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Le corporatisme et la nature

21 mai 2005


Pour lire un peu plus :

- Le compromis managérial
- Du côté des dirigeants
- Leçons d'une grève

- Rapports entre nations
-
Une ressource naturelle inépuisable

Les corporations sont utiles lorsqu’elles définissent les méthodes propres à une profession et contribuent à la formation des professionnels. Elles sont nocives lorsqu’elles s’emploient à préserver, au bénéfice de leurs membres, une rente de situation. C’est ce dernier aspect que désigne l’acception péjorative du mot « corporatisme ».

Actionnaires, dirigeants, cadres, employés, ouvriers, syndicalistes, tous le pratiquent à l’occasion. On le retrouve même au niveau des nations. Le discours sera « social » chez les uns, « économique » chez les autres, mais il ne faut pas en être dupe : le corporatisme aime à se parer des plumes de la générosité, de l’efficacité, de l’égalité, de la liberté etc.

J’ai souvent évoqué sur ce site le corporatisme des dirigeants (voir Du côté des dirigeants). L’exemple ci-dessous concerne des employés ; je change le nom de l’entreprise et les circonstances mais les faits sont authentiques.

*  *

Elseneur, grande entreprise de services, avait au milieu des années 90 des centres d’appel qui assuraient une bonne part de la relation avec la clientèle et, notamment, la réservation.

Les opérateurs disposaient de terminaux leur donnant accès à diverses applications[1]. L’ergonomie remontait aux années 70 : l’affichage, en mode caractère, se faisait en vert sur un écran noir ; il n’y avait ni fenêtres, ni menus déroulants ; les instructions s’écrivaient selon des codes à trois caractères ; d’une application à l’autre, les codes différaient ainsi que le rôle des touches de fonction.

Il fallait six mois pour former un opérateur et, s’ils devenaient des virtuoses du codage des opérations courantes, rares étaient ceux qui savaient traiter les demandes que les clients faisaient le plus rarement (dites « demandes complexes »). Seuls quelques opérateurs maîtrisaient ces codages-là : il fallait leur transférer les appels correspondants et, s’ils étaient occupés, on ne pouvait que laisser tomber la demande.

L’informatique conçut enfin une nouvelle interface. Elle fédérait les diverses applications selon une ergonomie unique et offrait des aides contextuelles. Les instructions s’affichaient en clair, l’opérateur les sélectionnait avec son curseur. Il suffisait dès lors d’une semaine pour former un opérateur et il était capable, grâce aux aides contextuelles, de traiter une demande complexe aussi bien qu’une demande simple.

Que croyez-vous qu’il arriva ? Les opérateurs dirent qu’avec cette nouvelle interface on « détruisait leur compétence ». Les nouveaux, ceux qui avaient été formés en une semaine, furent mal accueillis : les anciens ricanaient en regardant leurs écrans.

Il fallut modifier l’application : en tapant sur une touche de commande, l’opérateur pourrait revenir à l’ancien système. L’autre était « bon pour des gonzesses », disaient les anciens ; et ils aimaient à épater les nouveaux en leur montrant comment on pouvait, en tapant quelques codes cabalistiques, régler à toute vitesse les cas les plus courants…

Les choses ont fini par se tasser mais non sans discussions, réunions, montée au créneau des syndicats etc. Ce fut un épisode de ce que l’on appelle, selon une expression que je n’aime pas mais qui est ici bien à sa place, « la conduite du changement ».

*  *

Lorsque les opérateurs parlaient de la « compétence » que cette nouvelle interface « détruisait », ils étaient de bonne foi et c’était là tout le problème.

Ils appelaient « compétence » la virtuosité acquise dans la maîtrise d’une interface. Leur mémoire s’était chargée de codes, ils avaient appris à jongler avec les changements d’ergonomie. Et voilà qu’on leur demandait d’oublier tout cela ! La longueur de leur formation les avait convaincus qu’ils possédaient une expertise : voilà que l’on formait les nouveaux en une semaine !

Dans les savoirs professionnels, tout n’est pas sur le même niveau. Certains savoirs concernent la qualité du produit, et ceux-là sont essentiels. D’autres, rendus nécessaires par l’état des techniques, sont comme elles sujets à l’obsolescence et se cramponner à ces derniers, c’est prendre le risque de dégrader le métier lui-même. La dignité du professionnel réside en effet tout entière dans la qualité du produit et dans la satisfaction du client.

La conduite automobile était, au début du XXe siècle, plus compliquée qu’elle ne l’est aujourd’hui. Il fallait savoir pratiquer le double débrayage et le double pédalage, régler continuellement l’avance à l’allumage, doser le starter puis démarrer à la manivelle et, souvent, réparer des pannes. Nous n’avons plus besoin de tout cela ; sommes-nous moins compétents ? Non : l’essentiel de la conduite réside, aujourd’hui comme alors, dans le choix de la trajectoire et de la vitesse, dans l’anticipation du comportement des autres conducteurs etc.

L’organisation du travail a comporté, il est vrai, des relations humaines qui suscitent la nostalgie. Ah, la solidarité entre mineurs ! Ah, la bonne entente entre pilotes et mécanos au temps de l’Aéropostale ! Mais rien n’interdit de bâtir, dans l’organisation nouvelle, des relations aussi chaleureuses que celles d’autrefois...

*  *

La controverse à propos des exportations chinoises m’a rappelé cet épisode. Notre incohérence confine à l’hypocrisie. Nous souhaitons, car nous sommes généreux en principe, que les pays pauvres progressent ; mais si l’un d’entre eux tente de prendre une place dans la production mondiale, quels cris d’effroi ! Nous sommes pour le libre échange et pour la concurrence tant que nous sommes en position dominante ; si c’est l’autre qui gagne des parts de marché, alors nous sommes protectionnistes.

Beaucoup de pays pauvres disposent d’une main d’œuvre paysanne abondante, frugale, travailleuse et intelligente. Lorsqu’ils s’industrialisent, ils commencent par les activités où il leur est facile d’être compétitifs[2] ; puis ils montent en gamme. C’est ce qu’a fait le Japon qui, dans les années 50, exportait de la « camelote japonaise » : on a vu la suite.

Lorsque ce réservoir de main d’œuvre paysanne se sera tari comme il l’a fait en Europe dans le courant du XXe siècle, les salaires augmenteront. Les pays anciennement pauvres auront rattrapé le niveau de vie standard des pays riches d’aujourd’hui – cela pose un problème écologique, mais c’est une autre question (voir Une ressource naturelle inépuisable). Ayant pris leur place dans le commerce mondial à égalité avec les pays riches, ces pays ne seront plus soumis à la prédation.

Raisonnons froidement. Si le prix des textiles chinois est inférieur à celui des nôtres, cela met certes en danger notre emploi dans le textile mais cela entraîne aussi une augmentation du niveau de vie de nos consommateurs. La meilleure solution, c’est sans doute de faire ce qu’on fait les Japonais : fermer l’industrie textile, ou l'orienter vers des produits à haute valeur ajoutée, et redéployer la main d’œuvre vers d’autres activités sur lesquelles nous restaurerons notre avantage comparatif[3].

*  *

« Fermer l’industrie textile, qui fut naguère la première du pays ! Quelle nostalgie… quelle ruine… ce serait aussi triste que la sidérurgie lorraine… »

Oui, l’adaptation aux spécialisations nouvelles résultant de l’ouverture des échanges et, surtout, de la baisse du coût du transport, suppose une politique industrielle délibérée accompagnée, bien sûr, de dispositions financières et sociales propres à éviter la casse humaine.

« Une politique industrielle ! Quelle horreur. Nous sommes des libéraux. Nous ne voulons plus des interventions de l’État et la concurrence doit seule assurer la régulation de l’économie. Mais il n’est pas question de fermer notre industrie textile : il n’y a qu’à bloquer les exportations chinoises. »

Ce dernier paragraphe résume la position des stratèges européens et américains. C’est un petit bijou d’illogisme. Or violer la logique, c’est violer la nature elle-même et celle-ci se venge toujours.


[1] Lorsque j'ai dit au DSI d'Elseneur (en 1995) qu’il était préférable d’équiper les opérationnels de PC sur un réseau Ethernet plutôt que de terminaux en grappe derrière un concentrateur, il répondit « en tout cas, les terminaux, ça marche ! »

[3] Cf. Éric Le Boucher, « La grande menace du textile chinois ? Les délocalisations ? Regardez le Japon… », Le Monde, 15 mai 2005.