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L'institution : scandale ou nécessité ?

4 juin 2008

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Pour lire un peu plus :

-
Qu'est-ce qu'une entreprise ?
-
Mission et organisation
-
La science économique et la question du but
- Les institutions contre l'intelligence
- Le Sarkoberlusconisme

Il arrive à toute institution d'être un objet de scandale : que l'on pense aux épisodes scandaleux de l'histoire de l'Église qui, étant en Europe la plus ancienne des institutions, a servi de modèle à toutes les autres : assassinats, prostitutions, prévarications...

L'individu s'indigne : de tels scandales contredisent évidemment l'Évangile que l'Église a pour mission de transmettre. Mais quand cette indignation incite à « contester » l'institution, comme on disait dans les années 60, à prétendre que n'étant pas parfaitement pure elle ne devrait pas même exister, on sent que c’est excessif.

Il faut trouver une voie médiane entre l'exigence de pureté absolue et la tolérance au scandale, mais on ne saurait se satisfaire d'un compromis mou : il nous faut donc une compréhension plus profonde de ce qu'est une institution, de la façon dont elle fonctionne, de ce que l'on doit attendre d'elle.

*     *

Qu'est-ce qu'une institution ?

C'est une personne morale, comme disent les juristes, c’est-à-dire une entité juridique dans laquelle plusieurs individus (personnes physiques) coopèrent dans l'action.

L’institution se définit (1) par sa mission, expression du but qui est sa raison d'être, et (2) par l'organisation dont elle se dote pour atteindre ce but : répartition des pouvoirs de décision légitimes, règles et procédures de l'action, langage etc.

L'Église est, nous l'avons dit, la plus ancienne des institutions en Europe ; chaque ordre religieux est, au sein de l'Église, une institution plus petite, obéissant aux règles de l’Église et, en outre, à ses propres règles.

La féodalité était une institution fondée sur la dévolution des fiefs et sur la foi jurée par le vassal à son seigneur. L'État est une institution dont l'organisation, calquée sur celle de l'Église, a progressivement supplanté celle de la féodalité. L'entreprise est une institution, chaque entreprise concrète est une petite institution, qui reprend le cadre général de l’entreprise auquel elle ajoute les particularités de sa propre organisation. Chaque ministère, chaque administration, chacun des grands « systèmes » qui organisent les services publics (système éducatif, système de santé etc.) sont des institutions.

Il existe ainsi un ordre entre les institutions : l'État coiffe les ministères et services publics, l'Église coiffe les ordres religieux, l'Entreprise coiffe chaque entreprise ; les règles de l'institution du plus haut niveau s'imposent aux institutions-filles qui leur ajoutent leurs règles propres selon un mécanisme qui ressemble à l'« héritage » en modélisation objet.

La création d'une institution est nécessaire quand le but que l’on cherche à atteindre excède les possibilités physiques ou mentales d'un individu, mais se trouve à la portée d'une coopération entre plusieurs individus.

Ainsi défini, ainsi décrit, le monde des institutions est dépassionné, rationnel et froid. On ne conçoit plus qu'elles puissent être l'objet de tant de scandales, qu'elles puissent susciter parfois un tel malaise.

Pour comprendre cela, il faut voir que chaque institution est le lieu d'un drame, d'un sacrifice humain ; et aussi que ce drame, ce sacrifice humain, sont inévitables, qu’il faut les assumer, même si c’est douloureux : cette souffrance est le prix que l’on doit payer l’existence, le fonctionnement des institutions et les services qu’elles rendent.

Le drame de l'institution

Toute institution a une mission, et il lui est nécessaire pour agir de se doter d'une organisation.

Une mission sans organisation ne serait que parole en l'air, invocation sans effet. L'organisation incarne la mission, la fait pénétrer dans le monde réel : elle rassemble des individus dans des immeubles, leur fournit les équipements et approvisionnements nécessaires à leur activité, de sorte que la mission puisse atteindre son but en se concrétisant en produits (biens et/ou services).

La mise en place d'une organisation est un investissement qui demande un effort coûteux. Par la suite, on ne remettra pas volontiers en question le résultat d'un tel effort. C'est pourquoi l'organisation tend naturellement à se stabiliser, à se prolonger dans le temps : elle exige la pérennité. La répartition des pouvoirs légitimes (« territoire » des diverses directions), la définition des procédures, les habitudes de travail, dont le choix initial était libre, deviennent ensuite solides comme du béton. Dans certaines institutions, ces procédures, ces habitudes, la hiérarchie des pouvoirs légitimes seront sacralisées à tel point que les remettre en discussion, en chantier, paraît blasphématoire. Une loi sociologique aussi implacable qu'une loi physique veut que l'organisation, en se déployant, donne la priorité à sa propre pérennité et oublie la mission.

L'organisation est nécessaire à la réalisation effective de la mission, mais elle tend inévitablement à oublier celle-ci.

Les exemples qui illustrent ce phénomène se présentent en foule à l'esprit : l'Église est en permanence tentée d'oublier l'Évangile, qui ne sert plus alors que de prétexte au déploiement d'une structure de pouvoir ; l'État se fige en une bureaucratie où seuls importent les conflits entre les services, où chacun ne pense qu'à son « avancement » ;  il en est de même dans les grandes entreprises qui le plus souvent accordent plus d'importance à leur organisation interne qu'aux besoins de leurs clients : cela se voit bien quand on examine leur système d’information.

Certaines institutions, agissant au rebours de leur mission, trahissent celle-ci : il arrive ainsi que des armées, dont la mission est de défendre leur pays contre les attaques de l’étranger, s’emparent du pouvoir politique puis mettent le pays en coupe réglée au bénéfice de la corporation des officiers : c’est le cas en Birmanie, c’est souvent arrivé en Amérique latine, on peut expliquer ainsi la domination du système militaro-industriel aux États-unis ainsi que le militarisme allemand au début du XXe siècle. Il arrive que des systèmes judiciaires deviennent les vecteurs de l’injustice, que l’organisation du système de santé serve la corporation des médecins plus que les malades.

Mission et organisation forment un couple inséparable : sans organisation, pas de réalisation de la mission ; sans mission, l'organisation n'a pas de but. Mais ce couple est traversé par un conflit, une tension inévitable : et c'est ce conflit qui constitue le drame de l'institution.

Le mot drame n'est pas trop fort ici car le conflit, étant porté par des individus, se solde par des sacrifices humains. Dans toute institution se rencontrent des personnes qui soit par souci de rigueur, soit par naïveté (les deux vont souvent ensemble), s'inquiètent de comprendre le but de l'institution, de savoir à quelles fins contribue leur propre action : elles prennent alors conscience de la mission. Ces personnes, que j'appelle les animateurs, se rencontrent dans tous les niveaux hiérarchiques, du plus bas au plus élevé, et sont  le plus souvent en minorité (ordre de grandeur empirique : 10 %). En dehors des périodes de crise aiguë la majorité,  naturellement conformiste, ne voit dans l’institution rien d’autre que des habitudes, la carrière, l'avancement etc.

Les animateurs, par contre, ne sont pas des conformistes : ils évaluent l’organisation en regard des exigences de la mission.

Certains d’entre eux, prudents et d'un tempérament calme, font discrètement fonctionner et avancer les choses et passent ainsi « sous le radar » : l'organisation ne reconnaît sans doute pas leur utilité, elle ne leur sait aucun gré de leurs efforts, mais elle ne les persécute pas.

D'autres, moins prudents, lui rappellent sa mission, dénoncent ses éventuelles trahisons, indiquent les évolutions nécessaires : l'organisation considère ceux-là comme ses pires ennemis et les traite en conséquence. Si le but a été atteint ou supprimé, la mission a perdu sa raison d’être (on ne construit plus aujourd’hui de châteaux-forts, ni de bateaux de guerre en bois, et l’utilité des chars de combat est devenue douteuse etc.) et ils le disent, cela scandalise. L’Église a persécuté ceux de ses animateurs qui se faisaient remarquer, quitte à les canoniser après leur mort. L'entreprise les pousse au désespoir par divers procédés : mise au placard, en préretraite, affectation à contre-emploi etc.

C'est pourtant grâce aux animateurs que la mission reste présente au sein de l'institution, qu'elle continue à s'y exprimer, et que l'institution peut faire l'effort – très pénible – nécessaire pour modifier son organisation, l'adapter aux changements du contexte (changements juridiques, culturels, techniques etc.) et poursuivre la réalisation de la mission dans un monde qui a évolué.

Une institution où les animateurs auraient tous disparu, où aucun ressort de rappel ne jouerait plus entre organisation et mission, aurait perdu sa raison d'être ; cela ne la fera pas mourir immédiatement sans doute – on peut exploiter pendant un temps une position de force ou un capital accumulé – mais un jour, soudain, elle s'effondrera d'un seul coup : que l'on pense aux empires coloniaux français et britannique, à l'Union soviétique etc.

Comprendre ce qui précède, ou mieux le réaliser c'est-à-dire comprendre que c'est réel, cela se paie par de la souffrance : le coeur se déchire quand on pense aux personnes brisées par ce conflit, aux bonnes volontés découragées ; il s'indigne en pensant à la prime que l'organisation accorde à la médiocrité, au conformisme et à l'hypocrisie.

Mais cette réalité, il faut pourtant l'assumer car rien ne sert de fouetter, de gratter son indignation. Résumons en effet le parcours du raisonnement :

1)      Créer une institution est nécessaire chaque fois qu'un but excède les capacités d'un individu et exige une coopération entre plusieurs individus ;

2)      le but s'exprime par une mission ;

3)      la réalisation, l'incarnation de la mission nécessitent une organisation ;

4)      l'organisation tend à s'émanciper de la mission et à vivre pour elle-même ;

5)      seule dans l'institution une petite minorité, les animateurs, témoigne de la mission ;

6)      dans leur conflit avec l'organisation, la plupart des animateurs sont sacrifiés ;

7)      une institution dépourvue d'animateurs s'effondrera tôt ou tard.

L'État et les institutions

Parmi les institutions, l'État occupe une place particulière : il est l'institution des institutions, l'institution au carré. Il a pour mission d'animer le fonctionnement d'ensemble des institutions, c'est-à-dire de :

1)      susciter la création d'institutions nouvelles quand c'est nécessaire ;

2)      coordonner l'architecture institutionnelle de sorte que le fonctionnement de l'ensemble des institutions dégage une synergie ;

3)      définir les règles (lois, règlements) qui s’imposent à toutes les institutions ;

4)      ramener continuellement chaque institution à sa mission propre de façon à équilibrer le pouvoir de son organisation.

L'État, animateur du jeu institutionnel, est lui-même une institution doté d'une mission et d'une organisation : sa propre organisation tend donc naturellement à s'émanciper de la mission. Le devant de la scène est ainsi accaparé par la technicité de l'organisation, par les particularités de son fonctionnement, par les luttes dont elle est l'enjeu – tout comme, dans une entreprise, les discussions de cantine se focalisent sur les disputes entre « chefs », les soucis de carrière, les rivalités entre personnes etc.

J'ai ainsi entendu Nicolas Sarkozy déclarer en 2006, lors d'un déjeuner organisé par L'Expansion, « le but, en politique, c'est de gagner les élections ». Assimilant la mission à un des détails de l'organisation, il s'exposait au risque de ne plus savoir que faire une fois parvenu au pouvoir.

Les médias se focalisent sur les stratégies défensives des corporations, sur la tactique des partis, sur les conflits entre dirigeants. Ceux qui réfléchissent sur la mission des institutions (du système éducatif, du système sanitaire etc.), qui tentent de faire évoluer les organisations pour que la mission puisse être réalisée dans un contexte nouveau, passent pour des naïfs. On utilise le mot « pragmatisme » pour désigner non pas l'adaptation pratique de l'organisation à un contexte qui évolue, mais l'acceptation de l'organisation telle qu'elle est.

Richelieu et Mazarin ont construit l'État français pour sortir la nation de la griffe de grands féodaux qui n'hésitaient pas à trahir pour défendre leurs intérêts : Condé, Turenne, ont conduit les armées espagnoles contre la France avec la complicité du frère du Roi, Gaston d'Orléans. Ces deux grands ministres ont ainsi doté notre pays d'une structure institutionnelle solide dans laquelle ils ont insufflé l'esprit républicain du service public (le mot « républicain » était utilisé, sous l'ancien régime, pour désigner ceux qui s'intéressent à la chose publique, res publica).

L'Amérique, pour sa part, s'est bâtie non autour de l'État mais de la commune (Tocqueville) et de l'entreprise (Gramsci), cette dernière y exerçant l'hégémonie culturelle détenue en Europe par l'État et, plus profondément encore, par l'Église dont l'organisation a servi de référence à celle des États européens et en particulier à celle de l'État français.

Il est facile en France de dénigrer l'État, les services publics : ayant structuré la nation ils sont la cible naturelle de toutes les exaspérations et les défauts de leur organisation alimentent le mécontentement. Mais les communes, les entreprises ne disposent pas en France des pouvoirs, de la légitimité qui sont les leurs aux Etats-Unis ; une politique qui comme celle de Nicolas Sarkozy entreprend de détruire l'État (voir Le Sarkoberlusconisme) risque fort d'avoir pour conséquence un néo-féodalisme : on peut même supposer que c'est son but caché, un but qui n'affleure peut-être pas à la conscience de ses promoteurs.

Une autre politique serait possible :

1)      reconnaître effectivement la place, l'importance de l'institution « entreprise » dans l'économie contemporaine ;

2)      admettre que certaines entreprises doivent, pour des raisons stratégiques ou économiques, être des services publics sans renoncer pour autant aux exigences de qualité des produits (c'est-à-dire d'adéquation aux besoins) et d'efficacité de la production ; redéfinir en conséquence le périmètre de l'État ;

3)      confronter inlassablement les corporations, les organisations, les syndicats, au rappel de leurs missions respectives ;

4)      veiller à la qualité de l'architecture institutionnelle : arbitrer les conflits entre institutions, orienter la croissance des institutions existantes, supprimer les institutions obsolètes, susciter la création d’institutions nouvelles quand elles sont nécessaires.