L’esprit de la recherche

27 novembre 2006

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Il arrive que des personnes n’aient pas les qualités que leur fonction semble impliquer : certains militaires ne sont pas des guerriers, certains chefs d’entreprise ne sont pas des entrepreneurs, certains magistrats manquent de jugement. De même, on rencontre dans les organismes de recherche des personnes qui usurpent le titre de chercheur.

Pour définir la recherche, il faut donc faire abstraction des écarts que l’on rencontre, dans cette activité comme dans d'autres, entre ce qui la caractérise et les usurpations dont elle fait l’objet. Une fois dégagé l’esprit de la recherche, on pourra revenir vers la façon dont il se concrétise dans les personnes et les institutions et diagnostiquer ses éventuelles corruptions.

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Faire de la recherche, c’est se poser une question alors qu’on ne dispose pas a priori des outils nécessaires pour y répondre : il faut donc d'abord produire ces outils. Que la question soit pratique ou intellectuelle, que les outils soient des machines ou des concepts, il s'agit alors toujours d'une recherche.

Les problèmes qu’un professeur propose à ses élèves ne sont que des questions de cours : ils ont pour but d’exercer les élèves au maniement des outils fournis par le cours. Alors qu’un problème se traite en quelques heures, il faut des semaines, des mois ou des années pour forger les outils qui permettront de répondre à une vraie question.

Le bon élève résout les problèmes en virtuose, mais il ne lui est pas demandé de se poser des questions qui sortiraient du périmètre du cours. Entre l'école et la recherche se creuse ainsi un fossé et ce n’est pas sans conséquences : nous y reviendrons.

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Dans l’infinie complexité du monde – qu’il s’agisse du monde de la nature (physique, humaine ou sociale) ou du monde de la pensée – , le chercheur délimite un domaine sur lequel il se focalise de telle sorte que ses détails lui apparaîtront comme à travers un verre grossissant. Il en construit une représentation (concepts), puis il le modélise (hypothèses causales). Cet effort de concentration est aiguillonné par l’espoir d’un résultat mais celui-ci est toujours incertain. Certaines recherches seront fécondes, d’autres stériles.

Dans toute recherche le succès dépend de deux facteurs : le choix du domaine de recherche d’abord, puis la qualité des méthodes utilisées pour l’explorer. L’idéal est d’explorer un domaine fécond avec des méthodes convenables mais, aussi puissantes que soient les méthodes, elles ne pourront rien donner si le domaine est stérile. Si par contre le chercheur explore un domaine fécond il peut arriver qu’il obtienne des résultats alors que ses méthodes sont relativement médiocres. Le mathématicien qui a judicieusement choisi ses axiomes voit sans grand effort les théorèmes tomber l’un après l’autre sous sa plume ; le physicien, le biologiste que leur flair a guidé vers l’expérience cruciale font une ample moisson de résultats.

L’orientation de la recherche est donc un enjeu plus fondamental que la qualité, la rigueur des méthodes. Le flair qui oriente le chercheur vers la question féconde suppose une attitude, l’esprit de recherche, qui engage en profondeur sa personne dans un corps à corps avec la nature. L’intellect mobilise alors les ressources de l’instinct et de la sensibilité pour anticiper les résultats des expériences et raisonnements futurs et choisir en conséquence le domaine sur lequel il se concentrera.

Une fois la question posée, une fois le domaine choisi, la recherche s’engage dans la construction des outils et dans l’expérimentation. Le chercheur devient alors minutieux, méthodique, patient. Cependant sa persévérance a encore pour ressort l’énergie passionnée de l’esprit de recherche qui, voulant parvenir à un résultat réel, ne saurait se satisfaire des fulgurances de l’intuition initiale. L’expérimentation (ou, pour l’historien, le recours aux archives) apporte d’ailleurs une précision dont cette intuition était dépourvue.

Un chercheur n'est pas un ange et sa passion est souvent jalouse. D'âpres conflits de priorité opposent les chercheurs entre eux. Ils sont d'ailleurs, comme les autres hommes, attirés par des hochets : grades universitaires, prix Nobel, décorations, cooptation par des académies, succès médiatique. Ces petitesses sont étrangères à l'esprit de recherche ; elles peuvent l'inhiber, mais ne suffisent pas à le motiver.

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Un conflit est en germe dans l’articulation entre orientation et méthode. Alors que les méthodes sont l’affaire de spécialistes qui s’organisent en corporations, l’esprit de recherche ne voit en elles qu’une boîte à outils dans laquelle il puisera selon ses besoins. Il est en effet indifférent aux enjeux de prestige, de légitimité qui sont ceux des corporations, et sa rigueur est plus radicale que celle – formelle et tissée d’habitudes – qui prévaut en leur sein. D’où des disputes où le mot « sérieux » revient souvent, mais le sérieux du chercheur, focalisé sur un domaine, n’est pas le même que le sérieux des spécialistes qui sont, eux, fascinés par des outils et assez souvent prisonniers d’un vocabulaire.

Un autre conflit vient se nouer à celui-ci, et l’aggrave. Le cerveau individuel étant le lieu de naissance naturel des idées fécondes, l’esprit de recherche est une affaire individuelle ; cependant la recherche est souvent, en pratique, réalisée par une équipe plongée dans une institution. Or entre l’individu et l’institution il y a non seulement un changement d’échelle, mais dialogue, dialectique et donc conflit.

Le programme de travail d'un organisme de recherche se bâtit en effet par confrontation, arbitrage et sélection entre les propositions des équipes qui ont elles-mêmes arbitré parmi les propositions des chercheurs. Certes, cette dialectique sera constructive si la confrontation contribue à sélectionner les meilleurs domaines, ou à mieux les définir. Mais la fécondité de l’orientation sera aléatoire – et, en fait, peu probable – si comme cela se passe assez souvent la décision, déterminée par des enjeux de pouvoir, des modes ou des préjugés, est indifférente au monde de la nature comme au monde de la pensée.

L’orientation que choisit une institution de recherche ne pourra être féconde que si l’esprit de recherche est présent tant dans les cerveaux des dirigeants qui arbitrent que dans ceux des chercheurs qui proposent. Tout comme l’orientation de la recherche est un enjeu plus fondamental que les méthodes, l’esprit de recherche est dans l’institution un enjeu plus fondamental que la qualité de l’organisation, même si celle-ci est nécessaire.

Si le développement d’une institution est affaire d’organisation et de financement, l’esprit de recherche est affaire de culture, de formation des esprits, et donc d’orientation du système éducatif.

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Or notre système éducatif ne cultive pas l’esprit de recherche. La matière de l’enseignement, en effet, n’est pas constituée par la démarche de recherche mais par les résultats de recherches passées. Chaque résultat a été, comme ces coquillages que l’on trouve au bord de la mer, sécrété par un être dont il n’évoque qu’en partie la forme. Il est le fruit d’une aventure intime intense, parfois déchirante, mais dont il n'a pas conservé la trace. Les hypothèses, jadis vivantes, se sont fossilisées en dogmes ; la vie de la pensée s’en est retirée.

Le système éducatif mis en place en France à la fin du XIXe siècle visait non à développer l’esprit de recherche mais à fournir à l’industrie une main d’œuvre qualifiée et, autant que possible, docile (voir Theodore Zeldin, Histoire des passions françaises, Payot 1994). Or l’esprit de recherche cherche le pourquoi des choses, ce qui se concilie mal avec la docilité. Certes cet esprit est discipliné, mais d’une discipline organique, intérieure, qui ignore la soumission à l’autorité.

Un de mes amis s’était amusé, lorsqu’il était en en troisième, à imaginer les surfaces et volumes que l’on obtient dans l’espace à trois dimensions en faisant tourner une conique (parabole, hyperbole, ellipse) autour d’un axe. Il en parla à son professeur de mathématiques. « Vous êtes un menteur et un prétentieux, répondit celui-ci. Vous avez vu ça dans un livre et vous voulez me faire croire que ça vient de vous. Étudiez plutôt le programme ». C’est ainsi que l’on décourage une modeste vocation de chercheur[1] .

Un autre de mes amis a passé l’agrégation de mathématiques. « C’est un exercice intéressant, m’a-t-il dit, parce qu’il oblige à faire le tour des connaissances acquises ». « Et la recherche, lui demandai-je, la démarche vivante, créatrice du mathématicien ? » « Elle est absente de l’agreg, répondit-il : il ne s’agit pas de se concentrer sur un domaine précis mais de balayer un vaste horizon. La recherche, ce sera l’affaire de la thèse ».

Ainsi l’accès à la recherche est repoussé tout à la fin du parcours. Il ne faut pas s’étonner si certains capétiens et agrégés ne jurent que par le programme : c’est ainsi qu’ils ont été formés. Assimilez des résultats jusqu’à l’indigestion puis, lorsque cela vous aura bien écoeuré, vous pourrez peut-être accéder à la recherche. Mais c’est contraire au fonctionnement naturel de l’intellect ! L’âge du génie, en mathématiques, se situe aux alentours de 17 ans. Les adolescents ne sont certes pas tous des génies, mais un système éducatif qui interdit la démarche de recherche aux adolescents sacrifiera chaque année quelques Lagrange et quelques Galois.

On se représente la science comme une échelle : pour être autorisé à accéder au nème barreau, il faudrait avoir d’abord franchi tous les barreaux précédents. Or un homme raisonnablement cultivé, studieux, méthodique, peut faire œuvre pertinente et utile sans être passé par les bizutages diplômants, sans adhérer à aucune corporation intellectuelle. Ni Descartes, ni Fermat, ni Galois, ni Fabre, ni Bachelard, ni bien d'autres n’ont eu besoin de diplômes pour se mettre à réfléchir. L’intellect est librement ouvert à tous et la lecture est le moins coûteux des loisirs.

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L’esprit de recherche n’anime pas tous ceux que l’on appelle « chercheurs », puisque certains de ceux qui portent ce titre sont en fait des bureaucrates ; il est par contre présent chez d’autres personnes. Je l’ai rencontré chez des artisans, des informaticiens, et chez certains ouvriers. Ces personnes, que la déformation scolaire a épargnées, ont envers le monde l’attitude curieuse, ouverte, expérimentale du chercheur. Même s’il leur manque des outils intellectuels ou méthodologiques, leur démarche est authentiquement celle de la recherche car elles en possèdent l’esprit.

Certaines recherches, dira-t-on, exigent un travail en équipe et un outillage coûteux ; elles sont donc hors de la portée d’un individu. C’est vrai : personne ne peut construire un cyclotron personnel. Cependant l’espace offert à la recherche individuelle est plus vaste qu’on ne le croit. Pour faire des mathématiques, il suffit d’un papier et d’un crayon. Pour faire de l'informatique, il suffit de posséder un ordinateur.

Le chercheur individuel, dira-t-on encore, ne va découvrir que des banalités. Il réinventera la roue. C’est encore vrai, et l’adolescent qui s’intéressait aux surfaces du second degré n’allait certes pas révolutionner les mathématiques. Mais le plus important, dans la recherche, n’est pas quoique l’on dise l’originalité et la nouveauté : c’est l’attitude, la démarche, qui consistent à s’outiller pour trouver la réponse aux questions que l’on se pose. Celui qui persévère dans cette attitude aura tôt fait de dépasser les premières naïvetés pour rencontrer la complexité de la nature.

J’ai consacré quelques années à une recherche en histoire[2]. C’était comme creuser, sous la surface des phénomènes, un puits toujours plus profond. Lorsque j’ai rencontré des chercheurs en physique, en biologie, en mathématiques, nous nous sommes tout de suite compris : si nos thèmes de recherche étaient très différents, l’attitude, la démarche étaient analogues. Les puits que nous creusions, partant de domaines différents de la nature et de l’intellect, convergeaient vers un point qu’il serait difficile de définir mais où toutes les recherches se rencontrent.

Les chercheurs, dit-on enfin, sont des professeurs Nimbus. Comme leur attention se focalise sur un domaine étroit ils perdent de vue la vraie vie et s’isolent des autres êtres humains. Il y a du vrai dans cette observation : c’est là un risque que courent tous ceux qu’entraîne une passion, qu’elle soit intellectuelle, affective, militante etc. Mais que vaut une vraie vie qui serait sans passion, sans curiosité, sans désir de comprendre et d'agir ? Faut-il, pour être ouvert aux autres, rester à la surface des choses, refuser de focaliser son attention, de poser ses mains sur le monde ?

J’ajouterai enfin une chose qui peut surprendre : c’est qu’un chercheur sera, par la force des choses, terriblement ignorant aux yeux de ceux qui mesurent le savoir à l’étendue des résultats dont est chargée la mémoire. Le chercheur connaît bien le domaine qu’il a creusé, il est capable de comprendre les autres chercheurs, il dispose des méthodes qui permettent d’aborder un sujet nouveau, mais son savoir n’est pas encyclopédique et il répugne à s’encombrer de théories qui ne lui serviraient à rien.

J’ai ainsi assisté à Air France à la confrontation entre un économiste maison et un chercheur en économie. Le chercheur, qui pensait en termes de réseau, ignorait jusqu’au vocabulaire de l’« économie des lignes » où se condense l'expérience, aujourd’hui désuète, qui s'est formée au temps de l’Aérospatiale et de Mermoz. Comme le langage de l’économiste maison était familier à la corporation, il triompha aisément. Mais c’était le chercheur qui avait raison, car il considérait le transport aérien tel qu’il fonctionne à présent.


[1] Cet ami fera cependant, par la suite, de la recherche en mathématiques.

[2] Voir Histoire de la statistique industrielle. « Tu n’es pas un historien, disaient mes bons camarades de l'INSEE, tu n’y entends rien » : ils ne me pardonnaient pas d’avoir franchi les frontières de la corporation des statisticiens. Les historiens, eux, s'intéressaient à mon travail.

Pour lire un peu plus :
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Recherche et Pouvoir
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Complexité et complication
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Le moteur de l'entreprise innovante

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