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L'argent et les valeurs

27 décembre 2007

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Pour lire un peu plus :

-
Le secret des Mulliez
- Prédation et prédateurs
- Noir Silence
- L’avenir du capitalisme
- The Utility of Force

Considérons un homme d’État dont les valeurs sont étrangères au monde de l’argent. Ne risque-t-il pas, s’il fait la promotion de ces valeurs, de désamorcer le moteur de l’économie ?

Il faut traiter l'une après l'autre deux questions différentes :

(1) est-il convenable, en regard des faits, de cultiver des valeurs étrangères au monde de l’argent et d’adopter l’orientation qui en résulte ?

(2) si la réponse à la première question est oui, quelle forme d’expression doit-on adopter pour communiquer cette orientation ?

1) L’argent est-il le moteur de l’économie ?

Les agents économiques sont-ils motivés principalement par l’argent ?

Dans une société où le prestige dépend de la fortune personnelle ou du revenu, l’argent fournit une échelle commode, mesurable et objective pour comparer les personnes : ainsi dans la société américaine chacun pèse son poids en dollars.

Cette échelle commode réduit la diversité des situations humaines à une seule mesure. Mais le sage, le saint, le savant, l’homme tout simplement équilibré n’y ont pas de place, sinon tout en bas.

Pourtant ceux qui se prétendent réalistes ne veulent connaître que cette échelle. Le but de l’entreprise, disent-ils, est le profit ; le but de l’entrepreneur est d’accumuler une fortune ; le but du salarié est de trouver l’emploi le plus rémunérateur.

Les faits contredisent ces affirmations. Si le profit est pour l’entreprise un indicateur utile, la définition des produits, le choix des techniques et des fournisseurs, la formation des salariés, l’organisation du travail, l’arbitrage entre prix et qualité, la satisfaction des clients supposent des raisonnements et priorités qui ne se réduisent pas au profit.

La conversation avec des entrepreneurs permet de préciser les choses. Créer et développer une entreprise comporte trop de risques pour motiver l’action d’un agent rationnel dont le but unique serait de s’enrichir. Quand un entrepreneur explicite sa motivation, on comprend qu’il a voulu créer quelque chose (des produits, une organisation), qu’il a voulu « changer le monde » autant qu’il est possible de le faire à l’échelle individuelle. S’il souhaite faire du profit c’est pour investir et développer ses affaires, non pour mener une vie ostentatoire. Cette pulsion créatrice, semblable au désir d’enfant chez la femme nubile, a dans la personne des racines profondes, complexes, que la recherche de la richesse ne suffit pas à expliquer.

Par ailleurs dans le choix d’un emploi le niveau de la rémunération est loin d’être le seul critère pour les salariés. Ils examineront aussi l’intérêt du travail, la fierté qu’il peut leur apporter, le sens qu’il peut donner à leur vie : les pompiers de New York sont fiers de faire un métier utile, même s’il est mal payé. Parmi les artisans nombreux sont ceux dont le revenu est modeste mais qui sont fiers de maîtriser leur métier et prennent plaisir aux rapports avec leurs clients. 

Entrepreneurs et prédateurs

L’homme dont le seul moteur est l’avidité peut-il être un entrepreneur efficace ? C’est ce que pensent ceux qui, s’appuyant sur une interprétation erronée de la « main invisible » d’Adam Smith (cf. Prédation et prédateurs) croient que l’efficacité ne peut résulter que de la poursuite de l’intérêt personnel.

C’est sans aucun doute l’intérêt personnel qu'on recherché Kenneth Lay et Andrew Fastow à Enron, Bernard Ebbers à WorldCom, Alfred Sirven et André Tarallo à Elf ainsi que ceux qui ont bénéficié d’un délit d’initié à EADS. Or l’action de ces personnes a été nuisible pour leur entreprise et pour l’économie en général.

Dans les entreprises, les personnes qui bénéficient de la corruption, des emplois fictifs, des faveurs en nature s’organisent en réseaux parasitaires ; elles poursuivent leur propre intérêt, mais elles nuisent à l’entreprise.

Certaines entreprises sont prédatrices et non créatrices de bien-être. Celles qui contribuent au pillage des pays pauvres en participant à la Françafrique s’enrichissent (cf. Noir Silence) mais à coup sûr leur action n’est pas bénéfique et elle jette le discrédit sur la France elle-même.

L’entrepreneur et le prédateur sont deux types d’homme opposés. Le premier est un créateur pour qui la richesse est un outil ; le deuxième est un destructeur pour qui la richesse est un but. Il est difficile de les distinguer à l’œil nu, car appartenant au même milieu social ils ont la même apparence (il arrive qu’un entrepreneur agisse de façon brutale ou soit contraint d’utiliser des moyens illégaux). Mais si l’on observe le résultat de leur action la différence saute aux yeux.

La considération, moteur de l’action

Ce dernier exemple met sur une piste : ce que l’agent économique recherche, c’est moins l’argent, la fortune, que la considération d’autrui et le respect de soi-même. Le salaire, le profit, sont des composantes de la considération mais ne la résument pas.

Le respect de soi-même s’acquiert en prenant conscience de l’utilité du travail que l’on fait. Pour le détruire rien n’est plus efficace que de contraindre une personne à faire un travail inutile : les tortionnaires le savent, ainsi que les entreprises qui mettent des cadres au placard pour les inciter à démissionner.

Dans l’entreprise industrielle de naguère une main d’œuvre nombreuse était au service de machines qui réclamaient des gestes répétitifs, et soumise à une discipline mécanique « à la prussienne ».

Dans l’entreprise contemporaine, informatisée et automatisée, ce type de travail est devenu minoritaire. L’emploi réside principalement (1) dans les tâches de conception et d’organisation, (2) dans les services qui assurent la relation avec les clients, partenaires et fournisseurs. L’emploi s’est par ailleurs subdivisé en spécialités pointues tout comme l’avait fait la médecine dans les années 1920.

Il en est résulté une transformation des rapports entre l’entreprise et les salariés, entre l’entreprise et ses clients, entre les salariés eux-mêmes :

-          si les salariés se structurent en corporations mutuellement hostiles et méprisantes l’entreprise cesse de fonctionner ;

-          si l’entreprise ne sait pas écouter ses concepteurs et les personnes qu’elle a mises au contact des clients, son moteur s’arrête ;

-          si l’entreprise ne sait pas écouter ses clients, elle ne pourra plus écouler ses produits.

On peut définir ainsi le respect : « écouter ce que dit l’autre en s’efforçant sincèrement de le comprendre ». Le respect envers les personnes, qui était une obligation morale dans l’entreprise industrielle, est devenu une condition de l’efficacité économique dans l’entreprise contemporaine. Cette économie du respect se concrétise en un commerce de la considération, un échange qui s’amorce en témoignant du respect envers l’autre de sorte qu’il soit incité, lui-même, à pratiquer le respect en retour. Les exigences de l’efficacité ont rejoint celles de la morale et de l’humanisme. Qui s’en plaindrait ?

Mais les entreprises sont loin d’avoir réalisé cette exigence. Les suicides à répétition dans le technocentre de Renault, le malaise dans le centre d’IBM à La Gaude, témoignent d’une mauvaise relation entre l’entreprise et les concepteurs. La sous-traitance des centres d’appel et de la maintenance par France Telecom témoigne d’un manque de respect envers les clients. La façon dont les constructeurs automobiles pressurent des fabricants de pièces détachées témoigne d’un manque de respect envers les fournisseurs. L’agressivité des relations entre services dans les directions générales, la difficulté de communication entre des spécialités dont les langages diffèrent, le conflit endémique entre la DRH et les syndicats montrent que le commerce de la considération n’est pas entré dans les moeurs.  

Par ailleurs la diminution de l’importance des tâches répétitives, que l’on peut accomplir mécaniquement et sans réfléchir, au bénéfice de décisions qui exigent réflexion et concentration, n’a pas eu que des conséquences positives pour les salariés. On ne peut pas exiger d’un salarié qu’il prenne des responsabilités alors qu'on le soumet à un contrôle tatillon qui interdit l’initiative personnelle et qu'on le paie mal.

Considération et rémunération

« Mon travail est de plus en plus intéressant, mes responsabilités se sont accrues, je dirige maintenant une grosse équipe de gens compétents ; mais ma rémunération n’est pas à la hauteur du travail que je fournis »
(Un cadre supérieur d’Air France, mai 2007)

Dans une société où le respect que l’on accorde à une personne est proportionnel à sa fortune, il est normal que l’argent devienne la mesure de la réussite. Mais dans une société où l’on sait respecter le sage, le saint, le savant ou l’homme tout simplement équilibré l’argent n’est qu’un paramètre de la considération parmi d’autres et sans doute pas le plus important.

L’entreprise qui pratique le commerce de la considération ne peut cependant pas se permettre de sous-payer ses salariés : ce serait hypocrite, en outre cette hypocrisie sauterait aux yeux.

Le salarié conscient de l’utilité de son travail, et qui se sait respecté en tant que travailleur, n’aura pas des exigences démesurées (même s’il souhaitera toujours gagner 10 % de plus). Mais il faut qu’il sache, qu’il sente que l’entreprise le rémunère de façon raisonnable[1] : c’est une nécessité de l’économie contemporaine (cf. Edmund S. Phelps, Rewarding Work, Harvard University Press 1997).

Cette nécessité est souvent ignorée. Les entreprises, pressurées par les fonds de placement qui se sont glissés parmi leurs actionnaires, ont privilégié la rémunération du capital au détriment du travail ; les salariés ont ainsi été frustrés du produit des gains de productivité.  Il en résulte, au niveau mondial, un déséquilibre entre l’offre et la demande qui est compensé par le surendettement des ménages américains – mais une telle compensation ne pourra pas jouer indéfiniment (cf. L’avenir du capitalisme).

Si les hôtesses et stewards d’Air France se mettent en grève, ce n’est pas parce qu’ils doutent de l’utilité de leur travail (elle est évidente) mais parce qu’ils estiment que leur entreprise a trop comprimé leur rémunération et leurs effectifs, exigeant d’eux toujours plus de travail sans les payer en retour.

Si les cheminots de la SNCF se mettent en grève lorsque le gouvernement veut supprimer les régimes spéciaux de retraite, c’est parce qu’on veut leur enlever sans compensation raisonnable un avantage implicitement pris en compte dans leur rémunération.

L’économie du respect s’impose dans tous les domaines, y compris dans la guerre (cf. The Utility of Force) : la guerre contemporaine n’oppose plus des armées industrielles sur le champ de bataille mais se mène au sein de la population, l’enjeu étant de la faire adhérer à un projet politique. Dans une telle confrontation, celui qui ne sait pas respecter son adversaire (au sens de « comprendre ce qu’il veut dire ») perd inévitablement. 

2) Comment le dire ?

Il est vain, dans la société actuelle, de mettre en doute l’importance de l’argent. La mode, influencée par l’Amérique, s’y oppose ainsi que l’évidence, fût-elle fallacieuse : s’attaquer frontalement à l’argent vous ferait passer pour un moraliste naïf.

Il ne s’agit donc pas de convaincre tout le monde (c’est impossible) mais d’indiquer fermement une orientation vers d’autres valeurs, de façon à ne pas offrir comme seul idéal de vie l’accumulation et l’exhibition de la richesse.

Il faut dénoncer les abus manifestes (rémunérations extravagantes des dirigeants, stock-options excessives, délits d’initié, déclarations indécentes des hommes politiques[2]) et désamorcer l’exemple que donnent les super riches en déversant le ridicule sur leur style de vie ostentatoire : bateaux et avions privés, châteaux et résidences etc.

Plutôt que de critiquer l’argent, mieux vaut affirmer, de façon positive, l’importance de la considération dans l’économie contemporaine. Il faut inciter les entreprises à respecter leurs salariés, leurs clients, leurs fournisseurs et leurs partenaires en dénonçant les abus manifestes et en donnant en exemple les entreprises qui, mieux que les autres, se sont adaptées à cette exigence (cf. Le secret des Mulliez). On peut aussi citer en exemple les entreprises qui entretiennent avec les syndicats un dialogue constructif.

Dire que la dignité du travailleur réside dans l’utilité de son travail, c’est aller à contre-courant de la mode mais c’est énoncer une évidence vécue par beaucoup d’artisans, de professions libérales, d’entrepreneurs et de salariés. C’est promouvoir une approche civique de l’entreprise dont la fonction dans la société (et plus largement dans la biosphère) est d’élaborer des produits utiles aux consommateurs. C’est dire que les salariés sont partie prenante de cette mission. C’est inciter les corporations à se concentrer sur leur fonction utile (formation des compétences) plutôt que sur la défense des intérêts catégoriels. C’est donner un sens à la notion de service minimum, qui ne peut être acceptée par les salariés que s’ils se savent respectés.

Il faut aussi que le travail soit convenablement rémunéré, sans quoi les démonstrations de respect seraient hypocrites et ressenties comme telles : la baisse de la part du travail dans la valeur ajoutée doit être dénoncée ainsi que le déséquilibre macroéconomique qui en résulte.

Il serait utile enfin de réfléchir collectivement à ce que peut être l’économie du respect et aux formes que peut prendre le commerce de la considération qui la concrétise.


[1] « Raisonnable » est un adjectif important : c’est un appel à la Raison dans les relations humaines, domaine où le discernement et la sensibilité jouent un grand rôle et où il serait donc excessif de vouloir être « rationnel ».

[2] Le 13 juillet 2007, alors qu'il décorait l'homme d'affaires Antoine Bernheim, Nicolas Sarkozy a dit que cette récompense aiderait la France à « régler ses comptes vis-à-vis de l’argent pour régler enfin son problème vis-à-vis de la réussite ».