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Sebastian Haffner, Histoire d’un Allemand, Actes Sud 2004

9 janvier 2007

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Pour lire un peu plus :

-
La chute
-
A propos de l'extrême droite
- Histoire du négationnisme en France
- L'étrange défaite
-
Winston Churchill
-
Une femme à Berlin

Le livre de Haffner éclairera, bien mieux que Les Bienveillantes, ceux pour qui le nazisme est une énigme. C’est un document précieux tant par la qualité de l’écriture que par celle de la pensée.

Haffner avait émigré en Angleterre en 1938. Il écrivit ce témoignage en 1939 pour alerter les Anglais. Le livre ne fut pas publié car la guerre avait été déclarée entre temps. On a retrouvé le manuscrit en 1999 après la mort de l’auteur.

L’analyse est tellement lucide, le caractère suicidaire du nazisme est si clairement démontré, la catastrophe finale si nettement anticipée, que l’on douta de l’authenticité du texte : n’avait-il pas été en fait écrit après la défaite ? L’analyse du manuscrit prouva qu’il avait bien été rédigé en 1939.

*     *

Haffner fait la différence entre l’Allemagne comme civilisation et culture, qu’il appelle « Allemagne » tout court, et le Reich. Les nationalistes allemands, dit-il, on détruit chez les Allemands la civilisation et l’humanité. Le nationalisme, « narcissisme national, culte voué à la nation par elle-même, dangereuse pathologie de l’esprit », répond à une aspiration suicidaire d’autant plus efficace qu’elle se cache sous les apparences de l’énergie et de la fidélité.

Tout individu, qu’il s’agisse d’une personne ou d’un pays, se bâtit et se maintient par l’équilibre de son rapport aux autres : l’exaltation du moi mène donc à sa destruction. Le nationaliste ne proclame sa foi dans la nation que pour mieux la trahir[1].

La racine métaphysique du nationalisme est la même que celle de l'extrême droite : c’est le refus exaspéré de la condition commune à tous les êtres humains, le désir impatient de se soumettre le monde[2]. N’existe-t-il pas, aujourd’hui, des pays où se manifeste cette pulsion suicidaire ? N’est-elle pas au travail, en France même, sous d’autres apparences ?

*     *

Une bande de tortionnaires et d’assassins a pris le pouvoir en Allemagne en 1933. S’y étant longuement préparée, elle prit avec une rapidité stupéfiante les mesures législatives et administratives qui lui permirent de se soumettre les appareils policiers et judiciaires, puis de supprimer toute opposition.

Lors de la dernière élection qui se soit tenue le parti nazi a eu 44 % des voix : 56 % des Allemands lui étaient restés hostiles malgré toute sa propagande, mais les organisations qui auraient pu structurer leur opposition avaient été détruites et quiconque osait exprimer un désaccord avec le « réveil national » se faisait martyriser. Les nazis utilisaient d’ailleurs savamment les défilés, les drapeaux, la musique et le rappel répété de l’iniquité du traité de Versailles pour élargir le cercle de leurs sympathisants.

Alors que les anciens combattants étaient dans leur majorité revenus amers et sceptiques de la guerre de 14-18 [3], ceux qui comme Haffner l’avaient vécue adolescents y avaient vu une délicieuse compétition, un long match de football, et beaucoup d’entre eux ne souhaitaient rien tant qu’une revanche.

Les nazis attisèrent ce sentiment tout en tirant parti des qualités allemandes : sérieux, sens du devoir, goût du travail bien fait, sensibilité aussi à cette Kameradschaft qui, soudant chaudement les soldats, endort leur jugement[4]. Leur pouvoir a pu ainsi s’appuyer sur l’adhésion d’une forte minorité, la neutralité tantôt perplexe tantôt séduite de la large masse, l’intimidation des sceptiques, l’extermination des opposants.

L’émergence d’un tel régime en Allemagne, pays de haute culture philosophique, artistique et scientifique, était tellement surprenante qu’il était très difficile d’en percevoir la nature. Beaucoup d’Allemands étaient choqués par sa brutalité mais ils ne voyaient pas où les menait une politique qui, au début, a semblé marcher de succès en succès. Seuls ceux qui comme Haffner avaient « du nez » pouvaient percer la séduction des apparences[5].

*     *

Certains Français reprochent aux Allemands d’avoir été complaisants envers le nazisme : « cela n’aurait pas pu se produire chez nous, disent-ils, nous ne sommes pas aussi bêtement disciplinés qu’ils ne le sont ». Mais les nazis n’ont reculé devant rien pour briser les opposants [6] pour qui l’émigration a été le seul moyen de survie. Qu’auraient fait les Français s’ils avaient été soumis à la même pression ?

Le régime du maréchal Pétain a révélé sa nature dès le 3 octobre 1940 en promulguant, sans que les nazis ne lui aient rien demandé, l’infâme « loi portant statut des Juifs ». Cependant les Français, dans leur majorité, n’ont commencé à s’éloigner de lui qu’en 1942.

Il est dangereux de se croire immunisé.


[1] Hitler était un traître. Il suffit pour s'en convaincre d'examiner les mesures qu’il a prises, peu avant de se suicider en 1945, pour organiser la destruction physique de la population allemande (voir La chute) : selon sa logique, un peuple vaincu n’avait plus qu’à disparaître.

[2] Le nationalisme est négationniste: il s’affirme en refusant la leçon des faits.  

[3] Seuls, dit Haffner, faisaient exception les « éternels combattants » comme Goering « qui trouvent dans la guerre la seule forme d’existence qui leur convienne », et les « éternels ratés » comme Hitler « que la guerre remplit d’allégresse parce que, étant horrible et destructrice, elle leur permet de prendre leur revanche sur une vie qu’ils sont incapables d’assumer ».

[4] « L’homme de devoir finira par remplir son devoir envers le diable lui-même, Der Mann der Pflicht wird schließlich auch noch dem Teufel gegenüber seine Pflicht erfüllen müssen », Dietrich Bonhoeffer (1906-1945), Widerstand und Ergebung, Eberhard Bethge 1955 p. 13.

[5] Les personnes lucides étaient encore plus rares à l’étranger. Churchill, qui s’était monté un service de renseignement privé en Allemagne, percevait la nature du régime nazi de façon exceptionnellement claire. Mais quand on lit les Mémoires de guerre de De Gaulle, ou L’étrange défaite de Marc Bloch, on est frappé par l’absence de toute analyse du nazisme : les Allemands ne sont que l’ennemi, ni plus ni moins.

[6] Un ami allemand m’a dit que le régime nazi avait, pour s’imposer, tué 800 000 Allemands dès avant la guerre. Je n’ai pas pu vérifier ce dénombrement.