Lorsque le mot « capitalisme » apparaît dans
un écrit, il est toujours accompagné de considérations péjoratives. Souvent
l’auteur se qualifie d’« anticapitaliste » ou préconise une politique de « lutte
contre le capital ».
Ainsi vient de naître le « Nouveau Parti
Anticapitaliste ». Les écrits de Guy Debord
et de Julien Coupat, par ailleurs intéressants, vitupèrent le capitalisme – mais
sans jamais le définir exactement.
Que signifie donc ce mot « capitalisme » ?
À quoi rimerait une politique « anticapitaliste » ? Ne
sommes-nous pas dupes d'un vocabulaire sans consistance ?
* *
Si l’on regarde les choses du haut des
abstractions de la science économique, elles semblent simples : le capital, c’est le
travail accumulé incorporé dans les équipements, les bâtiments, le
savoir-faire, l’organisation. L'articulation « capital – travail », c’est celle
entre ce travail stocké, que l’on qualifie de « mort », et le flux du travail
« vivant » que nécessite la production.
Dans les modèles économiques, la production
est une fonction du capital K et du travail L, Y = f(K, L) – c'est-à-dire du travail stocké et du flux de travail. Une économie sera
dite d’autant plus « capitalistique » (et non d'autant plus capitaliste !) que
le rapport K/L y est plus élevé.
La théorie économique n’entoure donc le mot
« capital » d’aucune connotation péjorative. Selon la technique de production,
et donc selon le secteur de l’économie, le pays et la période considérés, il
existe une proportion K/L, une « intensité capitalistique », plus efficace
qu’une autre.
* *
L’économie contemporaine, qui s’appuie sur
la synergie entre la microélectronique et le logiciel, est
« ultracapitalistique » : la plus grande part du coût de production est dépensée
lors de la phase d’accumulation qui précède la mise en production (voir
e-conomie), lors de la conception et
l’organisation de la production. Celle-ci se fait ensuite de façon
automatique. Le capital est alors le seul facteur de production, la fonction
de production se réduit à Y = f(K).
Certes un tel bouleversement a des
conséquences : il transforme les conditions de l’emploi et, à travers elles, de
la vie en société. Mais rien n’indique a priori que ces conséquences
soient positives ou néfastes : elles seront ce que la société en fera, elles
dépendent de la façon dont le système productif sera aménagé et ce n’est pas
prédéterminé.
* *
Si le « capital » est un facteur de
production nécessaire et qui, en outre, devient aujourd’hui majoritaire, où est
le mal ? A quoi en veulent donc les tenants de l’« anticapitalisme » ?
Ils se réfèrent à l’analyse de
l’économie industrielle que Karl Marx a élaborée dans Le Capital. Cette
analyse porte d’une part sur le processus d’accumulation du capital, d’autre
part sur les effets de son appropriation.
Le capitalisme, dit Marx, est le
régime qui confère le pouvoir économique à une classe sociale, les
capitalistes, qui sont à la fois les propriétaires du capital accumulé et
les dirigeants des entreprises. Étant en position de force par rapport aux
travailleurs, ils les exploitent en payant le salaire le plus bas possible.
Comme par ailleurs la source de leur richesse et de leur pouvoir réside dans le
capital, ils poussent naturellement l’accumulation au maximum, et donc
finalement plus loin que ne le voudrait
l’efficacité : le capitalisme va ainsi de façon inévitable vers une crise de
suraccumulation qui le fera exploser.
* *
Lorsqu'en 1867 Marx publie Le Capital,
son analyse de l’économie industrielle est pertinente. Elle a donné des armes au
syndicalisme et aux partis de gauche dont l’action a, dans certains pays, permis
de limiter les excès du capitalisme et, paradoxalement, d’assurer sa survie en tempérant les crises que suscite son développement.
Dans d’autres pays, des « révolutionnaires »
l’ont emporté. La propriété privée du capital y a été remplacée par une
propriété collective, le pouvoir économique a été exercé non plus par des
capitalistes mais par l’État – c’est-à-dire en pratique par des institutions que
l’on a pu qualifier de « bureaucratiques ».
Le sort des salariés, des « travailleurs »,
n’a cependant pas été sensiblement meilleur – c’est le moins que l’on puisse
dire – dans les régimes « socialistes » que dans les régimes « capitalistes » ;
les bureaucrates, à l'usage, n'ont pas été des patrons plus bienveillants que ne
l'étaient les capitalistes.
L’expérience indique donc que les
révolutionnaires ont raté
quelque chose dans l’analyse de Marx – analyse qu’il faut d’ailleurs mettre à
jour car l’économie actuelle diffère sous bien des rapports de l’économie
industrielle de la fin du XIXème siècle.
* *
Il y a indéniablement quelque chose de vrai dans la critique marxiste de l’aliénation du travailleur,
de la déshumanisation qui résulte de son asservissement à la machine, à
l’organisation de l’entreprise, à l’autorité du capitaliste. Il y a quelque
chose de vrai, aussi, dans la critique de l’étatisme et de la bureaucratie que
formulent les « libéraux », dans leur revendication de la liberté
d’entreprendre.
Mais tandis que Marx considère l’être humain
présent en tout individu et qu’il s’agit de libérer de l’aliénation, les
libéraux considèrent l'être humain potentiel qui ne peut s’épanouir que
dans certains individus auxquels il faut alors laisser champ libre, car leur
action sera bénéfique pour tous.
Dans les deux cas s’exprime un conflit entre
l’individu et les institutions, seulement l’individu considéré n’est pas le
même, ni les institutions avec lesquelles il est en conflit : le travailleur de
Marx est en conflit avec l’entreprise capitaliste ; l’entrepreneur des libéraux
est en conflit avec l’État « bureaucratique ».
* *
Le conflit « capital – travail », ou
« capitalisme – socialisme », exprime et masque à la fois un conflit plus
profond, plus radical : celui qui oppose l’individu à l’institution (voir
L'institution : scandale ou
nécessité ?).
L’individu veut pouvoir agir sans entraves, déployer tout le
potentiel de son humanité, transformer enfin le monde pour le plier à ses
valeurs. Mais l’institution, avec ses règles, ses procédures, son organisation,
oppose à l’action de l’individu des barrières qui la canalisent ou l’entravent ;
elle le soumet aussi à l’autorité de ses hiérarchies.
Il y a là de quoi enrager, de quoi se
révolter ! On retrouve cette révolte dans le discours des libéraux comme
dans celui des anticapitalistes. Mais tandis que les premiers défendent une
« élite » potentielle, les autres entendent défendre tout individu. La position
des anticapitalistes est plus conforme à l’éthique ; la position des libéraux
serait plus « réaliste », si tant est qu’il soit réaliste de distinguer des
niveaux potentiels d’humanité différents chez divers individus.
La révolte de l'individu contre les
institutions est à la fois morale, esthétique et instinctive : c'est un ressort
qui, comprimé, aspire à se détendre. Un tel besoin fait fi de la logique.
« Supprimons l'État ! » s'écrie le libéral. Mais il n'admettrait certes pas que
s'effondrent des institutions comme la justice et l'armée sans lesquelles la
nation serait une proie pour les prédateurs, ni que disparaissent les réseaux
(routes, télécommunications) dont l'entreprise a tant besoin.
« Supprimons le capital, les
patrons et l'entreprise ! », s'écrie l'anticapitaliste. Mais il ne voudrait
certes pas être privé du bien-être matériel : or son logement, son alimentation,
ses vêtements, sa chère automobile, tout cela lui est fourni par des entreprises
qui ne pourraient pas fonctionner sans dirigeant, sans « patron ».
* *
Ni les uns, ni les autres ne vont au fond de
l’analyse de la dialectique entre l’individu et l’institution qui est le moteur
de leur révolte : cela les conduit à des impasses.
Le libéral, s’il pousse son raisonnement à
la limite, va jusqu’à dire que tout être humain devrait se comporter en
entrepreneur :
mais s’il n’existe que des entreprises individuelles, entretenant des rapports
marchands, l’entreprise en tant que structure organisée (donc non marchande)
s’atomise et explose. Ainsi, et de façon paradoxale, le libéralisme détruit
l’entreprise : son apologie du marché ignore le fait que l’intérieur de
l’entreprise n’est pas marchand, mais organisé.
D’un autre côté l’anticapitaliste, s’il
parvient au pouvoir, organisera la « propriété collective des moyens de
production », la « dictature du prolétariat » : dans les faits cela revient à
considérer l’ensemble de l’économie comme une gigantesque entreprise dont chaque
secteur sera géré par un ministère. La structure institutionnelle est ainsi
déplacée vers le haut, mais elle n’en est que plus lourde et sa centralisation
présente des inconvénients évidents : rigidité face à la conjoncture,
insensibilité aux conditions locales de la production, déresponsabilisation des
agents opérationnels etc.
* *
Voilà donc ce que l’expérience historique
nous a enseigné, et voilà ce que masquent les vitupérations contre le
capitalisme, contre le socialisme, et même contre l’économie, l’entreprise,
l’industrie, la technique, le progrès etc.
Ces révoltes pointent toutes vers un même
problème, indiquent toutes le même malaise : celui que l’individu éprouve devant
les institutions.
Qui n’a pas en effet, pendant son
adolescence, été révolté par le sérieux pesant, la bêtise des institutions, de
leurs réglementations, de leur autorité, lorsqu’elles s’opposent à ses désirs, à
ses besoins, à ce qui lui paraît légitime et souhaitable ? Qui n’a jamais été
indigné, à l’âge adulte, par les mensonges, l’hypocrisie, les abus d’autorité
des personnes auxquelles les institutions ont confié des fonctions légitimes ?
Qui n’a jamais souhaité s’affranchir du poids des pouvoirs ?
Mais qui aussi, si les hasards de la vie, de
la carrière, le mettent en situation de détenir un pouvoir, ne ressent pas une
ivresse, une exaltation aphrodisiaque, quand il se sent en mesure d’exercer sur
d’autres, de façon éventuellement arbitraire, le poids de ses décisions et de
son caprice ?
* *
Cette tentation, ce mensonge, cette
hypocrisie – et, symétriquement, ce malaise, cette souffrance, cette révolte –
sont les conséquences d’un fait incontournable : si l’on entend agir
pour réaliser une intention, assouvir un désir, satisfaire un besoin, il
faut sortir de la sphère mentale pour se colleter avec le monde de la nature, il
faut incarner l’intention dans les choses et, pour cela, se soumettre à
leur complexité.
Par ailleurs dès que l’action elle-même
dépasse un certain seuil de complexité elle ne peut être que collective, donc
organisée : elle ne peut être réalisée que par une institution.
La dialectique, le conflit entre l’individu
et l’institution est ainsi la concrétisation d’une autre dialectique, plus
profonde – et de nature métaphysique – entre le monde mental des
intentions, désirs et besoins, et le monde de la nature qui se présente devant
le monde mental comme terrain de l’action, à la fois obstacle et outil.
En outre l’individu à lui seul ne peut pas
construire une institution : pour organiser un travail collectif il faut une
décision elle-même collective. Une troisième dialectique apparaît alors : celle
qui assure, dans une société, la synthèse politique des intentions
individuelles. Que cette synthèse soit opérée par une démocratie, une
aristocratie, une ploutocratie, une tyrannie etc., elle comportera toujours une
sélection qui, privilégiant certaines intentions, en sacrifiera d’autres.
Enfin toute institution, une fois établie,
est elle-même le lieu d’un conflit entre sa mission (ce pour quoi elle a
été créée, l’action qu’elle doit accomplir) et son organisation (voir
Mission et organisation) : que l’organisation
tende toujours à s’émanciper de la mission en fonctionnant pour elle-même, en
visant son propre prestige et sa propre pérennité, c’est là une loi naturelle
implacable. Si l’organisation est absolument nécessaire à l’accomplissement de
la mission, elle n’est pas suffisante : il faut encore que la mission soit de
façon persévérante rappelée à l’institution.
C’est le rôle que remplissent certains
individus que j’appelle les animateurs car ils maintiennent en vie l’âme
de l’institution. Le plus souvent, l’organisation les hait et les persécute de
son mieux.
* *
C’est ce conflit entre mission et
organisation, dans lequel l’organisation a souvent le dessus, qui provoque tant
de mensonges, encourage l’hypocrisie, suscite des scandales et incite à la
révolte les personnes généreuses et honnêtes. C’est cette dialectique qui est à
la racine de l’impulsion des anticapitalistes, comme de celle des libéraux.
Il faut dire aussi que dans les dernières
décennies – depuis, en fait, que le système technique informatisé a supplanté,
dans le rôle directeur, le système technique mécanisé – le capitalisme a été
déboussolé. C'est normal en un sens, puisqu'il s'était développé avec
l'industrie, avec la mécanisation de l'économie, et que celle-ci n'est plus le
ressort de l'évolution !
L'entreprise, acteur de la biosphère, a
ainsi été soumise aux intérêts d'une seule de ses parties prenantes, celle qui
est le moins impliquée dans le processus de son fonctionnement : on lui a
assigné pour but de « créer de la valeur pour l'actionnaire ». La priorité
donnée aux fonctions financières l'a détournée de sa mission économique, qui est
de produire efficacement des choses utiles, pour l'orienter vers la « production
d'argent ».
Seul le capitalisme familial (familles
Mulliez, Michelin etc.) a pu échapper à la
dictature des actionnaires : ces « capitalistes » qui, réinvestissant une part
importante du profit, se comportent en entrepreneurs, contribuent sans
doute mieux au bien-être collectif que ne le font d'autres dirigeants, souvent
issus de l'ENA, qui font carrière à la charnière du politique et de
l'administration.
Marx avait dit que le capital remplace le
cycle M – A – M (l'argent facilite l'échange des marchandises) par le cycle A – M
– A (la marchandise facilite l'accumulation de l'argent). Notre époque a créé le
cycle court A – A : la finance produit de l'argent – mais alors le sol se dérobe
sous l'économie.
Il faut reposer les pieds par terre. La réflexion, l’effort devraient tourner
autour de la dialectique entre mission et
organisation qui traverse toute institution au lieu de s’égarer dans les
discours anticapitaliste ou libéral qui, aujourd’hui, tendent un rideau de fumée
devant les problèmes que rencontrent notre économie et notre société.
Et avec cette dialectique, il faut encore en
considérer d’autres : celle, personnelle, qui relie notre volonté à notre
action ; celle, politique, qui conduit à définir les missions des diverses
institutions puis à en animer la réalisation.
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