J'ai fait le 19 décembre 2008, à l'aimable invitation de Joseph
Leddet, une conférence aux « Petits déjeuners de l'ENSAE ».
Variances,
la revue de l'ENSAE, m'a demandé pour son numéro de février 2009 un article où le contenu de cette conférence
serait condensé. Le voici, après les corrections éditoriales que m'a conseillées Pierre-Marie Debreuille :
* *
L'interaction informatisation/prédation aux origines de la crise
de l'économie contemporaine
Michel Volle, ENSAE 65, 8 janvier 2009
Auteur de
Prédation et prédateurs, Economica 2008
On dit que la crise économique actuelle est une crise
« financière ». Certes elle s’est amorcée dans le secteur financier. Mais en la
qualifiant ainsi, ne rate-t-on pas une cause qui, plus profonde, est
moins visible ?
L’économie des pays riches est passée, autour de 1975, d’un
système technique fondé sur la synergie entre la mécanique et la chimie à un
autre, fondé sur la synergie entre la microélectronique et le logiciel
.
Or la science économique a été créée au XVIIIe siècle
pour rendre compte de l’industrialisation. L’informatisation la déconcerte : en
transformant les conditions matérielles de la production, elle adresse un défi à
l’intellect.
La profession des économistes a naturellement un réflexe
défensif. Elle ne veut voir dans l’informatique qu’une technique parmi d’autres,
dans l’ordinateur qu’une machine de plus : ainsi il n’y aurait rien de neuf sous
le soleil. Elle est confortée dans cet aveuglement par les sophismes des gourous
médiatiques, et aussi – il faut le dire – par l’adhésion de certains informaticiens à
une conception étroitement technique de leur discipline.
* *
Le passage d’une économie mécanisée à une économie informatisée a
pourtant des implications profondes.
La machine assistait l’effort physique que demande la
production, l’automate assiste l’effort mental. L’interface entre la
société et la nature était assuré naguère par l’alliage entre le travail humain
et la machine, il l’est aujourd’hui par l’alliage entre le travail humain et
l’automate programmable.
Le réseau ouvre à l’action un
espace logique, ou sémantique,
où l’accès à la mémoire et la puissance informatiques s’affranchit des
contraintes géographiques. La tentation était de soumettre, voire d’assimiler
l’être humain à la machine ; elle est aujourd’hui de soumettre, voire
d’assimiler l’être humain à l’ordinateur.
Tout comme la machine l’informatique n’est ni bonne ni mauvaise :
sa puissance peut servir le pire comme le meilleur. C’est un continent nouveau
dont nous découvrons les ressources et les dangers.
Il en résulte un désordre des valeurs, un désarroi des
orientations, un affolement de l’action semblables à ce qu’ont vécu les hommes
du XIXe siècle lorsque l’économie s’industrialisait. Ils ont connu
l’urbanisation sauvage, l’exploitation effrénée de la force de travail, la lutte
des classes, les révolutions, les nationalismes, impérialismes et colonialismes,
l’industrialisation de la guerre elle-même. L’accès
légitime à l’aristocratie est passé par
la naissance sous l’ancien régime, par la fortune après la Révolution, par le
diplôme au XXe siècle. Il passe aujourd’hui par les médias.
* *
Si on se limite à l’économie et pour peu que l’on regarde les
choses froidement on voit que l’automatisation de la production, outre ses
effets sur la productivité et la structure de l’emploi, suscite une baisse du
coût marginal de production et donc l’émergence d’une fonction de coût à
rendement d’échelle croissant.
Dès lors l’équilibre économique ne peut plus obéir au régime de
concurrence parfaite. Pour éviter l’écueil d’un monopole naturel généralisé à
tous les secteurs, il s’établit sous celui de la
concurrence monopoliste : c’est
ce dernier modèle que le raisonnement doit alors prendre pour référence.
Déployons ses implications.
Chaque produit se diversifie en variétés répondant chacune aux
besoins d’un segment de marché. Il en résulte que la fonction d’utilité prend
pour argument non plus la quantité consommée des divers biens, mais la diversité
qualitative des variétés auxquelles le consommateur peut accéder. On passe ainsi
d’une économie de la quantité à une économie de la qualité : l’émergence récente
du besoin d’environnement en est une manifestation.
Comme par ailleurs le coût marginal est faible, la (quasi)
totalité du coût de production est dépensée lors de la phase de conception du
produit : que l’on pense aux puces électroniques et aux systèmes d’exploitation,
mais aussi aux automobiles et aux avions. Il en résulte une économie du
risque maximum car le coût de production, d’ailleurs poussé vers le haut par
la recherche de la qualité, est avancé en (quasi) totalité avant que
l’entreprise n’ait reçu une première réponse du marché à son offre.
Pour limiter le risque, chaque produit sera élaboré par un
partenariat d’entreprises ; par ailleurs, des services aideront le
consommateur à trouver dans la diversité des variétés celle qui lui convient,
puis à l’utiliser. Ainsi, chaque produit consiste en un assemblage de biens
et de services élaboré par un partenariat, assemblage auquel un système
d’information procure sa cohésion.
* *
Cette économie est la plus efficace, la plus productive que
l’humanité ait jamais connue. Cependant, et de façon paradoxale, elle renoue
avec les structures relationnelles de la féodalité, où une classe guerrière de
propriétaires fonciers dominait et opprimait la majorité productive de la
population. À l’échange équilibré transaction par transaction, qui caractérisait
l’économie industrialisée, succède en effet le retour à un équilibre global (et
approximatif) entre prédation et charité. L’État, qui avait été édifié comme un
rempart contre les pouvoirs féodaux, est démantelé avec la privatisation
rampante des réseaux, de la police, du système pénitentiaire, de l’armée etc.
De nombreux témoignages rendent compte de la résurgence de la
domination féodale (sous des formes nouvelles) au profit d'une classe de
prédateurs au cœur de l’économie. Il est trop facile, et trop tentant, de
récuser les témoins en disant qu’ils sont un peu tapés – ils sont en effet
sortis des rails confortables du cursus honorum
– mais on ne peut pas récuser les faits qu’ils rapportent, même si les
concepts de la comptabilité nationale et des modèles économiques n’ont pas été
conçus pour les accueillir, même si pour des raisons évidentes leur évaluation
quantitative est difficile.
L’économie d’un grand pays comme la
Russie est devenue la proie de prédateurs,
oligarques et « siloviki » issus de l’ancien KGB. Des régions entières
(Chihuahua au Mexique, Campanie, Calabre et Pouilles en Italie) sont dominées
économiquement et politiquement par une mafia. L’argent volé, évadé, détourné
représenterait 2 à 5 % du PIB mondial, soit 1 000 à 2 500 milliards de dollars
par an. 800 milliards de dollars par an seraient blanchis, sans compter la
fraude fiscale.
* *
Le prédateur est « celui qui se nourrit de proies » (Littré) : il
ne produit pas mais s’empare du bien des autres. Dans toute population, dans
toute profession existe une proportion de personnes qui ont ce goût-là, et les
autres peuvent céder à la tentation. La prédation ne sera donc jamais nulle mais
elle sera plus ou moins forte selon le contexte. On ne pourra jamais la
supprimer, mais on peut la contenir.
Il arrive que la prédation soit le fait d’un individu qui
exploite par exemple une faille qu’il a trouvée dans le système comptable ou
dans la sécurité informatique : mais elle reste alors occasionnelle. Le plus
souvent, la prédation est le fait d’un réseau de prédateurs organisés capable
d’intimider, dissuader et corrompre.
Le prédateur est vigilant, actif, rapide. Il est superficiel (il
est plus facile de prendre que de produire) mais séduisant et les médias aiment
à le représenter en action. Il a une culture à lui, et des valeurs dont rendait
compte l’adolescent de Campanie qu’a cité Saviano :
Culture de la prédation
« Je veux devenir un parrain, je veux avoir des
centres commerciaux, des boutiques et des usines, je veux avoir des femmes. Je
veux trois voitures, je veux que les gens me respectent quand j'entre quelque
part, je veux des magasins dans le monde entier. Et puis je veux mourir. Mais
comme meurent les vrais, ceux qui commandent pour de bon : je veux mourir
assassiné » (Roberto Saviano, Gomorra,
Gallimard 2007, p, 141)
L’entrepreneur crée et produit, le prédateur prend et consomme : ces deux types
d’homme sont donc à l’opposé l’un de l’autre. Mais le prédateur aime à se
déguiser en entrepreneur et par ailleurs il arrive qu’un entrepreneur, même
personnellement honnête, soit contraint de recourir à un procédé illégal. Les
apparences pouvant être trompeuses il faut pour distinguer ces deux types
d’homme examiner le résultat de leur action à moyen – long terme, et dans le
combat contre la prédation l’appareil judiciaire doit savoir user d’un fin
discernement.
* *
Le retour de la prédation est un corollaire de cette économie du
risque maximum qui est apparue avec l'informatisation. Dans cette économie, les
acteurs qui adoptent un comportement prédateur bénéficient d'un avantage
compétitif. Celui qui se refuse à corrompre les acheteurs s’expose au risque de
ne plus avoir de clients. La pratique des caisses noires alimentant commissions
occultes et rétrocommissions se généralise, on estime qu’elles représentent 40 %
du commerce international. Siemens, Total, Alcatel, Thalès y ont eu recours, et
ont fait l’objet de poursuites. La lutte contre les concurrents passe par
l’espionnage et le débauchage des experts. La segmentation tarifaire permet de
s’approprier le surplus du consommateur.
Le revenu de la mafia en Italie est estimé à 7 % du PIB, sans
compter le trafic de drogue : prêt usuraire, racket, vol, escroquerie, trafic de
déchets, contrefaçon. Cette dernière fait plus de victimes que le terrorisme car
elle alimente le commerce de médicaments et de produits alimentaires frelatés :
antigel dans la glycérine des sirops contre la toux, mélamine dans le lait des
nourrissons etc. Le trafic des déchets pollue le sol, l’eau, les produits
agricoles, la santé des personnes dans des régions entières.
Les prédateurs étant à l’affût, tout patrimoine mal protégé est
attaqué et pillé – il en est ainsi, en particulier, des
ressources naturelles des pays pauvres,
ainsi que des entreprises que le marché boursier sous-évalue : elles seront
découpées et revendues par morceau. Les paradis fiscaux (Luxembourg,
Liechtenstein, City de Londres) facilitent le blanchiment de l’argent illicite :
les mafias peuvent ainsi alimenter en tant que de besoin la trésorerie de leurs
filiales légales, ce qui confère à celles-ci un avantage compétitif évident.
Dans certaines économies le cadre honnête, l’ingénieur bien formé, n’ont pas
d’autre destin que d’être les salariés des mafieux.
Économie licite et économie illicite
« La voie criminelle prend le relais lorsque la
branche légale est en crise. Si l'on manque de liquidités, on émet de la fausse
monnaie, et s'il faut obtenir rapidement des capitaux on vend de fausses
obligations. La concurrence est écrasée grâce au racket, les marchandises
importées échappent aux taxes. [On peut] offrir aux clients des prix stables,
sans variations erratiques, et rembourser sans difficulté les emprunts
bancaires. » (Saviano, op. cit., p. 315)
Les fonds de placement ont exigé du système productif une norme de rendement de
15 % supérieure à ce qui était possible : la « création
de valeur pour l’actionnaire » s’est appuyée sur une ingénierie comptable
(hors bilan, filialisation des pertes etc.), édifiant ainsi une pyramide de
Ponzi systémique à côté de laquelle celle de Bernard Madoff paraît modeste.
* *
En déplaçant la « dotation initiale » des agents économiques, la
prédation remet en cause la validité des modèles économiques existants. Ainsi
dans l’économie contemporaine chacune des exogènes dont partait le modèle
économique fondamental – dotation initiale, fonction de production, fonction
d’utilité – est désormais une endogène en amont de laquelle il faut savoir
remonter pour modéliser sa formation.
Cela ne signifie pas que la science économique soit devenue
impossible ou inutile, bien au contraire. Mais le renversement de ses hypothèses
fondamentales, qui étaient devenues pour les théoriciens sources d’habitudes et
de réflexes, appelle à une mise à jour radicale.
Il en est de même pour le comportement des entreprises, des
consommateurs et des politiques. On a pu expliquer la crise des années 1930
comme la conséquence de leur inadaptation à une économie industrialisée dont la
productivité avait cru fortement : les uns comme les autres épargnaient à
l’excès. On peut expliquer la crise contemporaine comme le résultat d’une
inadaptation à l’économie informatisée. Du côté des consommateurs, la qualité
n'est pas encore devenue le critère principal de la satisfaction. Les politiques
ont pour seul souci la « fracture numérique », qui n’est en regard de
l’informatisation qu’un problème secondaire. Les entreprises n’ont pas encore
conçu la doctrine d’emploi de l’informatique, ne maîtrisent pas l’ingénierie
d’affaires nécessaire aux partenariats et rechignent à déployer les services
qu’elles croient improductifs.
* *
Pour quitter la théorie et revenir à l'actualité, il est possible
d'expliquer la crise financière actuelle par une informatisation mal utilisée ou
non maîtrisée. Quand les réseaux suppriment la distance géographique, quand on
peut lancer d’un simple clic une cascade d’opérations programmées au préalable,
la simplicité de la procédure masque la complexité de ce que l’on fait.
Mais le risque semblait s’évanouir tant il était devenu
systémique : comment concevoir en effet que la finance mondiale puisse
s’effondrer d’un bloc ? Dès lors, les freins qui s’opposaient à la prise de
risque (et à la croissance corrélative du rendement) devaient être levés : ils
le furent. Ceux qui incitaient à la prudence perdirent leur emploi, les outils
de contrôle et de supervision furent débranchés. Les prédateurs se sont régalés.
On connaît la suite.
________________________
|