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Pierre Musso, Le Sarkoberlusconisme, L'Aube 2008

31 mai 2008

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Pour lire un peu plus :

- Berlusconi, le nouveau prince

- Prédation et prédateurs
- Qu'est-ce qu'une entreprise ?
-
Brève apologie de l'économie de marché
- Pour une économie du respect
- Incertitudes de l'opinion
Pierre Musso analyse froidement le phénomène politique qui a porté au pouvoir Silvio Berlusconi et Nicolas Sarkozy : il s'agit en effet d'un même phénomène malgré les différences entre les deux hommes, les deux pays.

L'analyse, étant froide, n'accorde aucune place à l'agacement, au dégoût que certains ressentent devant ces hommes : dire que Berlusconi est un "caudillo d'opérette", réduire Sarkozy au "bling-bling" du parvenu, soulage peut-être mais inhibe la réflexion.

Pour comprendre le phénomène du sarkoberlusconisme il faut d'abord identifier son but, puis étudier les outils dont il se sert, enfin évaluer l'habileté des acteurs. Alors seulement on peut dépasser la réaction instinctive et se former une opinion : est-on d'accord avec ce but ? les outils sont-ils efficaces ? ces deux hommes sont-ils à la hauteur de leur ambition ?

*     *

Musso identifie le but du sarkoberlusconisme : détruire l'État redistributif, cet État social qui prend aux riches pour donner aux pauvres, opérateur de services publics offerts indifféremment à toutes les classes sociales, afin de promouvoir une société fondée sur la compétition, le travail, l'entreprise et où chacun pourra s'enrichir à proportion de son efficacité.

Le plaidoyer du sarkoberlusconisme pointe du doigt le manque de discernement de la redistribution : l'assistance étant pour certaines familles une drogue, l'insertion est devenu un pur slogan ; le service public sert d'alibi à des corporatismes défensifs, son efficacité est médiocre ; l'excès de réglementation paralyse l'économie et suscite une bureaucratie parasitaire.

À ce réquisitoire fait pendant l'apologie de l'entreprise : efficace, dynamique, compétitive, elle crée de la richesse, du bien-être. L'État doit, pour lui dégager la route, se concentrer sur ses fonctions régaliennes (défense, diplomatie, police, justice).

*     *

Cette orientation politique mérite mieux que le dénigrement désinvolte dont elle est si souvent l'objet : placée à l'interface entre la société humaine et la nature, l'entreprise organise en effet l'action productive afin de nous procurer le bien-être matériel (voir Qu'est-ce qu'une entreprise ?). Étant mortelle, elle sait mieux innover (fût-ce par naissance et décès) que les institutions étatiques, plus pérennes, et c'est elle aujourd'hui qui tire le meilleur parti de l'informatisation.

Il est donc judicieux d'accorder la priorité politique aux valeurs de l'entreprise (utilité des produits, efficacité de la production). Mais l'explicitation de ces valeurs, leur concrétisation en décisions pratiques, exige précision et rigueur : et ici on peut se demander si le sarkoberlusconisme n'est pas défaillant ou, pis, trompeur.

*     *

Les mots "entreprise", "efficacité", "management", "marketing" peuvent en effet véhiculer le pire comme le meilleur. Le pire : entreprise prédatrice (voir Prédation et prédateurs), management efficace au service de la prédation, marketing "pied dans la porte" qui gave le consommateur de produits inutiles ou nocifs. Le meilleur : entreprise qui produit efficacement du bien-être, marketing qui identifie et qualifie judicieusement les besoins.

Citons Adam Smith, le créateur de la science économique : "La consommation est le seul but de la production et les intérêts du producteur ne doivent être respectés que dans la mesure où c'est nécessaire pour promouvoir ceux du consommateur. Cette maxime est tellement évidente qu'il serait absurde de vouloir la démontrer" [1]

On doit donc distinguer deux catégories sous la forme juridique "entreprise", et distinguer aussi parmi les dirigeants ceux qui méritent d'être qualifiés d'entrepreneurs, créateurs de richesse, et ceux qui étant des prédateurs détruisent ou accaparent la richesse.

La frontière qui sépare l'entrepreneur du prédateur ne passe pas entre le secteur privé et le secteur public. L'entreprise utile, efficace, productrice de richesse, remplit une mission civique au service du consommateur ; et le service public, au sens de service du public et non de forteresse corporative, mérite le nom d'entreprise s'il répond aux exigences d'utilité et d'efficacité. La bureaucratie n'est d'ailleurs pas propre au seul secteur public : dans beaucoup de grandes entreprises privées les procédures et les habitudes sont aussi rigides, les structures de pouvoir aussi pesantes que dans une administration mal gérée.

Il est naïf de croire qu'il suffise de privatiser un service public pour accroître son utilité et son efficacité. Dans les secteurs où la fonction de coût est à rendement croissant, par exemple, il est inefficace de sacrifier l'économie d'échelle que procure le monopole naturel. Ainsi le bilan de la dérégulation du transport aérien et des télécommunications est ambigu et vraisemblablement négatif.

Il est enfin étrange que l'on fasse si souvent, et dans le même souffle, l'apologie de l'entreprise et celle du marché : si en effet l'entreprise baigne dans le marché, celui-ci lui est extérieur. L'intérieur de l'entreprise est non pas marchand mais organisé ; l'organisation, la planification, forment sa vie intime (voir Brève apologie de l'économie de marché).

*     *

Il faut donc, si l'on entend promouvoir l'entreprise, savoir user de discernement. Le sarkoberlusconisme en est-il capable ? C'est une grave question, c'est même la question.

Berlusconi est un chef d'entreprise. On peut supposer qu'il sait de quoi il parle même si le produit de ses entreprises (communication, publicité) n'est pas de ceux qui donnent l'expérience, l'intuition des lois et mystères de la nature physique.

Sarkozy est un homme politique qui n'a jamais créé ni animé d'entreprise. Ne connaissant l'entreprise que par ouï-dire il est comme ces personnes qui s'intéressent à la science sans jamais avoir mis les pieds dans un laboratoire, à la stratégie sans jamais avoir participé à une bataille. Il ne peut que répéter le discours de dirigeants qu'il admire à proportion de leur richesse.

Le sarkoberlusconisme est-il capable de voir, d'éviter les pièges que comporte l'économie contemporaine ? En prétendant défendre, promouvoir l'entreprise, ne pave-t-il pas la voie aux prédateurs, ne favorise-t-il pas l'émergence d'un néo-féodalisme ?

L'économie contemporaine doit, pour tirer pleinement parti des ressources qu'apportent l'automatisation et l'informatisation, devenir une économie du respect : envers le consommateur dont il faut identifier les besoins, envers les salariés dont l'entreprise met en scène la compétence. L'exigence d'efficacité rencontre ainsi, aujourd'hui, certaines des injonctions de la morale et on ne peut que s'en féliciter. Mais encore faut-il en être conscient !

Sarkozy et Berlusconi prétendent concilier l'éthique catholique et l'esprit du capitalisme, conjuguer l'ascétisme au culte de l'argent et de la réussite sociale : c'est ce qu'avait déjà tenté, par peur du peuple et de la révolution, la religion du XIXe siècle. Ils prétendent ainsi moraliser le capitalisme mais ils risquent d'aider les prédateurs plus que les entrepreneurs, les frelons financiers plus que les abeilles industrieuses.

*     *

La critique du sarkoberlusconisme, ainsi conçue, cesse d'être superficielle. Lorsque Berlusconi et Sarkozy exhibent les symboles de la richesse et s'entourent d'amis choisis parmi les plus riches, ils ne font pas le tri qui s'impose entre entrepreneurs et prédateurs. On peut même craindre qu'ils ne préfèrent ces derniers, plus séduisants.

L'entreprise n'est pas pour eux une réalité humaine et organisationnelle, mais une abstraction idéologique anti-étatique. Leur critique de l'État émet une image d'Épinal qu'il leur est trop facile de populariser.

Il reste cependant que le travail comme pratique, comme valeur humaine, est le point clé de leur discours - et cela, on doit le méditer en s'efforçant d'aller plus loin, plus profond qu'ils ne le font.

*     *

Berlusconi et Sarkozy sont des maîtres en communication, des artistes en médiatisation. Ils analysent assidûment les sondages, s'entourent de conseillers et d'experts avisés.

Que penser alors de la baisse si rapide de Sarkozy dans les sondages (voir Incertitudes de l'opinion) ? Cet homme qui se soucie tant de l'opinion a "dévissé", passant d'août 2007 à mai 2008 de 29 à 64 % de mécontents (source : IFOP). Le virtuose, une fois parvenu au sommet, aurait-il été pris de vertige au point de perdre son savoir-faire ?

Comme me l'a dit Musso, il ne convient pas de "trop psychologiser". On peut toutefois poser une hypothèse, et voici la mienne : on ne prend pas impunément pour référence, pour guide de l'action, une chose dont on n'a aucune expérience pratique.

Comme Berlusconi, Sarkozy s'entoure de consultants, d'experts du BCG. Mais le savoir des experts n'est pas celui du décideur qui, parmi les expertises, doit encore savoir faire un choix judicieux et dont le seul outil est l'intuition que forge l'expérience.

Prendre pour référence l'entreprise a certainement fragilisé Sarkozy. Il lui manque l'intuition de l'action productive, du poids de la matière, des délais et distances. Il ne peut pas concevoir non plus le poids des symboles dans l'entreprise, cette "physique des symboles" qui, comme la physique tout court, comporte ses masses, ses lois d'équilibre, sa dynamique et son inertie.

Berlusconi possède, semble-t-il, le "coup d'œil" du stratège. Je ne suis pas sûr que Sarkozy en soit pourvu - et si le coup d'œil lui manque, il continuera à faire de ces gaffes qui ont coûté si cher à un Louis XVI.

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[1] Richesse des Nations (Livre IV, chapitre 8) : l'entrepreneur est motivé par le désir de créer quelque chose qui n'existerait pas sans son action. Interpréter le passage que Smith a consacré à la "main invisible" (Livre IV, chapitre 2) comme une apologie de l'enrichissement personnel, c'est commettre un contresens trop fréquent (voir Prédation et prédateurs, p.107-111).