Pierre Musso analyse froidement le phénomène politique qui a
porté au pouvoir Silvio Berlusconi et Nicolas Sarkozy : il s'agit en effet
d'un même phénomène malgré les différences entre les deux
hommes, les deux pays.
L'analyse, étant froide, n'accorde aucune place à l'agacement,
au dégoût que certains ressentent devant ces hommes : dire que Berlusconi
est un "caudillo d'opérette", réduire Sarkozy au "bling-bling" du parvenu,
soulage peut-être mais inhibe la réflexion.
Pour comprendre le phénomène du sarkoberlusconisme
il faut d'abord identifier son but, puis étudier les outils dont il se sert,
enfin évaluer l'habileté des acteurs. Alors seulement on peut dépasser la
réaction instinctive et se former une opinion : est-on d'accord avec ce but ?
les outils sont-ils efficaces ? ces deux hommes sont-ils à la hauteur de leur
ambition ?
* *
Musso identifie le but du sarkoberlusconisme :
détruire l'État redistributif, cet État social qui prend aux riches pour donner
aux pauvres, opérateur de services publics offerts indifféremment à
toutes les classes sociales, afin de promouvoir une société fondée sur la
compétition, le travail, l'entreprise et où chacun pourra s'enrichir à
proportion de son efficacité.
Le plaidoyer du sarkoberlusconisme pointe du doigt le manque
de discernement de la redistribution : l'assistance étant pour
certaines familles une drogue, l'insertion est devenu un pur slogan ; le service public sert d'alibi à des corporatismes défensifs, son efficacité est médiocre ; l'excès de réglementation paralyse l'économie et suscite une bureaucratie parasitaire.
À ce réquisitoire fait pendant l'apologie de l'entreprise :
efficace, dynamique, compétitive, elle crée de la richesse, du
bien-être. L'État doit, pour lui dégager la route, se concentrer sur
ses fonctions régaliennes
(défense, diplomatie, police, justice).
* *
Cette orientation politique mérite mieux que le dénigrement désinvolte dont elle est si souvent l'objet :
placée à l'interface entre la société humaine et la nature, l'entreprise
organise en effet l'action productive afin de nous procurer le bien-être
matériel (voir
Qu'est-ce qu'une entreprise ?). Étant mortelle, elle sait mieux innover
(fût-ce par naissance et décès) que les institutions étatiques, plus pérennes,
et c'est elle aujourd'hui qui tire le meilleur parti de l'informatisation.
Il est donc judicieux d'accorder la priorité politique
aux valeurs de l'entreprise (utilité des produits, efficacité de la production).
Mais l'explicitation de ces valeurs, leur concrétisation en décisions pratiques,
exige précision et rigueur : et ici on peut se demander si le sarkoberlusconisme
n'est pas défaillant ou, pis, trompeur.
* *
Les mots "entreprise", "efficacité", "management", "marketing"
peuvent en effet véhiculer le pire comme le meilleur. Le pire : entreprise
prédatrice (voir Prédation et
prédateurs), management efficace au service de la prédation, marketing
"pied dans la porte" qui gave le consommateur de produits inutiles ou nocifs. Le meilleur :
entreprise qui produit efficacement du bien-être, marketing qui identifie et
qualifie judicieusement les besoins.
Citons Adam Smith, le créateur de
la science économique : "La consommation est le seul but de la production et les
intérêts du producteur ne doivent être respectés que dans la mesure où c'est
nécessaire pour promouvoir ceux du consommateur. Cette maxime est tellement
évidente qu'il serait absurde de vouloir la démontrer"
.
On doit donc distinguer deux catégories sous la forme
juridique "entreprise", et distinguer aussi parmi les dirigeants ceux qui méritent
d'être qualifiés d'entrepreneurs, créateurs de richesse, et ceux qui
étant des prédateurs détruisent ou accaparent la richesse.
La frontière qui sépare l'entrepreneur du prédateur ne passe pas
entre le secteur privé et le secteur public. L'entreprise utile, efficace,
productrice de richesse, remplit une mission civique au service du
consommateur ; et le service public, au sens de service du public et
non de forteresse corporative, mérite le nom d'entreprise s'il répond aux
exigences d'utilité et d'efficacité. La bureaucratie n'est d'ailleurs pas
propre au seul secteur public : dans beaucoup de grandes entreprises privées les procédures et
les habitudes sont aussi rigides, les structures de pouvoir aussi pesantes que dans une administration mal gérée.
Il est naïf de croire qu'il suffise de privatiser un
service public pour accroître son utilité et son efficacité. Dans les secteurs où
la fonction de coût est à rendement croissant, par exemple, il est inefficace de
sacrifier l'économie d'échelle que procure le monopole naturel. Ainsi le bilan de la
dérégulation du transport aérien et des télécommunications est ambigu et
vraisemblablement négatif.
Il est enfin étrange que l'on fasse si souvent, et dans le
même souffle, l'apologie de l'entreprise et celle du marché : si en effet l'entreprise
baigne dans le marché, celui-ci lui est extérieur. L'intérieur de l'entreprise est non pas
marchand mais organisé ; l'organisation, la planification, forment sa vie intime (voir
Brève apologie de l'économie de marché).
* *
Il faut donc, si l'on entend promouvoir l'entreprise,
savoir user de discernement. Le sarkoberlusconisme en est-il capable ? C'est une
grave question, c'est même la question.
Berlusconi est un chef d'entreprise. On peut
supposer qu'il sait de quoi il parle même si le produit de ses entreprises
(communication, publicité) n'est pas de ceux qui donnent l'expérience, l'intuition des lois et mystères
de la nature physique.
Sarkozy est un homme politique qui n'a jamais créé ni animé
d'entreprise. Ne connaissant l'entreprise que par ouï-dire il est
comme ces personnes qui s'intéressent à la science sans jamais avoir mis les
pieds dans un laboratoire, à la stratégie sans jamais avoir participé à une
bataille. Il ne peut que répéter le discours de dirigeants qu'il admire à
proportion de leur richesse.
Le sarkoberlusconisme est-il capable de voir, d'éviter les pièges que
comporte l'économie contemporaine ? En prétendant défendre, promouvoir l'entreprise, ne pave-t-il pas la voie aux prédateurs, ne
favorise-t-il pas l'émergence d'un néo-féodalisme ?
L'économie contemporaine doit, pour tirer pleinement parti des
ressources qu'apportent l'automatisation et l'informatisation, devenir une
économie du respect : envers le consommateur dont il faut identifier les
besoins, envers les salariés dont l'entreprise met en scène la
compétence. L'exigence d'efficacité rencontre ainsi, aujourd'hui, certaines des injonctions de
la morale et on ne peut que s'en féliciter. Mais encore faut-il en être
conscient !
Sarkozy et Berlusconi prétendent concilier
l'éthique catholique et l'esprit du capitalisme, conjuguer l'ascétisme
au culte de l'argent et de la réussite sociale : c'est ce qu'avait
déjà tenté, par peur du peuple et de la révolution, la religion du XIXe
siècle. Ils prétendent ainsi moraliser le capitalisme mais ils risquent
d'aider les prédateurs plus que les entrepreneurs, les frelons financiers plus
que les abeilles industrieuses.
* *
La critique du sarkoberlusconisme, ainsi conçue, cesse d'être
superficielle. Lorsque Berlusconi et Sarkozy exhibent les symboles de la richesse
et s'entourent d'amis choisis
parmi les plus riches, ils ne font pas le tri qui s'impose entre entrepreneurs et prédateurs.
On peut même craindre qu'ils ne préfèrent ces derniers, plus séduisants.
L'entreprise n'est pas pour eux une réalité humaine et
organisationnelle, mais une abstraction idéologique anti-étatique. Leur critique
de l'État émet une image d'Épinal qu'il leur est trop facile de populariser.
Il reste cependant que le travail comme pratique, comme valeur humaine,
est le point clé de leur discours - et cela, on doit le méditer en s'efforçant
d'aller plus
loin, plus profond qu'ils ne le font.
* *
Berlusconi et Sarkozy sont des maîtres en communication, des
artistes en médiatisation. Ils analysent assidûment les sondages, s'entourent de
conseillers et d'experts avisés.
Que penser alors de la baisse si rapide de Sarkozy dans les
sondages (voir Incertitudes de
l'opinion) ? Cet
homme qui se soucie tant de l'opinion a "dévissé", passant d'août 2007 à mai
2008 de 29 à 64 % de mécontents (source :
IFOP).
Le virtuose, une fois parvenu au
sommet, aurait-il été pris de vertige au point de perdre son savoir-faire ?
Comme me l'a dit Musso, il ne convient pas de "trop psychologiser". On peut
toutefois poser une hypothèse, et voici la mienne : on ne prend pas
impunément pour référence, pour guide de l'action, une chose dont on n'a aucune
expérience pratique.
Comme Berlusconi, Sarkozy s'entoure de consultants, d'experts du BCG. Mais le savoir des experts n'est pas celui
du décideur qui, parmi les expertises, doit encore savoir faire un choix
judicieux et dont le seul outil est l'intuition que forge l'expérience.
Prendre pour référence l'entreprise a certainement fragilisé
Sarkozy. Il lui manque l'intuition de l'action productive, du poids de la
matière, des délais et distances. Il ne peut pas concevoir non plus le poids des
symboles dans l'entreprise, cette "physique des symboles" qui, comme la physique
tout court, comporte ses masses, ses lois d'équilibre, sa dynamique et son
inertie.
Berlusconi possède,
semble-t-il, le "coup d'œil" du stratège. Je ne suis pas sûr que Sarkozy en soit
pourvu - et si le coup d'œil lui manque, il continuera à faire de ces gaffes qui
ont coûté si cher à un Louis XVI.
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Richesse des Nations (Livre IV, chapitre 8) : l'entrepreneur est motivé
par le désir de créer quelque chose qui n'existerait pas sans son action.
Interpréter le passage que Smith a consacré à la "main invisible" (Livre IV,
chapitre 2) comme une apologie de l'enrichissement personnel, c'est commettre un contresens trop fréquent (voir
Prédation et prédateurs,
p.107-111).
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