L’entreprise peut, comme toute institution
et comme tout être naturel, être considérée selon des points de vue divers :
ceux des actionnaires, des dirigeants, des gestionnaires, des comptables, des
agents opérationnels, des syndicalistes etc.
À chacun de ces points de vue correspond une
définition de l’entreprise : il est donc impossible de la réduire à une
définition unique, à une « essence » (selon le vocabulaire aristotélicien). Cela
conduit à mettre en doute la réalité de l’entreprise, qui relèverait du mythe
(selon le vocabulaire platonicien) ou de l’idéologie (selon le vocabulaire
marxiste) : on peut évoquer ainsi les mythes de la réalisation individuelle ou
éthique, de l’intérêt collectif, de la régulation, du refuge sociétal etc.
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Ces mythes existent, ils ont des effets,
mais ne convient-il pas d’en faire abstraction si l’on veut élucider la
fonction de l’entreprise, c’est-à-dire ce qu’elle fait, ce qu’elle
produit ?
Le concept clé sera celui d’activité :
l’entreprise consomme des intrants (inputs), utilise des facteurs de
production (capital, travail), met en œuvre des techniques et produit des
extrants (outputs).
Si l’utilité des extrants est supérieure à
celle des intrants, l’entreprise apparaît comme la boîte noire où s’élabore la
valeur ajoutée : elle s’intercale entre la nature, qui fournit les matières
premières, et les êtres humains auxquels elle procure le bien-être. Elle joue,
dans la biosphère, un rôle analogue à celui de la cellule dans un être vivant.
Ce point de vue est tellement simple qu’on
peut le croire simpliste. Mais l’ignorer reviendrait à faire abstraction de la
fonction physique de l’entreprise, de son rôle dans le rapport entre les
êtres humains et la nature, de la transformation qu’elle apporte à celle-ci, du
bien-être qu’elle nous procure.
L’adopter permet par contre de considérer la
liste des intrants, la nature, la qualité, la diversité des extrants, leur
adéquation aux besoins (utilité) et la consistance de la valeur ajoutée.
Une bonne part du raisonnement écologique est suspendue à cette analyse : les
ressources non renouvelables que l’entreprise consomme sont-elles convenablement
évaluées ? Parmi les extrants, certains (pollution, désordre de l’urbanisme)
n’ont-ils pas une valeur négative ?
Notons que seul le bien-être est l’objet de
l’économie, de l’entreprise. Que le bien-être ne soit pas le bonheur, chacun
l’expérimente dans sa vie personnelle. Sans doute ne peut-on trouver le bonheur
que dans la maturité et la sagesse, mais la conscience de l’utilité du travail
que l’on fait y contribue : parmi les procédés qu’utilise un tortionnaire pour
détruire la dignité de sa victime, le plus efficace est de la contraindre à un
travail inutile (creuser des trous qu’elle devra ensuite boucher etc.).
Certains médisent de l’entreprise parce
qu’elle ne les rend pas heureux. Ils seraient pourtant assurément contrariés
s’il leur fallait se priver de ses produits : machine à laver, voiture,
télévision, téléphone, et jusqu’aux magasins où l’on trouve chaque jour de quoi
se vêtir et se nourrir… Revenir à la chasse et à la cueillette, renoncer à la
production, cela peut alimenter une rêverie mais elle ne sera jamais sincère.
* *
Sachant ce que l’entreprise produit, il faut
encore ouvrir cette boîte noire pour savoir comment elle produit. On
examinera son organisation, les techniques qu’elle met en œuvre, les équipements
qui constituent son capital fixe.
Ces aspects de l’entreprise obéissent à des
dynamiques qui s’entrecroisent (dimensionnement et investissement ; innovation
de produit et de procédé ; compétences et formation ; pouvoirs de décision
légitimes etc.) : autant d’enjeux psychologiques, sociologiques, voire culturels
que révèle l’analyse tout comme, dans une cellule, elle révèle les mécanismes de
l’ADN et des mitochondries.
Celui qui entreprend de créer,
animer, diriger une entreprise ne doit pas ignorer ces dynamiques, mais les
considérer ne contredit en rien la fonction de l’entreprise qui est et
reste celle-ci : organiser le travail humain afin de produire efficacement
des choses utiles.
Cette fonction, résumant le rôle de
l’entreprise dans la biosphère, est plus fondamentale que les enjeux dont
l’entreprise est l’objet (ou la proie) comme « produire du profit », « accroître
la capitalisation boursière », « créer des emplois », « distribuer du pouvoir
d’achat aux salariés », « contribuer à la puissance de la Nation » etc., même
s’ils peuvent motiver l’action des agents
L’histoire de l’entreprise n’est d’ailleurs
rien d’autre que l’histoire de son organisation, de l’artisanat médiéval à
l’industrie au XVIIIème siècle en passant par le mercantilisme, puis
à l’entreprise moderne vers 1880, enfin à l’entreprise contemporaine autour de
1975
.
* *
Dans l’entreprise contemporaine, le produit
est un assemblage de biens et de services élaboré par des entreprises en
partenariat ; le régime de concurrence monopoliste, sous lequel s’établit
l’équilibre de cette économie, implique que l’entreprise sache « ravir » le
client sous les deux acceptions du terme, séduire et captiver (ou
capturer).
J’ai montré ailleurs
que cette économie-là résulte, de façon endogène, de l’automatisation de la
production et de la forme que celle-ci confère à la fonction de coût.
Mais l’entreprise n’a pas plus d’intention,
que n’en a une cellule vivante – et s’il convient d’être attentif aux dangers
que présente une forme d’organisation en regard des valeurs et priorités
humaines, il faut également voir ce qu’elle peut leur apporter.
* *
Le fait est que l’on rencontre, dans
l’entreprise contemporaine, autant de traits positifs que de traits inquiétants.
Le marketing, dont la mission essentielle
était dans l’économie moderne de gaver le consommateur de produits standardisés,
est devenu dans l’économie contemporaine une technique statistique au service
d’une science, l’analyse des besoins, d’où résulte une segmentation de la
clientèle. Que l’entreprise devienne attentive aux besoins, qu’elle se mette au
service du client, qu’elle personnalise la relation avec lui (ou du moins
qu’elle réalise une personnalisation approchée par le moyen de la segmentation),
faut-il le lui reprocher ?
Le consommateur d’aujourd’hui tolère de
moins en moins les comportements impérieux, ou impériaux, que certaines
entreprises ont hérité de leur passé ; il trouve naturel que l’entreprise le
connaisse, le reconnaisse et le traite en conséquence, alors que cela suppose
des prouesses dans les systèmes d’information.
Au respect envers le client répond, dans
l’entreprise contemporaine, le respect envers les salariés. Comme la production
physique est automatisée l’essentiel de la force de travail est en effet
employée à la conception des nouveaux produits ou à la relation avec les
clients. Or on ne peut pas employer des concepteurs si on ne sait pas écouter ce
qu’ils ont à dire, et il faut savoir écouter aussi les comptes rendus des agents
opérationnels à qui l’on a délégué la relation avec les clients.
Certes, beaucoup d’entreprises n’ont pas
encore compris ces exigences et certaines préféreront mourir plutôt que de s’y
adapter.
On peut craindre qu’il n’en soit de même des institutions que l’économie moderne
avait sécrétées et qui lui étaient étroitement ajustées (éducation, santé,
retraite, emploi, justice, parlement etc.).
Mais de toutes les institutions,
l’entreprise est celle qui est le mieux capable de s’adapter à l’économie
contemporaine : sa démographie est continuellement renouvelée par décès et
naissances, ce qui n’est assurément pas le cas de ministères comme l’Éducation
nationale ou la Justice, ni d’un grand « système » comme le système de santé.
* *
C’est dans l’obsolescence généralisée des
institutions que résident les pires dangers. L’économie contemporaine est en
effet, toujours en raison de l’automatisation, l’économie du risque maximum :
la totalité du coût de production des biens est dépensée lors de la
programmation et de la mise en place de l’automate, avant que la première unité
du bien ne soit vendue, avant donc que l’entreprise n’ait reçu la première
réponse du marché et n’ait pu prendre connaissance des initiatives de ses
concurrents.
Il en résulte une montée à l’extrême des
tentations et avec elles de la criminalité en col blanc : corruption,
rétrocommissions, caisses noires, blanchiment, fausses annonces, manipulations
des comptes, délits d'initié se répandent comme une épidémie ; des prédateurs se glissent parmi
les chefs d’entreprise et usurpent le titre d’entrepreneur ; le bon milieu
social où se recrutent les dirigeants copine avec le milieu tout court ;
l’informatique et les réseaux apportent à ces malfaiteurs des outils d’une
puissance inédite.
Les magistrats, pris au dépourvu par ces phénomènes nouveaux, tapent au hasard
dans le tas.
Dès lors en effet le client peut se trouver
captif, « ravi » par des manipulations médiatiques qui s’enracinent non dans le
respect mais dans le mépris, non dans le service mais dans la domination.
Mais on ne peut diagnostiquer et prescrire,
là encore, que si l’on a pris d’abord une claire conscience de la nature
physique du phénomène, et aussi des aspects positifs qu’il comporte et sur
lesquels l’entrepreneur pourra appuyer le levier de son action.
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