Le livre de Haffner éclairera,
bien mieux que Les Bienveillantes, ceux pour qui
le nazisme est une énigme. C’est un document précieux tant par la qualité de
l’écriture que par celle de la pensée.
Haffner avait émigré en Angleterre en 1938.
Il écrivit ce témoignage en 1939 pour alerter les Anglais. Le livre ne fut pas
publié car la guerre avait été déclarée entre temps. On a retrouvé le manuscrit
en 1999 après la mort de l’auteur.
L’analyse est tellement lucide, le caractère
suicidaire du nazisme est si clairement démontré, la catastrophe finale si nettement
anticipée, que l’on douta de l’authenticité du texte : n’avait-il pas été en
fait écrit après la défaite ? L’analyse du manuscrit prouva qu’il avait bien été
rédigé en 1939.
* *
Haffner fait la différence entre l’Allemagne
comme civilisation et culture, qu’il appelle « Allemagne » tout court, et le
Reich. Les nationalistes allemands, dit-il, on détruit chez les Allemands la
civilisation et l’humanité. Le nationalisme, « narcissisme national, culte voué
à la nation par elle-même, dangereuse pathologie de l’esprit », répond à une
aspiration suicidaire d’autant plus efficace qu’elle se cache sous les
apparences de l’énergie et de la fidélité.
Tout individu, qu’il s’agisse d’une
personne ou d’un pays, se bâtit et se maintient par l’équilibre de son rapport
aux autres : l’exaltation du moi mène donc à sa destruction. Le
nationaliste ne proclame sa foi dans la nation que pour mieux la trahir.
La racine métaphysique du nationalisme est
la même que celle de
l'extrême droite : c’est le refus exaspéré de la
condition commune à tous les êtres humains, le désir impatient de se soumettre
le monde. N’existe-t-il pas, aujourd’hui, des pays où
se manifeste cette pulsion suicidaire ? N’est-elle pas au travail, en France
même, sous d’autres apparences ?
* *
Une bande de tortionnaires et d’assassins a
pris le pouvoir en Allemagne en 1933. S’y étant longuement préparée, elle prit
avec une rapidité stupéfiante les mesures législatives et administratives qui
lui permirent de se soumettre les appareils policiers et judiciaires, puis de
supprimer toute opposition.
Lors de la dernière élection qui se soit
tenue le parti nazi a eu 44 % des voix : 56 % des Allemands lui étaient
restés
hostiles malgré toute sa propagande, mais les organisations qui auraient pu structurer
leur opposition avaient été détruites et quiconque osait exprimer un désaccord
avec le « réveil national » se faisait martyriser. Les nazis utilisaient
d’ailleurs savamment les défilés, les drapeaux, la musique et le rappel répété
de l’iniquité du traité de Versailles pour élargir le cercle de leurs
sympathisants.
Alors que les anciens combattants étaient
dans leur majorité revenus amers et sceptiques de la guerre de 14-18 ,
ceux qui comme Haffner l’avaient vécue adolescents y avaient vu une délicieuse
compétition, un long match de football, et beaucoup d’entre eux ne souhaitaient
rien tant qu’une revanche.
Les nazis attisèrent ce sentiment tout en tirant
parti des qualités allemandes : sérieux, sens du devoir, goût du travail bien
fait, sensibilité aussi à cette Kameradschaft qui, soudant chaudement les
soldats, endort leur jugement.
Leur pouvoir a pu ainsi s’appuyer sur l’adhésion d’une forte minorité, la neutralité
tantôt perplexe tantôt séduite de la large masse, l’intimidation des sceptiques,
l’extermination des opposants.
L’émergence d’un tel régime en Allemagne,
pays de haute culture philosophique, artistique et scientifique, était
tellement surprenante qu’il était très difficile d’en percevoir la
nature. Beaucoup d’Allemands étaient choqués par sa brutalité mais ils ne
voyaient pas où les menait une politique qui, au début, a semblé marcher de succès
en succès. Seuls ceux qui comme Haffner avaient « du nez » pouvaient percer la
séduction des
apparences.
* *
Certains Français reprochent aux Allemands
d’avoir été complaisants envers le nazisme : « cela n’aurait pas pu se produire
chez nous, disent-ils, nous ne sommes pas aussi bêtement disciplinés qu’ils
ne le sont ». Mais les nazis n’ont reculé devant rien pour briser les opposants
pour qui l’émigration a été le seul moyen de survie. Qu’auraient fait les Français s’ils avaient
été soumis à la même pression ?
Le régime du maréchal Pétain a révélé sa nature
dès le 3 octobre 1940 en promulguant, sans que les nazis ne lui aient rien
demandé, l’infâme « loi
portant statut des Juifs ». Cependant les Français, dans leur majorité,
n’ont commencé à s’éloigner de lui qu’en 1942.
Il est dangereux de se croire immunisé.
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