Les corporations sont utiles
lorsqu’elles définissent les méthodes propres à une profession et contribuent à
la formation des professionnels. Elles sont nocives lorsqu’elles s’emploient à
préserver, au bénéfice de leurs membres, une rente de situation. C’est ce
dernier aspect que désigne l’acception péjorative du mot « corporatisme ».
Actionnaires, dirigeants,
cadres, employés, ouvriers, syndicalistes, tous le pratiquent à l’occasion. On
le retrouve même au niveau des nations. Le discours sera « social » chez les
uns, « économique » chez les autres, mais il ne faut pas en être dupe : le
corporatisme aime à se parer des plumes de la générosité, de l’efficacité, de
l’égalité, de la liberté etc.
J’ai souvent évoqué sur ce site
le corporatisme des dirigeants (voir Du côté des
dirigeants). L’exemple ci-dessous concerne des employés ; je change le nom
de l’entreprise et les circonstances mais les faits sont authentiques.
* *
Elseneur, grande entreprise de
services, avait au milieu des années 90 des centres d’appel qui assuraient une
bonne part de la relation avec la clientèle et, notamment, la réservation.
Les opérateurs disposaient de
terminaux leur donnant accès à diverses applications.
L’ergonomie remontait aux années 70 : l’affichage, en mode caractère, se faisait
en vert sur un écran noir ; il n’y avait ni fenêtres, ni menus déroulants ; les
instructions s’écrivaient selon des codes à trois caractères ; d’une
application à l’autre, les codes différaient ainsi que le rôle des touches de
fonction.
Il fallait six mois pour former
un opérateur et, s’ils devenaient des virtuoses du codage des opérations
courantes, rares étaient ceux qui savaient traiter les demandes que les clients
faisaient le plus rarement (dites « demandes complexes »). Seuls quelques
opérateurs maîtrisaient ces codages-là : il fallait leur transférer les appels
correspondants et, s’ils étaient occupés, on ne pouvait que laisser tomber la
demande.
L’informatique conçut enfin une
nouvelle interface. Elle fédérait les diverses applications selon une ergonomie
unique et offrait des aides contextuelles. Les instructions s’affichaient en
clair, l’opérateur les sélectionnait avec son curseur. Il suffisait dès lors
d’une semaine pour former un opérateur et il était capable, grâce aux aides
contextuelles, de traiter une demande complexe aussi bien qu’une demande
simple.
Que croyez-vous qu’il arriva ?
Les opérateurs dirent qu’avec cette nouvelle interface on « détruisait leur
compétence ». Les nouveaux, ceux qui avaient été formés en une semaine, furent
mal accueillis : les anciens ricanaient en regardant leurs écrans.
Il fallut modifier
l’application : en tapant sur une touche de commande, l’opérateur pourrait
revenir à l’ancien système. L’autre était « bon pour des gonzesses », disaient
les anciens ; et ils aimaient à épater les nouveaux en leur montrant comment on
pouvait, en tapant quelques codes cabalistiques, régler à toute vitesse les cas
les plus courants…
Les choses ont fini par se
tasser mais non sans discussions, réunions, montée au créneau des syndicats
etc. Ce fut un épisode de ce que l’on appelle, selon une expression que je
n’aime pas mais qui est ici bien à sa place, « la conduite du changement ».
* *
Lorsque les opérateurs
parlaient de la « compétence » que cette nouvelle interface « détruisait », ils
étaient de bonne foi et c’était là tout le problème.
Ils appelaient « compétence »
la virtuosité acquise dans la maîtrise d’une interface. Leur mémoire s’était
chargée de codes, ils avaient appris à jongler avec les changements
d’ergonomie. Et voilà qu’on leur demandait d’oublier tout cela ! La longueur de
leur formation les avait convaincus qu’ils possédaient une expertise : voilà
que l’on formait les nouveaux en une semaine !
Dans les savoirs
professionnels, tout n’est pas sur le même niveau. Certains savoirs concernent
la qualité du produit, et ceux-là sont essentiels. D’autres, rendus nécessaires
par l’état des techniques, sont comme elles sujets à l’obsolescence et se
cramponner à ces derniers, c’est prendre le risque de dégrader le métier
lui-même. La dignité du professionnel réside en effet tout entière dans la
qualité du produit et dans la satisfaction du client.
La conduite automobile était,
au début du XXe siècle, plus compliquée qu’elle ne l’est aujourd’hui.
Il fallait savoir pratiquer le double débrayage et le double pédalage, régler
continuellement
l’avance à l’allumage, doser le starter puis démarrer à la manivelle et, souvent,
réparer des pannes. Nous n’avons plus besoin de tout cela ; sommes-nous moins compétents ? Non : l’essentiel de
la conduite réside,
aujourd’hui comme alors, dans le choix de la trajectoire et de la vitesse, dans
l’anticipation du comportement des autres conducteurs etc.
L’organisation du travail a
comporté, il est vrai, des relations humaines qui suscitent la nostalgie. Ah, la
solidarité entre mineurs ! Ah, la bonne entente entre pilotes et mécanos au
temps de l’Aéropostale ! Mais rien n’interdit de bâtir, dans l’organisation
nouvelle, des relations aussi chaleureuses que celles d’autrefois...
* *
La controverse à propos des
exportations chinoises m’a rappelé cet épisode. Notre incohérence confine à
l’hypocrisie. Nous souhaitons, car nous sommes généreux en principe, que les
pays pauvres progressent ; mais si l’un d’entre eux tente de prendre une
place dans la production mondiale, quels cris d’effroi ! Nous sommes pour le
libre échange et pour la concurrence tant que nous sommes en position
dominante ; si c’est l’autre qui gagne des parts de marché, alors nous
sommes protectionnistes.
Beaucoup de pays pauvres
disposent d’une main d’œuvre paysanne abondante, frugale, travailleuse et
intelligente. Lorsqu’ils s’industrialisent, ils commencent par les activités où
il leur est facile d’être compétitifs ;
puis ils montent en gamme. C’est ce qu’a fait le Japon qui, dans les années 50,
exportait de la « camelote japonaise » : on a vu la suite.
Lorsque ce réservoir de main
d’œuvre paysanne se sera tari comme il l’a fait en Europe dans le courant du XXe
siècle, les salaires augmenteront. Les pays anciennement pauvres auront rattrapé
le niveau de vie standard des pays riches d’aujourd’hui – cela pose un problème
écologique, mais c’est une autre question (voir Une
ressource naturelle inépuisable). Ayant pris leur place dans le commerce
mondial à égalité avec les pays riches, ces pays ne seront plus soumis à la
prédation.
Raisonnons froidement. Si le
prix des textiles chinois est inférieur à celui des nôtres, cela met certes en
danger notre emploi dans le textile mais cela entraîne aussi une augmentation du
niveau de vie de nos consommateurs. La meilleure solution, c’est sans doute de
faire ce qu’on fait les Japonais : fermer l’industrie textile, ou
l'orienter vers des produits à haute valeur ajoutée, et redéployer la
main d’œuvre vers d’autres activités sur lesquelles nous restaurerons notre
avantage comparatif.
* *
« Fermer l’industrie textile,
qui fut naguère la première du pays ! Quelle nostalgie… quelle ruine… ce serait
aussi triste que la sidérurgie lorraine… »
Oui, l’adaptation aux
spécialisations nouvelles résultant de l’ouverture des échanges et, surtout, de
la baisse du coût du transport, suppose une politique industrielle délibérée
accompagnée, bien sûr, de dispositions financières et sociales propres à éviter
la casse humaine.
« Une politique industrielle !
Quelle horreur. Nous sommes des libéraux. Nous ne voulons plus des interventions
de l’État et la concurrence doit seule assurer la régulation de l’économie. Mais
il n’est pas question de fermer notre industrie textile : il n’y a qu’à bloquer
les exportations chinoises. »
Ce dernier paragraphe résume la
position des stratèges européens et américains. C’est un petit bijou
d’illogisme. Or violer la logique, c’est violer la nature elle-même et
celle-ci se venge toujours.
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