« The question “What can be
automated?” is one of the most inspiring philosophical and practical questions
of contemporary civilization » (George Forsythe, « Computer science and
education », Information processing 68, North-Holland 1969)
Quel sera le rôle de la
maîtrise d’ouvrage du SI (MOA) dans les quinze années qui viennent ? Pour tracer
la prospective de la MOA, il faut esquisser celle de l’informatique puis celle
des entreprises. Ensuite on pourra décrire les défis qui s’annoncent pour la MOA.
Prospective de
l’informatique
Rappelons ce qu’était
l’informatique dans les entreprises en 1988. Le Web n’existait pas (il a été
inventé en 1991) et on ne connaissait guère l’Internet. L’informatique ne
traitait pratiquement que des données structurées. La messagerie, les workflows,
la documentation électronique existaient sur de gros systèmes mais en pratique
seuls des informaticiens s’en servaient car ils étaient peu ergonomiques. Les
réseaux locaux étaient rares (ils ne se multiplieront qu’à partir de 1989). Le
téléphone mobile était lourd (il n’équipait que des automobiles) et coûteux. Les
micro-ordinateurs étaient chers : un PC à 16 MHz, avec un disque dur de 80 Mo et
une RAM de 2 Mo, coûtait 10 000 € TTC aux prix de 2003. L’ergonomie était
rudimentaire à l’exception des MacIntosh (Windows 95 date, comme son nom
l’indique, de 1995).
Qu’avons-nous acquis depuis
1988 ?
L'informatique de
communication s’est développée :
la messagerie est entrée dans les mœurs ainsi que la documentation électronique
(Intranet et Web). L’ordinateur a acquis l’ubiquité : la machine dont
chacun dispose permet d’accéder via le réseau à des ressources
informatiques (mémoire, puissance de traitement) dont la localisation physique
importe peu. Le travail assisté par ordinateur s’est généralisé :
l’automate soulage le travail mental de l’être humain en l’assistant dans les
tâches de classement, recherche, transcription et calcul.
Le système d’information (SI)
définit le langage de l’entreprise dont il incorpore la sémantique, et il
outille son action, ses processus de travail. Il équipe progressivement
la population du personnel, que l’on peut segmenter en distinguant la première
ligne (au contact des clients et fournisseurs), le back-office, le management
(gestion au plus près de la force de travail), les services support (DRH,
direction informatique etc.) et les stratèges (services d’étude, DG,
directeurs). La maîtrise intellectuelle et pratique du SI suppose que l’on sache
urbaniser sa structure d’ensemble et modéliser chacun des
processus.
L’automatisation des processus,
qu’ils soient humains ou informatiques, doit être associée à une vigilance
qui permet de trouver des solutions raisonnables dans tous les cas non prévus
lors de la programmation de l’automate (voir « Éloge du
semi-désordre »).
Quelle est l’évolution que nous
pouvons prévoir ? Dans 15 ans, les mémoires et processeurs seront mille fois
plus puissants qu’aujourd’hui, car toutes les expertises prévoient que la
croissance des performances se poursuivra selon la « loi
de Moore », et 215/1,5 = 210 = 1024. La
miniaturisation aura progressé, le téléphone mobile et l’ordinateur auront
fusionné (cela a commencé avec les téléphones qui intègrent les fonctions du
« palm top ») et ils offriront à l’utilisateur nomade une interface commode. Les
télécoms lui fourniront un débit de l’ordre de 10 Mbit/s, largement suffisant
pour le signal de télévision à haute définition.
Ainsi l’ubiquité logique
(disponibilité des données et outils de traitement quel que soit l’endroit où
l’on se trouve) sera complète sous la seule réserve du contrôle d’accès.
L’ubiquité physique restera, elle, limitée : si notre image pourra se trouver
simultanément en divers points du monde, il n’en sera pas de même de notre
corps.
Les entreprises se seront
dotées de compétences en ingénierie d’affaires, il leur sera devenu plus
facile d’assurer l’interopérabilité des SI et la plupart des produits offerts au
consommateur seront des « packages » auxquels elles auront contribué dans le
cadre d’accords de partenariat.
Les SI seront mieux maîtrisés,
qu’il s’agisse d’urbanisation ou de modélisation : les entreprises auront
surmonté la plupart des difficultés sociologiques et intellectuelles qu’elles
rencontrent aujourd’hui et elles disposeront de méthodes et outils dans la
lignée ouverte par UML. On ne parlera plus d’application, mais de processus
et de composants. Les problèmes de normalisation auront été surmontés.
Au total, chacun disposera, où
qu’il se trouve, de sa ressource informatique personnelle de
mémoire et de puissance, accessible à travers des interfaces diverses (mobile,
au bureau, à domicile), qui l’assistera dans ses activités personnelles
(courrier, documents, comptes, culture et loisir) comme professionnelles. Les
téléservices seront développés (télémédecine, téléformation, télétravail,
commerce électronique etc.). Dans un monde où chacun sera connecté à sa
ressource informatique, le savoir-vivre voudra que l’on sache bien
choisir les moments où il convient de se déconnecter.
Part du SI dans le temps de travail
La part de la masse salariale
« consacrée à l’informatique » (évaluée par la part du temps de travail des
salariés devant l’écran-clavier) est aujourd’hui entre 30 et 40 % : la qualité
du service rendu par le SI est donc déjà un enjeu important pour l’économie.
Cette part va croître encore : au début des années 2010, on estime que 60 % de
la masse salariale sera consacrée à l’informatique.
Il va en résulter une prise de
conscience. Les dirigeants qui négligent de s’intéresser au SI feront figure de
retardataires : le SI mérite toute l’attention du stratège.
Dialectique APU - EHO
« These machines have no common
sense; they do exactly as they are told, no more and no less. This fact is the
hardest concept to grasp when one first tries to use a computer »
(Donald E. Knuth, The Art of Computer Programming, 1997)
L’évolution de l’informatique a
mis à la disposition de chaque acteur de l’entreprise un Automate
Programmable doué d’Ubiquité (APU) : l’ordinateur est un automate
programmable universel que le réseau a doué d’ubiquité, une ubiquité
logique qui tend à devenir absolue. Cet automate est efficace pour exécuter des
actions répétitives ou prévisibles, classer et trouver des données, calculer,
copier, transcoder.
Dans l’entreprise, l’APU est
utilisé par l’être humain organisé (EHO), c’est-à-dire l’être humain considéré
non sous l’angle de son individualité ineffable, mais sous celui de l’insertion
de sa compétence dans une organisation où elle s’articule à d’autres
compétences.
Il revient à l’être humain de
faire des choses dont l’APU est incapable : interpréter des données, gérer
l’incertitude, traiter des cas particuliers imprévus, synthétiser des
informations, comprendre, expliquer, décider, concevoir. L’APU assiste (mais ne
remplace pas) l’EHO dans ces diverses tâches.
Le but du SI est de dégager
la synergie dont est porteuse la coopération entre l’EHO et l’APU. La
maîtrise d’ouvrage, qui définit les fonctions que le SI doit remplir, se trouve
placée à la charnière de cette synergie ; elle définit et articule les rôles
respectifs de l’EHO et de l’APU pour les mettre ensemble au service de la
production de valeur.
L’entreprise qui organise la
dialectique de l’EHO et de l’APU accomplit un progrès culturel fondamental,
analogue à celui que fit l’humanité, à plus grande échelle, lorsqu’elle inventa
l’écriture : les conditions même de la réflexion, de la mémoire, de la
communication entre les êtres humains, les conditions de la préparation de
l’action et donc de l’action elle-même sont modifiées.
Articuler l’EHO et l’APU, c’est
aussi articuler leurs langages : le langage naturel, qui fonctionne par
allusions et connotations, doit s’articuler au langage purement conceptuel qui
est le seul auquel l’ordinateur obéisse. L’informatique de communication
(messagerie, documentation électronique) a mis l’ordinateur au service du
langage naturel, en l’enrichissant de liens hypertextes, moteurs de recherche et
autres outils de traitement.
Nous ne faisons ici que résumer
les nouveautés introduites dans l’entreprise par le SI ; leur maîtrise nécessite
le développement de savoir-faire nouveaux, parmi lesquels la
professionnalisation de la MOA, et aussi d’un nouveau savoir-vivre :
netiquette, bon usage de la connexion-déconnexion au réseau, respect des
personnes - et donc prudence dans la mise en œuvre d’instruments puissants comme
les workflows et les indicateurs.
Le SI équipe ainsi les diverses
étapes de l’action : expérience, perception, compréhension, décision et enfin
action effective (voir « La charnière »).
Évolution des priorités des entreprises
Voir « Organisation
et organigramme »
Jusqu’aux années 70, l’économie
était dominée par les industries mécaniques et chimiques. La priorité résidait
dans la production et le commercial dont la dialectique (souvent conflictuelle)
était essentielle à la dynamique de l’entreprise. L’informatique fournissait de
grandes applications ayant pour but d’améliorer la productivité.
La domination de ce modèle
industriel a pris fin en 1974, à l’occasion de la crise pétrolière ; à partir de
cette date la part de l’industrie dans l’emploi décroît, au bénéfice du
tertiaire. Une « nouvelle économie »
s’installe progressivement, orientée vers la production de services assistée par
l’automate. L’entreprise s’organise autour des processus de production (modèle
de l’entreprise-réseau). Dans cette économie devenue « immatérielle », la
priorité est accordée à la capitalisation boursière, et la dialectique
essentielle est celle de la finance et de la communication.
Ce modèle s’est effondré en
2000 avec la crise boursière qui a frappé en premier les entreprises des NTIC
(télécommunications, équipementiers, informatique). Les entreprises sont
aujourd’hui à la recherche de nouvelles priorités. Leur problème essentiel étant
de tirer parti du système d’information pour élucider et équiper le processus de
production, il se peut que dans les années qui viennent leur dynamique
s’organise autour de la dialectique entre les métiers (maîtrise d’ouvrage) et
l’informatique (maîtrise d’oeuvre). L’entreprise s’orienterait alors vers une
nouvelle organisation (voir « Qui dirige l'informatique ? ».
Défis pour la MOA
Voir « Servitude et
grandeur de la maîtrise d'ouvrage »
Le SI, innovation en philosophie
« In mathematics we are usually
concerned with declarative (what is) descriptions, whereas in computer science
we are usually concerned with imperative (how to) descriptions » Harold
Abelson et Gerald Jay Sussman, Structure and interpretation of computer
programs, MIT Press 2001, p. 22
Si la définition et la mise en
œuvre du SI rencontrent de si grandes difficultés, c’est parce qu’elles
impliquent une innovation philosophique, un changement de notre façon de penser
et de voir le monde.
Nous sommes les héritiers de la
philosophie grecque qui nous a habitués à voir le monde à travers une grille
conceptuelle (Platon, 428-348 ; Plotin, 205-270). Les choses nous apparaissent
ainsi posées les unes à côté des autres dans leur essence intemporelle : le
stylo que je tiens à la main m’apparaît hic et nunc comme un outil dont
je me sers pour écrire, doté d’une forme et d’une couleur précises. Mais je
pourrais le voir aussi sous l’angle de son évolution : la forme de ce stylo
résulte d’une conception, il a été produit par une entreprise à partir de
matières premières, il a été commercialisé et distribué, je l’ai acheté, je m’en
sers, un jour il sera usé et je le jetterai. Cette approche du monde par les
processus est celle de la pensée chinoise (Confucius, 551-479). Même si nous
ne l’ignorons pas, si nous savons bien que les choses évoluent, cette approche
ne nous est pas aussi naturelle qu’elle l’est aux Chinois : notre pensée
spontanée est intemporelle, conceptuelle.
Or l’informatique conjugue les
deux approches. Si elle utilise la structure conceptuelle que définit le
référentiel, c’est pour équiper et outiller le flux des processus de production
de l’entreprise. Elle enrichit par ailleurs le raisonnement : alors que la
démarche de pensée qui nous a été enseignée, fondée sur la logique et les
mathématiques, procède par déduction à partir de définitions (ou axiomes), la
programmation informatique nous contraint à modéliser la façon de faire
les choses : elle ne peut pas se contenter « what is », il faut y introduire la
description explicite du « how to ».
Dans sa conception comme dans
sa mise en œuvre, l’informatique donne la priorité au processus dont la
définition est chronologiquement et logiquement antérieure à celle des concepts.
Elle soumet les concepts au processus, elle met l’abstraction au service de
l’action, ce qui suppose une grande maîtrise dans la pratique de l’abstraction,
dans la définition et la manipulation familière des concepts qui sont la « boîte
à outils » du SI.
Le processus lui-même se
dédouble : au flux des actions sur le monde réel, par lequel se concrétise la
vie de l’entreprise, à la physique de l’information qui délimite l’action
et le comportement des êtres humains, répond à l’intérieur du système
informatique la physique des données, le flux qui alimente mémoires et
processeurs, avec ses contraintes de volumétrie et d’intégrité. Le processus
informatique redouble le processus de l’action à la façon dont la doublure et la
toile redoublent et soutiennent le tissu d’un vêtement ; et la conception du SI
embrasse ces deux dimensions.
Il n’est pas facile de
réfléchir ainsi sur le SI. Les informaticiens, même s’ils utilisent couramment
l’abstraction, sont loin d’avoir mesuré la portée philosophique de leur
activité ; les philosophes, pour la plupart, s’intéressent plus à l’histoire de
leur discipline qu’aux phénomènes qui se produisent sous leur nez ; les
entreprises enfin, trop souvent prisonnières de la tautologie triviale du
« business is business », refusent une réflexion dont elles auraient pourtant
grand besoin.
Il est difficile de « penser »
l’informatique parce qu’elle occupe une de ces positions charnières dont les
spécialités se détournent : il est plus facile de dévaler une pente que de se
tenir sur une crête. L’informatique articule même trois charnières :
- entre l’EHO et l’APU, entre l’être humain organisé et l’automate programmable
doué d’ubiquité ;
- entre les concepts et les processus, le « what is » et le « how to », la
pensée et l’action ;
- enfin, entre la technique et la stratégie.
Charnière entre technique et stratégie
La technique, c’est le
savoir-faire (en grec : Τέχνη). Le savoir-faire ne peut s’appliquer que si l’on
a défini auparavant le quoi faire et le pourquoi faire. Celui qui maîtrise une
technique obéit à un but dont la définition ne relève pas de la technique, même
si elle doit tenir compte du possible que l’état de l’art circonscrit.
Un travail technique, même
lorsqu’il est complexe, même lorsque sa réalisation se découpe en étapes que
l’on explore progressivement, est éclairé à la fois par la certitude du but et
par celle de l’état de l’art.
A l’opposé de la fonction du
technicien, la fonction essentielle du stratège est de gérer de l’incertitude.
L’entreprise est située dans un monde instable, où évoluent concurremment la
concurrence, les technologies, la réglementation, les besoins des clients, le
cours de l’action, la crédibilité financière etc. Alors que le processus de
production tourne dans l’entreprise avec la régularité d’un moteur, le stratège
est au périscope et, vigilant, surveille l’environnement de l’entreprise.
C’est cette vigilance qui
nourrit son rôle d’arbitre. Les techniciens de l’entreprise définissent des
projets qui visent à mieux faire fonctionner les processus ; le stratège apporte
sa valeur ajoutée propre en arbitrant entre ces projets, voire en suscitant des
projets auxquels les techniciens n’auraient pas pensé, de façon à injecter dans
l’entreprise les enseignements de sa vigilance périscopique.
Le stratège est un utilisateur
du SI, mais la façon dont il l’utilise est spécifique à sa fonction. Il ne se
sert pas des applications professionnelles qui sont les outils courants des
acteurs du processus de production ; il ne se sert pas des indicateurs de
gestion quotidiens des managers ; mais il a besoin d’un
tableau de bord
sélectif qui lui procurera les informations nécessaires sur la marche de
l’entreprise, ainsi que de la messagerie pour la communication asynchrone avec ses
collaborateurs immédiats (et aussi, dans certains cas, pour recevoir directement
des témoignages du « terrain »).
La MOA se trouve, aux côtés du
stratège, à la charnière des deux mondes de la technique et de la stratégie.
Elle assiste le stratège dans ses arbitrages, en éclairant le possible technique
et les évolutions de l’état de l’art du métier. Elle prépare pour lui un premier
tri des priorités. Elle aide à définir son tableau de bord. Enfin, elle l’aide à
prendre la mesure des dimensions stratégiques du SI.
Risques de la transition
Si la priorité de l’entreprise
réside désormais dans la dialectique entre les métiers et l’informatique, peu
d’entreprises, peu de stratèges en sont aujourd’hui clairement conscients (le
secteur bancaire est à cet égard en avance de quelques années sur les autres
secteurs d’activité). La MOA doit préparer les voies de cette prise de
conscience, et dans l’attente elle doit se tenir à l’affût pour faire progresser
l’entreprise, occasion par occasion. Cela comporte des risques : un chasseur à
l’affût peut s’endormir ; à force de répéter en vain les mêmes évidences, on
peut se transformer en radoteur et devenir inapte à l’action (voir « Servitude et
grandeur de la maîtrise d'ouvrage »).
Relations avec la direction
informatique
La direction informatique, qui
porte d’ailleurs souvent le nom de DSI, a d’abord considéré la MOA comme une
rivale ; les rapports ont été tendus. Mais la coopération s’impose, même si elle
est sans complaisance (voir « Servitude
et grandeur du DSI »).
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