Qu’appelons-nous « intelligence » ?
12 mai 2007
« Il est intelligent », dit-on d’un élève qui a de bonnes notes. Mais ce bon élève ne fait-il pas que singer ce qui plaît aux professeurs, tout comme d'autres excellent dans les singeries qui plaisent aux électeurs ? La serre scolaire produit nombre de fruits secs, « les études » préparent mal à la pensée adulte, la compétition électorale ne prépare pas à l'exercice des responsabilités.
L’intelligence n’est d’ailleurs qu’un outil au service de la volonté. Mieux vaut sans doute qu’elle soit puissante et précise, mais l’orientation, la droiture et la générosité de l’artisan ne déterminent-ils pas l’œuvre plus que ne le fait la qualité de son outil ? Beaucoup d’œuvres médiocres sont produites avec d’excellents outils : il arrive souvent en musique qu'un guitariste, utilisant six cordes tendues sur une caisse, fasse mieux qu’un orchestre symphonique.
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« Il est quand même intelligent » : ce bout de phrase revient souvent. Il s’agit d’une personne controversée (« quand même ») mais dont on reconnaît qu’elle possède l’« intelligence ». Ainsi Benoît XVI est « quand même intelligent », Napoléon était « quand même (malgré la campagne de Russie) intelligent » etc.
De quelle intelligence s’agit-il ? De la finesse du discernement, de la justesse du raisonnement, de la profondeur des vues, de l’adéquation aux situations concrètes ? Non ; ce ne sont pas ces qualités-là que désigne communément cette utilisation du mot « intelligence » mais d’autres plus brillantes, plus superficielles aussi, qui relèvent de la maîtrise du duel oratoire et de la capacité à convaincre et à entraîner.
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Dans cette escrime rhétorique il est inutile d’être profond : il faut surtout être rapide. Edgar Faure avait ainsi lors d’un débat affirmé une chose, puis son contraire. A son interlocuteur qui relevait cette contradiction il répondit, superbe, « voyons, mon cher Boulloche, vous savez bien que seule la contradiction est créatrice ! ». L’autre en est resté pantois : voilà de l’habileté !
Ces gens « intelligents » sont redoutables dans le débat public. Vous pourriez avoir mille fois raison, ils l’emporteront quand même car ils ont une élocution agréable, le don de repartie, une sensibilité nerveuse enfin qui les aide à trouver l’argument qui dans l'instant fera mouche, fût-il fallacieux.
Affranchis de l’exactitude et du réalisme, jouant sur la seule vraisemblance, ils sont à l’aise face à l’interlocuteur sérieux qui ressent la contrainte des faits. Ils n’hésiteront pas à mentir, car il est des mensonges difficiles à relever et que l’adversaire sera obligé de laisser passer.
Ratzinger utilise ainsi toujours le même procédé pour démolir une thèse qu’il réprouve. D’abord il l’expose avec une clarté, une rigueur dont seraient incapables les promoteurs de cette thèse eux-mêmes. Puis, ayant ainsi montré qu’il l’avait parfaitement comprise, il dit qu’elle ne vaut rien en s’appuyant sur la « loi naturelle », le caractère sacré de la vie ou sur tout autre argument qu’il sera pratiquement impossible de contredire.
Ainsi il ferme la bouche d’un adversaire peut-être plus profond que lui, mais incapable d’exprimer sa propre thèse avec la même élégance, et qu’il contraint soit à discuter des propositions que la tradition a consacrées, soit à se taire.
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Cette « intelligence », qui se réduit à la capacité d’imposer silence à l’interlocuteur, est confortée si l’escrimeur occupe une fonction d’autorité légitime. Il croit alors souvent (et beaucoup de monde le croit avec lui) que son accession au pouvoir résulte d’une capacité à voir et comprendre ce que personne d'autre ne sait percevoir. Conscient de son habileté, il finit par se convaincre de la qualité de son jugement.
Il n’était pas recommandé de contredire Napoléon (voir les Mémoires de Caulaincourt), il était dangereux de contredire Hitler ou Staline et dans une entreprise il n’est pas facile de contredire un PDG « brillant » : personne ne pouvait contredire Michel Bon durant son règne à France Telecom.
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Quand un de ces bons escrimeurs conquiert une fonction d’autorité légitime – ils y parviennent souvent, puisqu’ils sortent vainqueurs de toutes les confrontations – il faut prévoir que des décisions absurdes ou périlleuses risquent d’être prises sans que personne ne puisse s’y opposer. Les qualités qu’il faut posséder pour exercer le pouvoir ne sont pas en effet les mêmes que celles qui avaient été nécessaires pour le conquérir : il se révèlera souvent que l’homme que l’on disait « intelligent » et « énergique » n’était qu’habile et violent (il existe des exceptions : Louis XI, Catherine de Médicis, Henri IV, Richelieu, Talleyrand etc.).
Il serait imprudent de croire qu’une « grâce d’état » va soudain procurer à l'élu les aptitudes nécessaires à sa mission. Aujourd’hui, comme après chaque élection, la vigilance s’impose donc au citoyen tout comme l’équilibre des pouvoirs s’impose aux institutions.
Pour lire un peu plus :
-
Mémoires de Caulaincourt
- La chute
- Staline
- France Telecom : sortir du gouffre
http://www.volle.com/opinion/intelligence.htm
© Michel VOLLE, 2007
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