que
ne le sont les conversations qu’ils n’écoutent pas, ni les livres qu’ils ne
lisent pas.
* *
Labourant et renouvelant les mondes de la
pensée et de l’action, l’espace logique invite à s’interroger sur les
valeurs qui orientent celle-ci, à élucider
ce que nous voulons être et voulons faire : autant
de questions métaphysiques, pointant vers des choix inévitables mais que
l’expérience ne peut pas éclairer. Tout glissement dans la définition de la
réalité, de ce qui existe, modifie notre représentation de Dieu, qui est
l’Existant même. S’il faut distinguer réel, possible et
imaginaire, où devons-nous situer le virtuel ?
Les choix métaphysiques déterminent la
volonté voulante, implicite, qui oriente notre action. Ces choix, hérités
des influences subies pendant la formation de la personnalité, sont incohérents
si l’on n’y met pas bon ordre ; alors l’action, paralysée ou dégradée en
activisme, tourne à vide.
Cela se manifeste dans l’institution par des
phrases qui ouvrent autant de pièges : « ce n’est pas si simple », « il faut
répondre à la demande des utilisateurs », « les données doivent être précises » ;
par des oxymores comme « pilotage stratégique », « synthèse détaillée »,
« schéma exhaustif », « principes concrets » ; par la sacralisation de
l’organigramme ; par une langue qui préfère les termes abstraits :
« méthodologie » pour méthode, « problématique » pour problème, « technologie »
pour technique, « ordonnancement » pour mise en ordre etc.
Le conflit entre valeurs incompatibles (on
vous enjoint d’être à la fois discipliné et rebelle, soumis et créatif : comme
si c’était possible !) suscite une souffrance collective dont l’institution se
soulage par des sacrifices humains : identification, persécution, mise au
placard, dépression (effondrement, départ, éventuellement suicide) du bouc
émissaire, immédiatement remplacé par un autre qui sera lui aussi sacrifié ;
lutte entre des spécialités érigées en corporations sur la défensive, mais
alliées contre les clients, fournisseurs et partenaires.
* *
En chaque être humain s’articulent les
mondes des valeurs, de la pensée et de l’action, dans chaque institution
s’articulent mission et organisation. La pensée symbolique, préconceptuelle et
nourrie d’images et d’associations d’idées, alimente ces mondes en brassant et
renouvelant sans cesse les concepts. L’émergence de techniques nouvelles,
exigeant de nouveaux savoir-faire et savoir-vivre, accélère ce mouvement.
Pour éclairer celui-ci il faut surmonter la
proscription de la pensée symbolique, de l’explicitation des intentions,
orientations et valeurs, qu’a énoncée le rationalisme. Ne voulant connaître que
les résultats formellement corrects de la recherche, il a ignoré les épisodes
obscurs, tâtonnants, durant lesquels elle s’élabore. L’exigence formelle s’est
ainsi détournée de l’entière rigueur pour qui aucun résultat ne peut être
véritablement compris sans expliciter une intention, une démarche, une volonté
enfin confrontées à un obstacle qu’elles ont surmonté. Le symbole est le
terreau, par lui-même indigeste, sans lequel aucune pensée comestible ne
pourrait se former.
Ainsi notre vie personnelle, tout comme
celle des institutions, nous offre des laboratoires où constater, expérimenter,
analyser, bâtir enfin des inférences pour comprendre et agir. Cette lucidité se
paie : la perversité, la lâcheté, la destruction des personnes et des cervelles,
composent un spectacle douloureux. Nombreux sont donc ceux qui préfèrent ne pas
voir ce qui se passe sous leur nez, qui préfèrent se détourner des laboratoires
que présente la vie et nourrir leur réflexion par la seule lecture. Mais on ne
peut comprendre ce qu’on lit, ce qu’on entend, que si on sait le relier à une
expérience personnelle…
* *
La conquête, la mise en exploitation du
continent émergent nous confrontent à une exigence radicale de rigueur : il faut
réviser nos valeurs, orientations et priorités. Par delà la coupure de la
Renaissance, et sans qu’il soit aucunement question d’un retour à la physique
d’Aristote, il faut renouer avec la pensée symbolique, avec la gestion délibérée
de la mémoire et des émotions. Par delà les indignations et exaspérations, nous
devons comprendre l’apport des institutions ainsi que les pathologies dont elles
sont susceptibles – ce qui implique de ne pas les sacraliser, mais aussi de
renoncer à l’individualisme hérité du romantisme.
Par delà les imprécations et apologies de
penseurs superficiels nous devrons observer et expérimenter, épurer nos concepts
et notre vocabulaire, préciser nos connaissances pour pouvoir conquérir le
savoir-faire, le savoir-vivre nécessaires dans l’espace logique et combattre la
prédation, l’hilotisme et la barbarie, mauvaises herbes qui y poussent
spontanément et peuvent l’étouffer.
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