Le peuple français n’a pas
voulu du traité constitutionnel. Sa décision devra être appliquée puisqu’il est
le souverain légitime. Mais il peut arriver qu’un souverain ait tort, qu’il
soit roi, pape ou majorité.
Dire que la majorité peut avoir
tort, ce n’est pas lui manquer de respect : si l’on doit l'obéissance au
souverain il n’a aucune autorité en matière de raisonnement. C’est comme les décisions de justice : leur autorité ne prouve
aucunement leur justesse, car le bon
sens doit admettre qu’il arrive probablement – pas toujours ni même souvent,
mais parfois – qu'elles soient erronées.
* *
Quand les embarras qui vont
résulter de cette décision se manifesteront nous ne pourrons pas nous contenter
de dire « vous l’avez voulu, Georges Dandin ».
Il faudra tenter de s’en sortir. Mais sur quelles forces pourrons-nous nous
appuyer, nous autres Français ?
Notre pays va à rebours de
l'évolution économique et technique. Nous méprisons nos hommes politiques, mais
nous les avons élus. Nous réclamons plus de protection, comme si nous étions des
pauvres, alors que notre nation est (encore) parmi les plus riches. Nous sommes
nostalgiques d’un passé imaginaire, d’un passé que nous nous représentons
prospère, heureux, glorieux, mais que l'histoire n’a jamais connu.
Nos institutions fondamentales,
vitales - santé, enseignement, emploi, retraite, recherche, justice etc. -
étaient adaptées à l'économie d'avant, elles sont déconcertées aujourd'hui. D'où
une crise généralisée, un cancer généralisé (voir
Désarroi en France). Cette crise, certains la
comprennent mais personne ne l'explique. Le monde avance, pas nous, et nous
aurons le sort que nous méritons. Ce n'est pas une consolation.
La France est la patrie de la
révolution, certes, mais en vertu des lois de l’équilibre elle est aussi la
patrie de la réaction. Elle peut donc donner au monde, s’il en a besoin, des
leçons de complexité mais non des leçons de démocratie : regardez la façon dont
elle traite les prisonniers.
Lorsque les routiers bloquent
les routes, 72 % de la population approuvent. Lorsque des grévistes réclament le
paiement des jours de grève, nous trouvons cela tout naturel. Nos entreprises sont
dévorées par les corporatismes et les baronnies. Les « hommes de pouvoir »
étalent leur ambition médiocre sans que nous ne percevions ni son ridicule, ni
la faiblesse intime qui lui sert de ressort. Le grand souci de nos politiques,
ce n’est ni la France, ni l’Europe, ni le monde : c’est de savoir qui sera, ou
ne sera pas, « présidentiable ».
* *
Les optimistes se réjouissent
du coup de pied qui vient d’être donné à la fourmilière. Je crains qu’ils
n’aient tort. Nous venons de refuser le coup de pied que l’Europe nous aurait
administré, elle qui ignore tout de nos exquises complications : nous pourrons
ainsi continuer à les cultiver.
La crise systémique mondiale,
violente et menaçante, gonfle comme un raz-de-marée sans que nous ne fassions rien
pour l'anticiper. Tandis que nous parlons de culture tout en
nous gavant de films américains, la pensée qui a quitté nos cervelles tourne en
rond dans le monde, cherchant où se poser. Nos adolescents perdent leur temps
dans ces garderies que l’on nomme collège, lycée ou université, pendant que des
millions de petits Chinois intelligents et attentifs apprennent à maîtriser les
sciences, arts et techniques.
Rien n’est perdu, bien sûr. Les
hirondelles reviennent. La fécondité de la nature se déploie, ce printemps-ci,
dans une floraison magnifique. Nos jeunes enfants découvrent le monde avec leurs
yeux tout neufs et une fraîche naïveté.
Les cartes sont ainsi, chaque
année et à chaque génération, battues et redistribuées. Le blocage d’aujourd’hui
sera dissipé demain. Cependant il ne faudrait pas trop attendre. Notre armée
attendait, durant les années 30, pour s’adapter à l’évolution de la doctrine
d’emploi des armes : mais elle a attendu un petit peu trop longtemps.
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