L'expression « système d'information » est
malencontreuse : elle ne correspond pas en effet à ce que nos entreprises, nos
institutions sont devenues en s'informatisant.
Lorsqu'elle a été inventée en
1972, il s'agissait de souligner l'importance que l'informatique était en train de
prendre dans les entreprises. « Votre entreprise a un système de production,
dirent les informaticiens aux dirigeants, et aussi un système de gestion.
Mais à ces deux-là s'en ajoute maintenant un troisième : le système d'information » (voir
Restaurer le mot "informatique").
C'était astucieux ! Et ça a marché. Les
entreprises se sont convaincues que, oui, elles avaient un système
d'information. Le directeur informatique, devenu DSI, a pu obtenir
une part croissante du budget (de 1980 à 2008 la part de
l'informatique dans l'investissement en France est passée de 10 % à 22 %).
Mais les choses ont progressivement évolué.
L'informatique s'est glissée dans la production avec l'automatisation des
processus, dans la gestion avec les indicateurs, voire même dans la stratégie
avec l'aide à la décision (voir
L'exemple de l'entreprise).
Elle est alors devenue beaucoup plus
complexe et plus subtile. Informatiser, en effet, ce n'est pas seulement
automatiser : c'est aussi organiser le travail des êtres humains, donc anticiper
et canaliser des comportements éventuellement aléatoires. L'informatique a
désormais partie liée avec la
dimension anthropologique de l'entreprise : psychologie, sociologie, culture,
valeurs etc. Dès lors on ne peut plus séparer les trois
systèmes comme on le faisait dans les années 1970
car production, gestion et informatique s'entrelacent comme les fils d'un même
câble.
L'entreprise s'est dotée d'un double informationnel qui reflète ses
concepts, ses actions, ses orientations, et lui renvoie son image. Elle
fonctionne désormais autant dans l'espace sémantique, symbolique, logique des
programmes et des documents (voir Explorer
l'espace logique) que dans l'espace physique où se trouvent les bâtiment,
les équipements, les corps des êtres humains. Son existence concrète, pratique, s'est
ainsi dédoublée.
* *
Un tel dédoublement ne pouvait pas rester sans conséquences.
Il
a transformé la façon dont sont mis en œuvre la mémoire et l'acquisition des
compétences, dont
sont exécutées et contrôlées les tâches. Il a transformé les relations entre
personnes, entre niveaux de la hiérarchie, entre les établissements et la
direction générale, entre les entreprises ; il a transformé jusqu'à la nature des
produits et la façon de les commercialiser (voir Quelle
est la fonction de l'entreprise ?) ; il procure enfin à l'entreprise,
si elle sait s'y prendre, la souplesse stratégique qui lui permet de gérer
l'incertitude .
Bref : l'informatisation a complètement
chamboulé l'entreprise et aussi les autres institutions. Mais la réalité de ce
changement est restée cachée à ceux qui, se disant réalistes, ne savent
percevoir que
ce qui s'offre immédiatement à leur vue et à leur toucher. Le double informationnel de
l'entreprise, de l'institution, est en effet comme un fantôme qui ne se voit ni
ne se touche : on ne peut qu'entrevoir son apparence à travers l'étroite fenêtre
de l'écran.
Seuls ceux qui consacrent beaucoup de temps
et d'attention à son examen, à son étude, finissent par le
connaître et peuvent évaluer ses implications. Pour transmettre cette expérience à
d'autres leur faut user de métaphores : ils peuvent, par exemple,
comparer l'architecture du système d'information à celle d'une maison ou d'une
ville (d'où l'expression "urbanisme"), et le
comportement de l'utilisateur à celui du conducteur d'une voiture.
Pour évoquer l'effet de l'informatisation
sur la société ils doivent recourir à d'autres métaphores : le comparer par
exemple aux émergences de la parole, de l'écriture, de l'impression, de la
diffusion des livres. Le premier double informationnel, c'est en effet le
langage ; et au bout de la chaîne se trouve la culture, qui redouble et féconde l'expérience
individuelle...
* *
Oui, c'est à ce niveau de profondeur
que se situent et l'informatisation, et ses effets. J'ose dire que rien n'est
plus important, à notre époque, que de les expérimenter, les explorer et les
comprendre car ils transforment notre société, notre travail, nos entreprises et
jusqu'à nos vies elles-mêmes.
Mais le fait est que la plupart des
personnes cultivées croient pouvoir et même devoir mépriser l'informatique,
ignorer ce phénomène qui se produit sous leur nez : ce ne sont pas là,
pensent-elles, des choses importantes.
Ce déni s'explique pour partie par des
raisons sociologiques. Elles considèrent les informaticiens comme des
tâcherons, des hilotes qui parlent un sabir qu'elles refusent
d'apprendre - et ce refus est d'autant plus énergique qu'il est, en effet, fort
pénible d'apprendre un langage de programmation, de se plier aux conventions
souvent inélégantes que
les informaticiens ont adoptées.
Elles ont par ailleurs confusément retenu
les enseignements de Martin Heidegger et de Jacques Ellul, relayés par des
penseurs comme Ivan Illich, Jean Baudrillard et autres Paul Virilio : la technique
est mauvaise
. Or l'informatique est une technique, donc l'informatique est
mauvaise : syllogisme impeccable.
Une autre explication de leur déni, c'est
tout simplement que l'informatique est nouvelle. Les philosophes se
forment par la lecture et la méditation des grands textes de leur discipline et
aucun de ces textes, évidemment, ne mentionne l'informatique : étant absente de
leur formation, elle n'apparaîtra jamais sur leur horizon
intellectuel
.
Si l'informatique avait existé à l'époque
d'Aristote il en aurait assurément parlé. Mais si apparaissait aujourd'hui un
autre Aristote, et qui sache en parler, les philosophes fermeraient leurs
oreilles : ils ne veulent connaître que celui qui vivait au
IVe siècle avant notre ère.
Résumons : l'informatique est jugée méprisable,
mauvaise et sans importance. Les personnes distinguées, cultivées, se font
gloire de l'ignorer. Celui qui s'intéresse à l'informatique se classe donc ipso
facto, à leurs yeux, parmi les personnes incultes et vulgaires ; il ne sera
jamais coopté pour accéder au cercle des dirigeants ni à la légitimité
médiatique.
Il faut du courage pour braver un tel
interdit et jamais ceux, nombreux, pour qui seule importe leur carrière
ne prendront ce risque.
* *
Alors que l'industrialisation débutait, au
XVIIIe
siècle, les physiocrates voyaient dans
la fécondité de la nature l'origine de toute richesse : seules comptaient à
leurs yeux l'agriculture, l'élevage et les mines. Ils jugeaient stériles
l'industrie et le commerce, car ils ne font que transformer les produits de la
nature.
Ceux qui, aujourd'hui, jugent les services
« improductifs » font une erreur analogue, ainsi que ceux qui ignorent
l'informatisation. Tandis que le monde a changé de pivot les penseurs regardent
ailleurs et les dirigeants, ces arbitres de l'importance, s'occupent de bien
autre chose.
Il n'est pas étonnant alors que des
catastrophes se produisent ! Car l'informatisation apporte autant de risques
que de possibilités - et quand on la laisse fonctionner comme un marteau sans maître,
cela fait inévitablement des dégâts (voir
Informatisation, prédation et
crise). Regardez les
« explications » de la crise financière qui abondent dans les médias. On
l'explique par le comportement des financiers, alors que c'est ce comportement
qu'il faut expliquer, et on propose... des remèdes financiers. La réflexion
tourne comiquement en cercle, comme un chat qui tente d'attraper sa queue.
Tout s'éclaire par contre si l'on a compris,
si l'on a réalisé, que l'informatisation provoque aujourd'hui des
changements (techniques, économiques, anthropologiques, géopolitiques) d'une
ampleur comparable à ceux qu'a suscités l'industrialisation à partir du XVIIIe
siècle. Cette fameuse crise financière apparaît alors comme un épisode, certes
spectaculaire, d'une crise d'inadéquation de nos comportements, d'inadaptation
de nos actions, beaucoup plus profonde et aussi beaucoup plus grave (voir
Comprendre la crise). __________
Vincent Desportes, Décider dans l'incertitude, Economica, 2007. Ce livre
traite du métier des armes mais on peut en tirer d'utiles enseignements pour
l'entreprise.
La technique, c'est le savoir-faire qui procure à l'action son
efficacité. Les penseurs qui la disent mauvaise visent en fait non la
technique, mais le culte de l'efficacité pour elle-même indépendamment du but
poursuivi.
Un lecteur attentif m'a signalé
ce que dit Michel Serres sur les « nouvelles technologies ». En regardant
cette vidéo il m'est apparu une fois de plus que si Serres est assez intelligent
pour sentir que quelque chose se passe, il n'a pas fait assez d'efforts pour
voir exactement de quoi il retourne. Ainsi il parle d'abondance, mais il gâche
le métier. |