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Quelle est la fonction de l’entreprise ?

30 septembre 2007

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Pour lire un peu plus :

-
Qu'est-ce qu'une entreprise ?
-
A la recherche de la stratégie
- L’entreprise suicidaire
-
Le SI dans la sociologie de l'entreprise
- Histoire des techniques
- e-conomie

L’entreprise peut, comme toute institution et comme tout être naturel, être considérée selon des points de vue divers : ceux des actionnaires, des dirigeants, des gestionnaires, des comptables, des agents opérationnels, des syndicalistes etc.

À chacun de ces points de vue correspond une définition de l’entreprise : il est donc impossible de la réduire à une définition unique, à une « essence » (selon le vocabulaire aristotélicien). Cela conduit à mettre en doute la réalité de l’entreprise, qui relèverait du mythe (selon le vocabulaire platonicien) ou de l’idéologie (selon le vocabulaire marxiste) : on peut évoquer ainsi les mythes de la réalisation individuelle ou éthique, de l’intérêt collectif, de la régulation, du refuge sociétal etc.

*     *

Ces mythes existent, ils ont des effets, mais ne convient-il pas d’en faire abstraction si l’on veut élucider la fonction de l’entreprise, c’est-à-dire ce qu’elle fait, ce qu’elle produit ?

Le concept clé sera celui d’activité : l’entreprise consomme des intrants (inputs), utilise des facteurs de production (capital, travail), met en œuvre des techniques et produit des extrants (outputs).

Si l’utilité des extrants est supérieure à celle des intrants, l’entreprise apparaît comme la boîte noire où s’élabore la valeur ajoutée : elle s’intercale entre la nature, qui fournit les matières premières, et les êtres humains auxquels elle procure le bien-être. Elle joue, dans la biosphère, un rôle analogue à celui de la cellule dans un être vivant.

Ce point de vue est tellement simple qu’on peut le croire simpliste. Mais l’ignorer reviendrait à faire abstraction de la fonction physique de l’entreprise, de son rôle dans le rapport entre les êtres humains et la nature, de la transformation qu’elle apporte à celle-ci, du bien-être qu’elle nous procure[1].

L’adopter permet par contre de considérer la liste des intrants, la nature, la qualité, la diversité des extrants, leur adéquation aux besoins (utilité) et la consistance de la valeur ajoutée. Une bonne part du raisonnement écologique est suspendue à cette analyse : les ressources non renouvelables que l’entreprise consomme sont-elles convenablement évaluées ? Parmi les extrants, certains (pollution, désordre de l’urbanisme) n’ont-ils pas une valeur négative ?

Notons que seul le bien-être est l’objet de l’économie, de l’entreprise. Que le bien-être ne soit pas le bonheur, chacun l’expérimente dans sa vie personnelle. Sans doute ne peut-on trouver le bonheur que dans la maturité et la sagesse, mais la conscience de l’utilité du travail que l’on fait y contribue : parmi les procédés qu’utilise un tortionnaire pour détruire la dignité de sa victime, le plus efficace est de la contraindre à un travail inutile (creuser des trous qu’elle devra ensuite boucher etc.).

Certains médisent de l’entreprise parce qu’elle ne les rend pas heureux. Ils seraient pourtant assurément contrariés s’il leur fallait se priver de ses produits : machine à laver, voiture, télévision, téléphone, et jusqu’aux magasins où l’on trouve chaque jour de quoi se vêtir et se nourrir… Revenir à la chasse et à la cueillette, renoncer à la production, cela peut alimenter une rêverie mais elle ne sera jamais sincère.

*     *

Sachant ce que l’entreprise produit, il faut encore ouvrir cette boîte noire pour savoir comment elle produit. On examinera son organisation, les techniques qu’elle met en œuvre, les équipements qui constituent son capital fixe.

Ces aspects de l’entreprise obéissent à des dynamiques qui s’entrecroisent (dimensionnement et investissement ; innovation de produit et de procédé ; compétences et formation ; pouvoirs de décision légitimes etc.) : autant d’enjeux psychologiques, sociologiques, voire culturels que révèle l’analyse tout comme, dans une cellule, elle révèle les mécanismes de l’ADN et des mitochondries.

Celui qui entreprend de créer, animer, diriger une entreprise ne doit pas ignorer ces dynamiques, mais les considérer ne contredit en rien la fonction de l’entreprise qui est et reste celle-ci : organiser le travail humain afin de produire efficacement des choses utiles.

Cette fonction, résumant le rôle de l’entreprise dans la biosphère, est plus fondamentale que les enjeux dont l’entreprise est l’objet (ou la proie) comme « produire du profit », « accroître la capitalisation boursière », « créer des emplois », « distribuer du pouvoir d’achat aux salariés », « contribuer à la puissance de la Nation » etc., même s’ils peuvent motiver l’action des agents

L’histoire de l’entreprise n’est d’ailleurs rien d’autre que l’histoire de son organisation, de l’artisanat médiéval à l’industrie au XVIIIème siècle en passant par le mercantilisme, puis à l’entreprise moderne vers 1880, enfin à l’entreprise contemporaine autour de 1975 [2].

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Dans l’entreprise contemporaine, le produit est un assemblage de biens et de services élaboré par des entreprises en partenariat ; le régime de concurrence monopoliste, sous lequel s’établit l’équilibre de cette économie, implique que l’entreprise sache « ravir » le client sous les deux acceptions du terme, séduire et captiver (ou capturer).

J’ai montré ailleurs [3] que cette économie-là résulte, de façon endogène, de l’automatisation de la production et de la forme que celle-ci confère à la fonction de coût.

Mais l’entreprise n’a pas plus d’intention, que n’en a une cellule vivante – et s’il convient d’être attentif aux dangers que présente une forme d’organisation en regard des valeurs et priorités humaines, il faut également voir ce qu’elle peut leur apporter.

*     *

Le fait est que l’on rencontre, dans l’entreprise contemporaine, autant de traits positifs que de traits inquiétants.

Le marketing, dont la mission essentielle était dans l’économie moderne de gaver le consommateur de produits standardisés, est devenu dans l’économie contemporaine une technique statistique au service d’une science, l’analyse des besoins, d’où résulte une segmentation de la clientèle. Que l’entreprise devienne attentive aux besoins, qu’elle se mette au service du client, qu’elle personnalise la relation avec lui (ou du moins qu’elle réalise une personnalisation approchée par le moyen de la segmentation), faut-il le lui reprocher ?

Le consommateur d’aujourd’hui tolère de moins en moins les comportements impérieux, ou impériaux, que certaines entreprises ont hérité de leur passé ; il trouve naturel que l’entreprise le connaisse, le reconnaisse et le traite en conséquence, alors que cela suppose des prouesses dans les systèmes d’information.

Au respect envers le client répond, dans l’entreprise contemporaine, le respect envers les salariés. Comme la production physique est automatisée l’essentiel de la force de travail est en effet employée à la conception des nouveaux produits ou à la relation avec les clients. Or on ne peut pas employer des concepteurs si on ne sait pas écouter ce qu’ils ont à dire, et il faut savoir écouter aussi les comptes rendus des agents opérationnels à qui l’on a délégué la relation avec les clients.

Certes, beaucoup d’entreprises n’ont pas encore compris ces exigences et certaines préféreront mourir plutôt que de s’y adapter[4]. On peut craindre qu’il n’en soit de même des institutions que l’économie moderne avait sécrétées et qui lui étaient étroitement ajustées (éducation, santé, retraite, emploi, justice, parlement etc.).

Mais de toutes les institutions, l’entreprise est celle qui est le mieux capable de s’adapter à l’économie contemporaine : sa démographie est continuellement renouvelée par décès et naissances, ce qui n’est assurément pas le cas de ministères comme l’Éducation nationale ou la Justice, ni d’un grand « système » comme le système de santé.

*     *

C’est dans l’obsolescence généralisée des institutions que résident les pires dangers. L’économie contemporaine est en effet, toujours en raison de l’automatisation, l’économie du risque maximum : la totalité du coût de production des biens est dépensée lors de la programmation et de la mise en place de l’automate, avant que la première unité du bien ne soit vendue, avant donc que l’entreprise n’ait reçu la première réponse du marché et n’ait pu prendre connaissance des initiatives de ses concurrents.

Il en résulte une montée à l’extrême des tentations et avec elles de la criminalité en col blanc : corruption, rétrocommissions, caisses noires, blanchiment, fausses annonces, manipulations des comptes, délits d'initié se répandent comme une épidémie ; des prédateurs se glissent parmi les chefs d’entreprise et usurpent le titre d’entrepreneur ; le bon milieu social où se recrutent les dirigeants copine avec le milieu tout court ; l’informatique et les réseaux apportent à ces malfaiteurs des outils d’une puissance inédite[5]. Les magistrats, pris au dépourvu par ces phénomènes nouveaux, tapent au hasard dans le tas.

Dès lors en effet le client peut se trouver captif, « ravi » par des manipulations médiatiques qui s’enracinent non dans le respect mais dans le mépris, non dans le service mais dans la domination[6].

Mais on ne peut diagnostiquer et prescrire, là encore, que si l’on a pris d’abord une claire conscience de la nature physique du phénomène, et aussi des aspects positifs qu’il comporte et sur lesquels l’entrepreneur pourra appuyer le levier de son action.


[1] Ainsi dire que le téléphone sert à se parler à distance est assurément simplet, pourtant c’est ce fait qu’il faut considérer avant d’élaborer la théorie du réseau dans toute sa complexité.

[2] Jean-Luc Gréau, L’avenir du capitalisme, Gallimard 2005 ; Bertrand Gille, Histoire des techniques, Gallimard 1978.

[3] Michel Volle, e-conomie, Economica 2000.

[5] Lorsque le président de la République dit qu’il convient de « dépénaliser le droit des affaires » il entend sans doute mettre un terme à certains abus, mais on peut craindre que l’appareil judiciaire ne puisse pas apprendre à distinguer, parmi les dirigeants, les prédateurs des entrepreneurs.

[6] « Dans une perspective ”business”, soyons réalistes : à la base, le métier de TF1, c’est d’aider Coca-Cola, par exemple, à vendre son produit. Or pour qu’un message publicitaire soit perçu, il faut que le cerveau du téléspectateur soit disponible. Nos émissions ont pour vocation de le rendre disponible : c’est-à-dire de le divertir, de le détendre pour le préparer entre deux messages. Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible. » (Patrick Le Lay, in Les dirigeants face au changement, Éditions du Huitième Jour, 2004, p. 92 et 93).