Ce texte est une contribution au groupe économie du « Forum
d'Action Modernités » de LaSer.
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« Valeur » et « valeurs »
Écartons un risque : glisser, à partir du
mot qui désigne en économie la valeur d’un produit ou d’un patrimoine,
vers « les valeurs », options métaphysiques qui orientent chaque personne. Même
si des penseurs (Jacques Lacan, Jean-Claude Milner etc.) ont vu de la profondeur
dans des calembours, il ne convient pas de laisser une homonymie guider le
raisonnement.
En économie la valeur s’exprime par un prix
mais l’interprétation du prix n’est pas la même selon que l’on considère des
produits ou des biens patrimoniaux. Le premier cas étant le plus simple, nous le
considérerons d’abord.
Valeur d’un produit
Le prix d’un produit se détermine, sur un
marché concurrentiel, par confrontation entre l’offre et la demande. L’offre est
une fonction croissante du prix y = F(p), la demande est une fonction
décroissante y = D(p). A l’équilibre le couple (y*, p*) est tel que y* = F(p*) =
D(p*).
Le coût de production pour une
entreprise est C(x) = wL(x) + rK(x), L(x) et K(x) étant respectivement les
quantités de travail et de capital nécessaires pour produire efficacement la
quantité x. w et r sont les coûts unitaires du travail et du capital et r = i + π,
où i est le taux d’intérêt sur le marché monétaire et π la prime de risque jugée
normale dans le secteur d’activité considéré. Le coût unitaire est C(x)/x.
Si l’entrée de nouvelles entreprises sur le
marché est libre, à l'équilibre le profit rémunère exactement le risque pris par l’entreprise
(situation que l’on caractérise de façon impropre en disant que « le profit est
nul ») et le prix est égal au coût unitaire. Valeur, prix et coût unitaire se
confondent alors dans une même évaluation.
Cas du monopole
Il n’en est pas de même si l’entrée de
nouvelles entreprises sur le marché n’est pas libre : celles qui y sont
présentes constituent un oligopole qui peut rationner les consommateurs et
obtenir un profit supérieur à la rémunération du risque. Dans le cas extrême,
l’offre est le fait d’un monopole qui peut maximiser son profit yD-1(y)
– C(y) : le prix sera alors supérieur au coût unitaire.
Les législations antitrust combattent les
monopoles de fait. Dans le cas du monopole naturel (coût unitaire décroissant
avec la quantité produite) elles encadrent le monopole par une régulation
qu’exerce la puissance publique.
Innovation
Cependant le monopole temporaire est
le moteur de l’innovation ou, comme disent les économistes, de la croissance
endogène. Seule en effet la perspective d’un profit extra, supérieur à la
rémunération du risque d’exploitation, incite les entreprises à faire l’effort
qu’implique toute innovation (voir Le moteur d'une entreprise
innovante).
Un procédé nouveau permettra de diminuer le
coût de production, un produit nouveau permettra de rationner les consommateurs
et de vendre à un prix supérieur au coût unitaire. Lorsque les concurrents
auront imité le procédé ou le produit, le profit extra s’évaporera, le prix
rejoindra le coût unitaire : le pouvoir d’achat du consommateur sera alors accru
d’autant.
Ainsi le monopole temporaire que procure une
innovation introduit un écart entre valeur et coût unitaire, le prix étant la
somme de ce coût et du profit extra unitaire. Cependant le profit extra peut
être considéré comme le
coût de la croissance endogène que permet le monopole temporaire et celle-ci
bénéficie en définitive au consommateur.
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Au total, et sous la seule exception du
monopole durable et non régulé (qui constitue une pathologie) le prix d’un
produit est égal à son coût, y compris au coût de la croissance endogène, et
reflète donc sa valeur.
Cette égalité de principe entre prix et valeur
se trouve au point de départ de la « théorie de la valeur » chère aux
économistes. Elle n’a cependant rien d’automatique ni d’absolu car elle
s’atteint par tâtonnement, et par ailleurs la confrontation entre offre et
demande comporte des épisodes conjoncturels qui la déstabilisent parfois
durablement (cf. ci-dessous).
L’application de la théorie de la valeur aux
biens patrimoniaux soulève des difficultés plus graves encore que celles que
nous venons d’évoquer.
Valeur d’un patrimoine
Les prix des biens patrimoniaux (biens
meubles et immeubles, actions, obligations etc.) s’établissent pour l’essentiel
sur un marché d’occasion, les émissions d’actions nouvelles et ventes
d’immeubles neufs représentant une très faible part des marchés boursier et
immobilier.
Le volume des échanges sur ce marché
d’occasion est faible en regard du volume du patrimoine existant. On commet donc
un abus lorsqu’on évalue un patrimoine (entreprise, appartements) en lui
appliquant un prix qui s’est établi sur le marché restreint de la vente
d’occasion : cela revient à appliquer à un « stock » un prix qui s’est établi
sur un marché de « flux ».
Si les actionnaires d’une entreprise
voulaient vendre d’un seul coup les actions qu’ils en détiennent ils ne
pourraient pas réaliser la capitalisation boursière : leur offre étant
supérieure à la demande instantanée, le prix s’effondrerait. L’évaluation d’un
bien patrimonial est ainsi soumise à une première incertitude : plus il est
important, plus il sera difficile de le liquider.
En outre le prix d’un bien patrimonial est
volatil. Si on peut lui associer en principe une valeur de référence
déterminée par des « fondamentaux » (dont l’évaluation est délicate, cf.
l’exemple ci-dessous), il s’en écarte en fait pour connaître des oscillations
beaucoup plus amples que celles du prix d’un produit. La vente et l’achat des
biens patrimoniaux sont en effet déterminés (a) par la structure désirée du
patrimoine des agents économiques,
(b) par leurs anticipations.
L’évaluation des fondamentaux
Il faut, lors des opérations d’acquisition
ou de fusion, évaluer une entreprise. Regarder comment s’y prennent les
analystes financiers est instructif.
L’actif net comptable (valeur de l’actif du
bilan diminuée des dettes) leur donne une première indication. Mais les
conventions qu’utilisent les comptables pour évaluer les actifs sont notoirement
arbitraires :
les machines sont évaluées au prix historique de l’achat, diminué du cumul des
amortissements ; les immeubles, actions et obligations sont généralement évalués
au prix historique ;
le « principe de prudence » enfin biaise ces diverses évaluations.
Les analystes réévaluent donc chaque actif
selon le prix du marché. La valeur des machines et installations dépend, de
façon cruciale, de l’hypothèse qu’ils font sur la continuité de l’exploitation :
si l’entreprise doit s’arrêter, certaines machines seront évaluées au prix
de la ferraille alors qu’elles sont en état de marche.
L’évaluation du bilan, résultat constatable
du passé, fournit ainsi une fourchette.
Mais les analystes considèrent aussi le
futur, ce qui procure une autre fourchette. De ce point de vue il faut calculer
la valeur actuelle des profits futurs,
le taux d’actualisation étant la somme du taux d’intérêt du marché monétaire et
de la prime de risque. L’anticipation des profits futurs et le choix de la prime
de risque se discutent. La crédibilité du profit futur dépendant de la
qualité des managers, l’analyste doit évaluer l’équipe dirigeante et sa
pérennité. Ce raisonnement fournit une deuxième fourchette.
La confrontation des deux fourchettes –
celle qui concerne le passé, celle qui considère le futur – procure enfin la
fourchette finale que les analystes communiqueront aux négociateurs. Ces
derniers, procédant comme les marchands de tapis, finiront par aboutir à une
évaluation mais celle-ci concerne cette transaction-là, et non une autre, et
elle portera la trace du rapport de forces entre les parties qui ont négocié.
Les anticipations
Les anticipations sont sujettes à des écarts
d’un agent à l’autre et à de soudains retournements. Supposons que le prix d’un
bien patrimonial ait crû dans le passé continûment et régulièrement et que, pour
des raisons conjoncturelles, il se mette à baisser. Alors les anticipations
s’étalent sur un éventail, du plus optimiste au plus pessimiste :
1)
Optimiste : la baisse est momentanée, le prix va
rejoindre la tendance antérieure ;
2)
Moyen : le prix va croître selon la tendance
antérieure, mais sans compenser la baisse ;
3)
Pessimiste : la baisse indique une nouvelle
tendance, dont l’anticipation tient compte.
Les optimistes veulent acheter, les
pessimistes veulent vendre, le prix monte ou baisse selon que l’un des camps est
plus nombreux que l’autre, les transactions sont d’autant plus intenses que
l’écart des opinions est plus grand. Les habiles, anticipant le comportement
des autres, gagnent grâce à la volatilité qu’ils accentuent en jouant tantôt à
la hausse, tantôt à la baisse.
La volatilité inflige des chocs à
l’évaluation de l’actif des bilans : telle entreprise, dont le taux
d’endettement était convenable, doit comptabiliser des pertes et se trouve
surendettée, voire même en faillite si les banques refusent de renouveler les
prêts, sans pourtant que son activité productrice n’ait changé en rien. La
volatilité inflige aussi des chocs aux patrimoines des ménages : c’est l’une des
clés de la crise des subprimes aux Etats-Unis.
Structure désirée du patrimoine
Chaque agent économique se forme, en
fonction de son évaluation des opportunités et risques futurs, une idée de la
structure qu’il désire donner à son patrimoine : de l'actif le plus liquide au
moins liquide, du mieux rémunéré à celui dont il espère la meilleure
plus-value etc. La volatilité des cours modifie la structure du patrimoine
existant ; elle a par ailleurs des effets sur l’anticipation des opportunités et
risques futurs, ce qui modifie la structure désirée.
La volatilité suscite ainsi des ajustements
qui en retour l’alimentent. Une crise surgit si cette rétroaction s’emballe.
Certaines des décisions des acteurs
économiques (investissement des entreprises, épargne des consommateurs)
résultent de la façon dont ils se représentent le futur. Ces anticipations
peuvent bloquer l’économie actuelle dans un déséquilibre entre offre et demande :
alors le prix des produits lui-même ne peut plus être un indicateur de leur
valeur.
Lorsque le pessimisme devient extrême, la
structure du patrimoine désiré peut ne plus contenir aucune liquidité : c’est la
« fuite devant la monnaie ». Pour échanger il faut en revenir au troc :
alors l’économie, privée de son lubrifiant, se bloque.
Les crises sont-elles possibles ?
Si par « crise » on entend La Crise,
faillite du capitalisme débouchant sur La Révolution, il est douteux
qu'elle soit pour demain : l’économie est devenue de plus en plus
capitalistique sans que cela n’altère sa capacité à absorber les chocs, et
plaquer le modèle de la révolution française sur une situation actuelle a
toujours été fallacieux.
Mais cela n’empêche pas des crises
génératrices de mal-être, de destructions et de guerres : le XXe
siècle en a connu plusieurs.
A l’intérieur du système capitaliste se
produisent par ailleurs des ruptures (passage d’un système technique à l’autre,
passage des économies nationales à une économie mondiale) qui déstabilisent des
institutions péniblement construites auxquelles les personnes adhèrent de
tout leur cœur.
Ainsi des crises sont possibles, et on ne
peut pas juger négligeable la perspective d’une récession ni celle de ses
conséquences. Les banques centrales manœuvrent quotidiennement pour éviter la
crise monétaire ; les économistes tentent de tirer au clair possibilités et
risques de sorte que les anticipations puissent être raisonnables, à défaut
d’être rationnelles.
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Dire « les marchés ont toujours raison »,
c’est être aveugle aux déséquilibres qui, reflétant dans l’économie actuelle le
conflit des anticipations, préludent à une crise.
Certains disent qu’il est impossible de
tenir compte, dans le raisonnement, des choses que l’on ne peut pas mesurer – et
comme il est difficile de mesurer la valeur ils en déduisent que celle-ci
n’existe pas. Mais ils s’exagèrent l’importance de la mesurabilité : aucune
mesure ne permet de comparer, dans l’absolu, deux êtres que l’on puisse décrire
selon deux paramètres quantitatifs différents – et d’ailleurs comment
« quantifier » ces amours auxquelles nous accordons pourtant beaucoup d’importance ?
Dire « le mot valeur n’a aucun sens »,
détacher l’effort d’évaluation de toute référence à des fondamentaux, c’est
détacher la richesse de sa pierre de touche qui est et reste le bien-être des
consommateurs
pour la laisser flotter selon l’initiative de joueurs intéressés à sa
volatilité. Qu’il soit difficile d’évaluer la contribution d’un produit au
bien-être, et plus encore celle d’un patrimoine, qu’il soit difficile d’évaluer
le bien-être lui-même, cela n’enlève rien à ce critère qui doit orienter les
efforts d’évaluation et les libérer du carcan des habitudes comptables, qu’il
s’agisse d’une entreprise, d’une nation
ou de l’économie mondiale.
Certains disent enfin que la crise n’existe
pas, sauf intervention artificielle du politique, parce que les prix, reflétant
les valeurs, offrent à la décision un signal aussi suffisant qu’il est
nécessaire. Ceux-là, négligeant le caractère incertain des anticipations, se
font les apologistes d’une situation existante dans laquelle ils voient
l’aboutissement présent et le point culminant de l’histoire.
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