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Questions humaines

20 février 2003

(voir Servitude et grandeur de la maîtrise d'ouvrage du système d'information)

Les défauts du SI sautent aux yeux du maître d’ouvrage, mais il est souvent seul à pouvoir les diagnostiquer. Les utilisateurs, s'ils pestent contre « l’informatique », sont loin de percevoir l’origine des difficultés ; elle se trouve d'ailleurs plus souvent dans leur métier que chez les informaticiens. Les dirigeants des métiers, pour leur part, ont coutume de qualifier le SI de « stratégique » mais ils ignorent que la stratégie en matière de SI se construit par de patientes, de persévérantes dispositions de détail (voir A propos de stratégie). Les dispositions que le maître d’ouvrage propose pour progresser dans la pertinence, la sobriété, la cohérence, leur paraissent mesquines, terre-à-terre en regard de l'idée emphatique qu'ils se font de la Stratégie, et d’autant moins convaincantes qu’elles risquent de soulever des problèmes de personne [1] : « pas de vagues » est la première règle de bien des dirigeants (voir Le compromis managérial).

Le maître d’ouvrage n’a d’ailleurs auprès d'eux qu’un pouvoir d’influence, de conseil. Il ne maîtrise ni les décisions ni les budgets : il est le « conseiller du prince ». C’est un rôle visible, glorieux et envié, car dans l’entreprise peu de personnes ont la possibilité de parler au président, au DG, aux DGA ou aux directeurs [2], mais comme une médaille il a deux faces. La face visible est brillante mais le conseiller du prince expérimente chaque jour l'autre face, terne et frustrante : ses avis ne sont pas souvent écoutés ; il doit attendre longtemps l’occasion propice pour faire passer une idée de bon sens ; il se fait parfois désavouer ; il arrive qu'il se croie, se sente ou se sache méprisé.

Le maître d'ouvrage, témoin de décisions malencontreuses, de budgets jetés par la fenêtre, est ainsi souvent écrasé par son impuissance devant des problèmes qui lui crèvent les yeux. Sans doute il ne reste pas muet mais l’entreprise reste sourde. Et il voit la perspective reculer à mesure que le temps passe.

Et pourtant l’entreprise bouge, même si c’est lentement et avec retard. S’il se retourne vers le passé et regarde le chemin parcouru, le maître d’ouvrage voit, non sans surprise, qu’il est résulté quelque chose de l’addition de ces journées apparemment stériles. Pas à pas, une distance a été parcourue. La vague a usé la falaise. Il a fallu pour cela se tenir à l’affût, savoir attendre pour obtenir la décision judicieuse. 

Cependant rester vigilant à l’affût est un art. Parfois, à force d’attendre, le chasseur s’endort : quand la chance se présente il la laisse passer parce qu’il ne l'a pas vue. Il peut aussi finir par radoter. Vous savez par exemple que l’entreprise devrait améliorer son référentiel et mettre en place à cette fin une analyse des données, maîtriser la qualité de ses procédures administratives en implantant de petits workflows, améliorer la définition du poste de travail etc. Vous le dites mais rien ne bouge. Vous le répétez : cela vous transforme peu à peu en perroquet. Vous devenez dogmatique, schématique. N’ayant pas, et pour cause, entamé la mise en œuvre, vous êtres privé des enseignements de l’expérience. Il y a du vrai dans ce que vous dites, mais vous êtes devenu incapable de discerner les difficultés pratiques et cela se sent. Vous êtes comme les officiers du Désert des Tartares qui vieillissent et se disqualifient dans l’attente de la bataille.

Pour éviter ce naufrage, il faut se consacrer à des réalisations partielles. Vous n’avez pas pu faire passer la « grande idée », si vraie, si juste, qui vous tient tant à cœur ? Faites donc avancer de petites affaires. Restez vigilant à l’affût de la grosse bête, mais pour meubler l’attente braconnez le petit gibier. Soyez actif et manœuvrier. Formez des compétences. Affûtez les méthodes. Tuez dans l’œuf les projets inutiles. Préparez, pour le dirigeant que vous assistez, une formulation claire des choix et priorités : même s’il ne vous suit pas entièrement il en restera quelque chose.

Constituez un réseau d’amis, de complices avec lesquels partager vos soucis, vos colères et votre analyse ; avec lesquels aussi vous pourrez ourdir la manœuvre qui orientera l'entreprise vers la décision. Si, en effet, le SI doit se construire dans la perspective d’une stratégie claire, cohérente, cette stratégie doit le plus souvent rester implicite : le processus de décision met en jeu trop de symboles pour être entièrement rationnel, qu’il s’agisse du positionnement de l’entreprise, de l’image qu’elle se fait d’elle-même ou des sphères de pouvoir que découpe son organisation.

En fait vous êtes placé à la charnière entre le monde de l'ingénieur et le monde du stratège ; si vous parvenez à assumer ce rôle pénible, si vous faites mûrir votre compréhension de ces deux mondes et de leur articulation, vous serez prêt à assumer de façon convenable la fonction de dirigeant le jour où cela vous sera demandé. 

Respecter les personnes qui travaillent dans l’entreprise, respecter les dirigeants, impose de ne pas les considérer comme des êtres parfaitement rationnels : ce sont des êtres humains de bonne volonté sans doute mais qui ont leurs limites, leurs habitudes, leurs passions. Devant les pathologies de l’entreprise le maître d’ouvrage est comme un médecin. Il doit, en usant de méthodes thérapeutiques du genre de celles de l’École de Palo Alto, mettre au service de la stratégie une tactique opportuniste.


[1] Le président d’une grande entreprise m’a dit un jour : « Je préfère ne pas donner suite à vos recommandations parce que cela poserait des problèmes de personnes ». Ainsi s'est achevée notre collaboration.

[2] De même, dans un ministère, les conseillers techniques qui travaillent au cabinet du ministre sont enviés parce qu’ils ont l’occasion de parler au ministre, de l’accompagner dans ses déplacements ou réunions. Personne ne sait qu'ils se font parfois rudement engueuler.