Par un abus de langage que nous
adopterons ici nous-mêmes, on appelle souvent « maître d’ouvrage » tout court la personne que l’on devrait
appeler « maître d’ouvrage délégué ». Cette personne, placée
près d’un dirigeant
(président, directeur général, directeur au sein d’une entreprise),
l’assiste dans la formulation des priorités en matière de SI et dans la définition
d’un SI répondant à la stratégie (pour plus de détails sur ce partage des rôles, voir
Fonctions dans la maîtrise d’ouvrage).
L’addition d’obligations
souvent contradictoires – intellectuelles, organisationnelles ou humaines –
auxquelles ce maître d’ouvrage est soumis constitue une servitude. Celui qui
l’assume lucidement accède à la modeste grandeur qu’a évoquée Alfred de
Vigny (1797-1863) dans Servitude et grandeur militaires (1835).
- * *
- Toute entreprise est organisée
autour de quelques spécialités qu’elle maîtrise : on les appelle les
« métiers ». Il est rare que le SI figure parmi ces spécialités.
C’est le cas chez American Airlines ou chez FedEx, dont les
dirigeants connaissent parfaitement leur SI.
Le plus souvent les
compétences des métiers s’appuient sur un SI mal maîtrisé. Lorsque le spécialiste
du SI arrive dans un métier il sera d’abord impressionné par la technicité
de celui-ci : dans le cockpit d’un avion de ligne, dans un hôpital, dans une
salle de marché, dans une usine, la virtuosité des personnes qui utilisent des
équipements complexes saute aux yeux. Mais l’examen attentif fait bientôt apparaître
des carences. Le SI de l’avion de ligne ou d'un bateau de guerre est « ringard »,
car la conception de ces machines demande quelques années, après quoi elles ont
une durée de vie de quelques dizaines d'années . Le SI de
l’hôpital, pourtant vital au sens le plus précis du terme, est d’un désordre inouï.
La salle de marché, où les écrans abondent, n’est tout comme l'usine pas
vraiment bien équipée.
Tout métier, vu de près, est
par ailleurs la superposition géologique d’habitudes, vocabulaires, méthodes,
logiques, outils définis à des époques diverses et qui délimitent des micro-métiers.
Le SI reflète et pérennise le désordre sémantique et le fouillis de procédures
que chérit leur sociologie.
Il en résulte des redondances,
délais, surcoûts, erreurs dont les dirigeants s’accommodent avec
une bonhomie qui étonne. Il faudrait, semble-t-il, que l’entreprise fût menacée
dans son existence même pour qu'elle consentît à être tout simplement rigoureuse, logique, claire, méthodique. C’est
cette lutte pour la
survie qui explique que les SI du secteur « banques et assurances »
aient cinq à dix ans d’avance sur les autres.
Beaucoup de personnes
réduisent l'entreprise aux évidences triviales du « business is business ». Cependant les articulations
qu'elle opère entre la
pensée et l’action, comme entre le projet et la réalité, posent
des problèmes qui mériteraient l’attention d’un Aristote.
Beaucoup de dirigeants croient pouvoir faire traiter ces problèmes par les seuls
informaticiens. Il en résulte une confusion entre les concepts sémantiques
des métiers d'une part, les concepts techniques de la plate-forme informatique
d'autre part.
Nous allons examiner l'une
après l'autre trois dimensions pratiques de la maîtrise d'ouvrage :
Aspects
intellectuels
Situation dans l’organisation
Questions
humaines
- * *
- A l’issue d’une conférence où ces trois
dimensions avaient été présentées,
un participant (lui-même maître d’ouvrage dans une grande entreprise)
s’écria : « s’il en est ainsi, vivement la retraite ! »
Il était de ceux qui ont
besoin de croire en la rationalité de l’entreprise. Il voulait ignorer qu'étant un
organisme vivant elle a, tout comme une personne, besoin de soins médicaux
– surtout en ce qui concerne son SI, système nerveux de
l’entreprise et architecture de son langage, et donc aussi difficile à comprendre
pour elle qu’il est difficile, pour un être humain, de comprendre
son propre cerveau.
La servitude et la grandeur de
la maîtrise d’ouvrage ont attiré vers cette activité des personnes d'un profil
particulier .
Elles entendent aider l’entreprise à articuler la puissance de l’automate programmable
et la compétence de l'être humain.
Elles assument pour cela le discrédit attaché à ceux qui s'écartent du
sentier des carrières habituelles. Elles assument aussi les risques que prend
quiconque contribue à la décision sans maîtriser les budgets et sans occuper une position de force dans l’organigramme.
Elles postulent – avec un optimisme souvent contredit mais toujours renouvelé
– que la simple raison, la modeste rigueur s'imposeront à la longue par le poids de leur
évidence.
L’expérience
leur apprend à gérer la frustration, les contrariétés que comporte l'activité quotidienne, à ne
pas s’étonner de la perversité des « hommes
de pouvoir »,
à se réjouir de réalisations partielles, plus raisonnables que rationnelles, et à tenir le cap dans la durée.
C’est ainsi en effet que se construisent, dans un long accouchement, les SI
de nos entreprises.
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