Questions humaines
20 février 2003
(voir Servitude et grandeur de la maîtrise d'ouvrage
du système d'information)
Les défauts du SI sautent aux
yeux du maître d’ouvrage, mais il est souvent seul à pouvoir les
diagnostiquer. Les utilisateurs, s'ils pestent contre
« l’informatique », sont loin de percevoir l’origine des
difficultés ; elle se trouve d'ailleurs plus souvent dans leur métier que chez les
informaticiens. Les dirigeants des métiers, pour leur part, ont coutume de
qualifier le SI de « stratégique » mais ils
ignorent que la stratégie en matière de SI se construit par de patientes, de
persévérantes dispositions de détail (voir A
propos de stratégie). Les dispositions que le maître d’ouvrage propose
pour progresser dans la pertinence, la sobriété, la cohérence, leur
paraissent mesquines, terre-à-terre en
regard de l'idée emphatique qu'ils se font de la Stratégie, et d’autant moins convaincantes
qu’elles risquent de soulever des problèmes de personne
: « pas de vagues » est la première règle de bien des dirigeants (voir Le compromis managérial).
Le maître d’ouvrage n’a
d’ailleurs auprès d'eux qu’un pouvoir d’influence, de conseil. Il ne maîtrise
ni les
décisions ni les budgets : il est le « conseiller du prince ».
C’est un rôle visible, glorieux et envié, car dans l’entreprise peu de
personnes ont la possibilité de parler au président, au DG, aux DGA ou aux
directeurs ,
mais comme une médaille il a deux faces.
La face visible est brillante mais le conseiller du prince expérimente chaque
jour l'autre face, terne et frustrante : ses avis ne sont pas souvent
écoutés ; il doit attendre longtemps l’occasion propice pour faire passer une idée de
bon sens ; il se fait parfois désavouer ; il arrive qu'il se
croie,
se sente ou se sache méprisé.
Le maître d'ouvrage, témoin de décisions malencontreuses, de budgets jetés
par la fenêtre, est ainsi souvent écrasé par son impuissance devant des problèmes qui lui crèvent les
yeux. Sans doute il ne reste pas muet mais l’entreprise reste sourde. Et il voit la
perspective reculer à mesure que le temps passe.
Et pourtant l’entreprise
bouge, même si c’est lentement et avec retard. S’il se retourne vers le
passé et regarde le chemin parcouru, le maître d’ouvrage voit, non sans
surprise, qu’il est résulté quelque chose de l’addition de ces journées
apparemment stériles. Pas à pas, une distance a été parcourue. La vague a usé
la falaise. Il a fallu pour cela se tenir à l’affût, savoir attendre pour obtenir la décision judicieuse.
Cependant rester
vigilant à l’affût est un art. Parfois, à force d’attendre,
le chasseur s’endort : quand la chance se présente il la laisse passer
parce qu’il ne l'a pas vue. Il peut aussi
finir par radoter. Vous savez par exemple que l’entreprise devrait améliorer son référentiel et mettre en place
à cette fin une analyse des
données, maîtriser la qualité de ses procédures administratives
en implantant de petits workflows,
améliorer la définition du poste de travail etc. Vous le dites mais rien ne bouge. Vous le répétez
: cela vous transforme
peu à peu en perroquet. Vous devenez dogmatique, schématique.
N’ayant pas, et pour cause, entamé la mise en œuvre, vous êtres privé des
enseignements de l’expérience. Il y a du vrai dans ce que vous dites, mais vous êtes devenu incapable de discerner les difficultés pratiques et cela se
sent. Vous êtes comme les officiers du Désert des Tartares qui
vieillissent et se disqualifient dans l’attente de la bataille.
Pour éviter ce naufrage, il
faut se consacrer à des réalisations partielles. Vous n’avez pas pu faire
passer la « grande idée », si vraie, si juste, qui vous tient tant
à cœur ? Faites donc avancer de petites affaires. Restez vigilant à l’affût de la grosse bête, mais pour meubler l’attente braconnez
le petit
gibier. Soyez actif et manœuvrier. Formez des compétences. Affûtez les méthodes.
Tuez dans l’œuf les projets inutiles. Préparez, pour le dirigeant que vous
assistez, une formulation claire des choix et priorités : même s’il ne
vous suit pas entièrement il en restera quelque chose.
Constituez un réseau
d’amis, de complices avec lesquels partager vos soucis, vos colères et votre
analyse ; avec lesquels aussi vous pourrez ourdir la manœuvre qui orientera l'entreprise vers la décision. Si, en effet,
le SI doit se construire dans la perspective d’une stratégie claire, cohérente,
cette stratégie doit le plus souvent rester implicite : le processus de décision met en jeu trop de symboles pour être entièrement rationnel, qu’il
s’agisse du positionnement de l’entreprise, de l’image qu’elle se fait
d’elle-même ou des sphères de pouvoir que découpe son organisation.
En fait vous êtes placé à la
charnière entre le monde de l'ingénieur et le
monde du stratège ; si vous parvenez à assumer ce rôle pénible,
si vous faites mûrir votre compréhension de ces deux mondes et de leur
articulation, vous serez prêt à assumer de façon convenable la fonction de
dirigeant le jour où cela vous sera demandé.
Respecter les personnes qui
travaillent dans l’entreprise, respecter les dirigeants, impose de ne pas
les considérer comme des êtres parfaitement rationnels : ce sont des êtres
humains de bonne volonté sans doute mais qui ont leurs limites, leurs habitudes,
leurs passions. Devant les pathologies de
l’entreprise le maître d’ouvrage est comme un médecin. Il doit, en usant de méthodes thérapeutiques
du genre de celles de l’École
de Palo Alto, mettre au service de la stratégie une tactique
opportuniste.
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