RECHERCHE :
Bienvenue sur le site de Michel VOLLE
Powered by picosearch  


Vous êtes libre de copier, distribuer et/ou modifier les documents de ce site, à la seule condition de citer la source.
 GNU Free Documentation License.

Le double informationnel

24 février 2009

Pour poster un commentaire


Pour lire un peu plus :
-
Restaurer le mot "informatique"
- L'exemple de l'entreprise
- Explorer l'espace logique
- Quelle est la fonction de l'entreprise ?
- Lettre à M. le PDG
- Informatisation, prédation et crise

L'expression « système d'information » est malencontreuse : elle ne correspond pas en effet à ce que nos entreprises, nos institutions sont devenues en s'informatisant.

Lorsqu'elle a été inventée en 1972, il s'agissait de souligner l'importance que l'informatique était en train de prendre dans les entreprises. « Votre entreprise a un système de production, dirent les informaticiens aux dirigeants, et aussi un système de gestion. Mais à ces deux-là s'en ajoute maintenant un troisième : le système d'information » (voir Restaurer le mot "informatique").

C'était astucieux ! Et ça a marché. Les entreprises se sont convaincues que, oui, elles avaient un système d'information. Le directeur informatique, devenu DSI, a pu obtenir une part croissante du budget (de 1980 à 2008 la part de l'informatique dans l'investissement en France est passée de 10 % à 22 %).

Mais les choses ont progressivement évolué. L'informatique s'est glissée dans la production avec l'automatisation des processus, dans la gestion avec les indicateurs, voire même dans la stratégie avec l'aide à la décision (voir L'exemple de l'entreprise).

Elle est alors devenue beaucoup plus complexe et plus subtile. Informatiser, en effet, ce n'est pas seulement automatiser : c'est aussi organiser le travail des êtres humains, donc anticiper et canaliser des comportements éventuellement aléatoires. L'informatique a désormais partie liée avec la dimension anthropologique de l'entreprise : psychologie, sociologie, culture, valeurs etc. Dès lors on ne peut plus séparer les trois systèmes comme on le faisait dans les années 1970 car production, gestion et informatique s'entrelacent comme les fils d'un même câble.

L'entreprise s'est dotée d'un double informationnel qui reflète ses concepts, ses actions, ses orientations, et lui renvoie son image. Elle fonctionne désormais autant dans l'espace sémantique, symbolique, logique des programmes et des documents (voir Explorer l'espace logique) que dans l'espace physique où se trouvent les bâtiment, les équipements, les corps des êtres humains. Son existence concrète, pratique, s'est ainsi dédoublée.

*     *

Un tel dédoublement ne pouvait pas rester sans conséquences. Il a transformé la façon dont sont mis en œuvre la mémoire et l'acquisition des compétences, dont sont exécutées et contrôlées les tâches. Il a transformé les relations entre personnes, entre niveaux de la hiérarchie, entre les établissements et la direction générale, entre les entreprises ; il a transformé jusqu'à la nature des produits et la façon de les commercialiser (voir Quelle est la fonction de l'entreprise ?) ; il procure enfin à l'entreprise, si elle sait s'y prendre, la souplesse stratégique qui lui permet de gérer l'incertitude [1].

Bref : l'informatisation a complètement chamboulé l'entreprise et aussi les autres institutions. Mais la réalité de ce changement est restée cachée à ceux qui, se disant réalistes, ne savent percevoir que ce qui s'offre immédiatement à leur vue et à leur toucher. Le double informationnel de l'entreprise, de l'institution, est en effet comme un fantôme qui ne se voit ni ne se touche : on ne peut qu'entrevoir son apparence à travers l'étroite fenêtre de l'écran.

Seuls ceux qui consacrent beaucoup de temps et d'attention à son examen, à son étude, finissent par le connaître et peuvent évaluer ses implications. Pour transmettre cette expérience à d'autres leur faut user de métaphores : ils peuvent, par exemple, comparer l'architecture du système d'information à celle d'une maison ou d'une ville (d'où l'expression "urbanisme"), et le comportement de l'utilisateur à celui du conducteur d'une voiture.

Pour évoquer l'effet de l'informatisation sur la société ils doivent recourir à d'autres métaphores : le comparer par exemple aux émergences de la parole, de l'écriture, de l'impression, de la diffusion des livres. Le premier double informationnel, c'est en effet le langage ; et au bout de la chaîne se trouve la culture, qui redouble et féconde l'expérience individuelle...

*     *

Oui, c'est à ce niveau de profondeur que se situent et l'informatisation, et ses effets. J'ose dire que rien n'est plus important, à notre époque, que de les expérimenter, les explorer et les comprendre car ils transforment notre société, notre travail, nos entreprises et jusqu'à nos vies elles-mêmes.

Mais le fait est que la plupart des personnes cultivées croient pouvoir et même devoir mépriser l'informatique, ignorer ce phénomène qui se produit sous leur nez : ce ne sont pas là, pensent-elles, des choses importantes.

Ce déni s'explique pour partie par des raisons sociologiques. Elles considèrent les informaticiens comme des tâcherons, des hilotes qui parlent un sabir qu'elles refusent d'apprendre - et ce refus est d'autant plus énergique qu'il est, en effet, fort pénible d'apprendre un langage de programmation, de se plier aux conventions souvent inélégantes que les informaticiens ont adoptées.

Elles ont par ailleurs confusément retenu les enseignements de Martin Heidegger et de Jacques Ellul, relayés par des penseurs comme Ivan Illich, Jean Baudrillard et autres Paul Virilio : la technique est mauvaise [2]. Or l'informatique est une technique, donc l'informatique est mauvaise : syllogisme impeccable.

Une autre explication de leur déni, c'est tout simplement que l'informatique est nouvelle. Les philosophes se forment par la lecture et la méditation des grands textes de leur discipline et aucun de ces textes, évidemment, ne mentionne l'informatique : étant absente de leur formation, elle n'apparaîtra jamais sur leur horizon intellectuel [3].

Si l'informatique avait existé à l'époque d'Aristote il en aurait assurément parlé. Mais si apparaissait aujourd'hui un autre Aristote, et qui sache en parler, les philosophes fermeraient leurs oreilles : ils ne veulent connaître que celui qui vivait au IVe siècle avant notre ère.

Résumons : l'informatique est jugée méprisable, mauvaise et sans importance. Les personnes distinguées, cultivées, se font gloire de l'ignorer. Celui qui s'intéresse à l'informatique se classe donc ipso facto, à leurs yeux, parmi les personnes incultes et vulgaires ; il ne sera jamais coopté pour accéder au cercle des dirigeants ni à la légitimité médiatique.

Il faut du courage pour braver un tel interdit et jamais ceux, nombreux, pour qui seule importe leur carrière ne prendront ce risque.

*     *

Alors que l'industrialisation débutait, au XVIIIe siècle, les physiocrates voyaient dans la fécondité de la nature l'origine de toute richesse : seules comptaient à leurs yeux l'agriculture, l'élevage et les mines. Ils jugeaient stériles l'industrie et le commerce, car ils ne font que transformer les produits de la nature.

Ceux qui, aujourd'hui, jugent les services « improductifs » font une erreur analogue, ainsi que ceux qui ignorent l'informatisation. Tandis que le monde a changé de pivot les penseurs regardent ailleurs et les dirigeants, ces arbitres de l'importance, s'occupent de bien autre chose.

Il n'est pas étonnant alors que des catastrophes se produisent ! Car l'informatisation apporte autant de risques que de possibilités  - et quand on la laisse fonctionner comme un marteau sans maître, cela fait inévitablement des dégâts (voir Informatisation, prédation et crise).

Regardez les « explications » de la crise financière qui abondent dans les médias. On l'explique par le comportement des financiers, alors que c'est ce comportement qu'il faut expliquer, et on propose... des remèdes financiers. La réflexion tourne comiquement en cercle, comme un chat qui tente d'attraper sa queue.

Tout s'éclaire par contre si l'on a compris, si l'on a réalisé, que l'informatisation provoque aujourd'hui des changements (techniques, économiques, anthropologiques, géopolitiques) d'une ampleur comparable à ceux qu'a suscités l'industrialisation à partir du XVIIIe siècle. Cette fameuse crise financière apparaît alors comme un épisode, certes spectaculaire, d'une crise d'inadéquation de nos comportements, d'inadaptation de nos actions, beaucoup plus profonde et aussi beaucoup plus grave (voir Comprendre la crise).

__________

[1] Vincent Desportes, Décider dans l'incertitude, Economica, 2007. Ce livre traite du métier des armes mais on peut en tirer d'utiles enseignements pour l'entreprise.

[2] La technique, c'est le savoir-faire qui procure à l'action son efficacité. Les penseurs qui la disent mauvaise visent en fait non la technique, mais le culte de l'efficacité pour elle-même indépendamment du but poursuivi.

[3] Un lecteur attentif m'a signalé ce que dit Michel Serres sur les « nouvelles technologies ». En regardant cette vidéo il m'est apparu une fois de plus que si Serres est assez intelligent pour sentir que quelque chose se passe, il n'a pas fait assez d'efforts pour voir exactement de quoi il retourne. Ainsi il parle d'abondance, mais il gâche le métier.