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Restaurer le mot « informatique »

1er mai 2003


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- Organisation et organigramme
- Qui dirige l'informatique ?
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- Commentaires suscités par cette fiche

Nous avons pris l’habitude d’associer au mot « informatique » une connotation purement technique : il désigne la plate-forme des mémoires, processeurs, réseaux et logiciels. Nous appelons « informaticiens » les spécialistes qui gèrent cette plate-forme. Top souvent l'entreprise les considère comme des « techniciens » enfermés dans leur « technique » et dont elle déplore « l’autisme ». Pour désigner le côté sémantique, le référentiel, les « fonctionnalités » fournies aux utilisateurs, nous disons « système d’information ».

Certes il est vain de s’insurger contre l’usage une fois qu’il s’est bien installé. Je voudrais cependant dire pourquoi cet usage me semble non pertinent et comment j’en suis venu – à ma grande surprise, je l’avoue – à réévaluer le mot « informatique ».

Critique du concept de « système d’information »

Le concept de « système d’information » est apparu dans les années 70 lorsque l’on a cherché à surmonter les inconvénients qui résultaient de la superposition non coordonnée d’applications différentes [1]. Selon la théorie qui a prévalu, une organisation complexe doit être analysée en distinguant son utilisation des langages (système d'information), ses règles de conduite et de comportement (système de décision) et les procédés qu'elle met en oeuvre (système de production). Les trois systèmes possèdent chacun sa propre structure et communiquent entre eux :

Cette théorie a permis de mettre de l’ordre dans les applications informatiques en les articulant toutes à un même référentiel et en organisant les échanges entre leurs bases de données (mise en ordre qui est d’ailleurs loin d’être achevée dans les entreprises).

Mais elle ne rend pas compte de la situation présente. D’une part, l’informatique équipe maintenant la partie automatique des processus de production et de gestion et s’articule ainsi de façon étroite avec le travail humain : elle est « près du corps » dans toutes les activités de l’entreprise (voir « Évolution du rôle du SI : du concept au processus ») ; d’autre part, l’introduction de l’informatique de communication, puis son articulation avec l’informatique structurée, ont encore resserré la relation entre l'informatique et l’organisation. Désormais, comme le dit Yves Tabourier, « on ne peut ni changer l'organisation d'une entreprise sans changer son système d'information, ni changer son système d'information sans changer son organisation ».

L’urbanisation

Il était commode de modéliser séparément les trois domaines « production », « décision » et « information » car il est impossible de modéliser quoique ce soit en supposant que « tout est dans tout et réciproquement » : tout modèle s'appuie sur le découpage de l'entité considérée en entités plus petites dont il considère les relations. Mais comme aujourd'hui l'on ne peut plus penser l'organisation séparément du système d'information, il nous faut utiliser un autre découpage que celui qui les séparait. 

L’« urbanisation du système d’information » a fourni une première réponse : elle découpe dans l’entreprise des « domaines de production de valeur » dont les contours sont généralement proches de (mais non identiques à) ceux des directions ; elle identifie les processus à l’œuvre dans ou entre ces domaines, puis les activités qui concourent à ces processus, enfin les tâches que doit remplir l’automate pour assister efficacement les agents chargés de ces activités (aides à la saisie, au traitement, au classement, à la consultation, à la communication).

La frontière ne passe plus alors entre « production », « décision » et « information », mais entre divers domaines de l'entreprise, chargés chacun d’une création de valeur spécifique et faiblement couplés entre eux (mais couplés quand même : les échanges entre domaines sont l’un des points délicats de l'urbanisation). A l’intérieur de chaque domaine, et même de chaque processus, on retrouve les trois pôles du découpage précédent : la production (rôle opérationnel du processus) et la décision (gestion et animation du processus) toutes deux entrelacées à l’information.

Le découpage des domaines et des processus par l'urbaniste comporte, comme tout découpage, une part d’arbitraire : il est difficile de définir un découpage optimal. S’agissant d’une tâche pratique, la recherche d’un optimum serait sans doute superflue : l’examen de l’entreprise[2] fait apparaître l’enchaînement des activités et la solidarité des processus ; les frontières des directions donnent des indications précieuses[3] et, à quelques détails près, des urbanistes différents aboutiraient au même découpage. 

L'urbanisme nous fournit donc une nouvelle articulation : celle des domaines, processus et activités. Cependant, et fondamentalement, la démarche urbanistique met en scène une autre articulation, plus profonde : celle qui met en relation les êtres humains et l’automate, celle qui définit l’assistance que celui-ci apporte à ceux-là.

L’EHO et l’APU

Comment distinguer en effet, dans chaque processus, les tâches qu’il convient de confier à l’automate, et celles qu’il faut réserver à l’être humain ? où placer la frontière de l’automatisation ? « The question “What can be automated?” is one of the most inspiring philosophical and practical questions of contemporary civilization » (George Forsythe, « Computer science and education », in Information processing 68, North-Holland 1969, p. 92)

Quand l’informatique outille une usine automatisée, c’est l’ensemble de l’usine qui constitue l’automate ; mais lorsqu'elle outille un processus ou interviennent des êtres humains, il faut la définir de telle sorte que le couple que constituent l’automate et l’être humain soit globalement efficace, ce qui suppose (a) que chacune des parties puisse délivrer sa propre valeur ajoutée, (b) que l’articulation des deux valeurs ajoutées dégage une synergie.

Comment désigner les deux parties qui s’articulent ainsi ? L’être humain que nous considérons ici n’est pas la personne dans son individualité ineffable, mais la personne au travail, insérée dans l’entreprise où elle exprime sa compétence et la conjugue à d’autres selon les canaux de l’organisation : il s’agit donc de l’« être humain organisé », EHO, constitué d’un ensemble de professionnels qui coopèrent.

D’autre part, l’automate auquel l’EHO s’articule est essentiellement programmable (i. e. il est potentiellement apte à faire tout ce qu'un programme peut prescrire) et le réseau lui confère l’ubiquité (i. e. les services qu'il rend sont indépendants de la localisation géographique de l'utilisateur : il se situe donc dans un espace purement logique) : c’est l'« automate programmable doué d’ubiquité », APU.

Quelles sont les valeurs ajoutées que sont susceptibles d’apporter l’APU d’une part, l’EHO de l’autre ? l’APU conjugue la fidélité de la mémoire, la puissance du traitement, une patience et une obéissance illimitée pour peu qu’on lui ait donné des instructions parfaitement explicites. Sa tâche sera donc de classer, retrouver, transcrire, calculer, recopier, transmettre. Les tâches répétitives fatiguent par contre l’EHO, mais il est supérieur à l’APU quand il s’agit de comprendre, expliquer, décider et concevoir : contrairement à l'APU, il est capable d’interpréter une information incomplète ou suggestive[4].

L’articulation entre l’EHO et l’APU peut dégager une synergie si chacun se consacre à la tâche qu’il fait le mieux et si les interfaces qui les relient sont correctement définies. La définition de leur articulation requiert une analyse des conditions d’exécution du processus : l'efficacité résultera d'une automatisation « raisonnable » (voir « Éloge du semi-désordre »).

Cette efficacité représente un enjeu important pour notre économie et notre société, comme l'indique le calcul sommaire ci-dessous :

  Début des années 80 Début des années 90 Début des années 2000
(1) : Part du tertiaire dans l'emploi 55 % 65 % 75 %
(2) : % des salariés tertiaires utilisant l'informatique < 10 % 30 à 40 % 70 %
(3) : Nombre moyen d'applications utilisées 3 à 5 10 à 30 plus de 100
(4) : % du temps de travail passé sur ordinateur dans le tertiaire 10 à 20 % 30 à 40 % 55 à 70 %
(5) = (2)*(4) : % de la masse salariale du tertiaire affecté à l'informatique 1 à 2 % 10 à 15 % 40 à 50 %
(6) = (1)*(5) : % de la masse salariale totale affecté à l'informatique 1 % 7 à 10 % 30 à 40 %

(Sources :  lignes 2, 3 et 4 : Acadys, www.acadys.com ; ligne 1 : e-conomie, chapitre III, p. 37). 

Une part importante (et rapidement croissante) du temps de travail des salariés est consacrée à l'utilisation de l'informatique. La qualité de l'APU, et surtout celle de son appropriation par l'EHO, sont donc devenues des enjeux essentiels pour les entreprises, même si elles n'ont pas encore perçu toutes les conséquences de ce phénomène. 

Réévaluer le concept d'« informatique »

Philippe Dreyfus, créateur du mot « informatique »[5], a fusionné dans ce néologisme les mots « information » et « automatique » (cf. « Vocabulaire de l’informatique »).

Si l’on se libère des habitudes, et si l’on revient au sens originel des mots en obéissant à l’étymologie, on constate que ce mot est porteur d’un potentiel sémantique plus puissant que celui, purement technique, auquel on l'a cantonné.

Pour comprendre cela il faut d’abord restaurer le mot « information ». Nous le galvaudons dans des expressions comme « les informations de 20 heures » ou même, dans le milieu des ingénieurs, « théorie de l’information » de Shannon[6]. Si l’on revient à l'étymologie, une « information », c'est quelque chose qui modifie ou complète la forme de votre représentation du monde, qui donc vous forme intérieurement, vous in-forme[7]. L'information ainsi conçue suscite une action de la part de celui qui la reçoit ou tout au moins modifie (trans-forme) les conditions de son action future. Pour pouvoir recevoir de l’information, il faut avoir été formé ; et c’est en recevant de l’information que l’on se forme. Certes il faut une amorce pour lancer ce cycle : elle est enfouie dans les origines de la personne comme l'amorce du cycle de la poule et de l'œuf est enfouie dans les origines de la vie.

Dans l’usage courant, où la négligence est fréquente, les termes « donnée » et « information » sont souvent des synonymes[8]. Mais si l’on s’efforce d’être précis on voit que la donnée ne devient une information que quand elle est reçue par un être humain qui l’interprète, à l’instar de la gouttelette d’eau en surfusion qui ne peut devenir de la glace qu’au contact d’un solide. L’interprétation des données n’a rien d’immédiat : les tableaux de nombres et les graphiques restent muets s’ils ne sont pas accompagnés d’un commentaire en langage naturel (voir « La publication statistique »).

Si Philippe Dreyfus avait voulu désigner le traitement automatique des données, il aurait créé « datamatique ». En créant « informatique », il nous a fourni un mot dont l’étymologie convient pour désigner l’articulation entre l’EHO et l’APU.

Enjeux théoriques et pratiques

Nommer un concept n’est pas une opération neutre : le mot signale le concept à l’attention de celui qui réfléchit et il en fait un vecteur d’échange. En nommant l’articulation de l’être humain et de l’automate, nous la signalons : nous en faisons à la fois un phénomène, un sujet de préoccupation et un objectif.

Le phénomène a bien sûr existé dès que les entreprises ont utilisé des ordinateurs, mais il n’a été immédiatement ni reconnu ni donc pensé. Les recherches, dans la ligne des réflexions de Turing[9], se sont d’abord focalisées sur l’intelligence de l’ordinateur, en postulant une identité de nature entre l’ordinateur et le cerveau humain[10]. Cela rendait impossible de penser leur relation : comment pourrait-on articuler l'identique avec lui-même ? 

Il est naturel que la première exploration se soit engagée sur cette piste, selon la règle qui veut que tout inventeur voie dans sa découverte la clé du monde lui-même. Elle fut d’ailleurs féconde car la métaphore biologique a aidé à concevoir les fonctions de l’ordinateur. Il était par ailleurs nécessaire, dans les années 50, de combattre la position soi-disant « humaniste », en fait sentimentale, de ceux qui prétendaient « défendre l'homme » en ignorant l'automate. Il aurait fallu, pour s'affranchir de ce sentimentalisme, fonder l'humanisme en raison ; dans l'attente d'une telle démarche, l'agacement que provoquaient les « bons sentiments » (ou une foi religieuse invoquée à tort et à travers) a poussé des esprits fermes et courageux à s'engager dans une impasse. 

Dès 1957 cependant von Neumann avait compris qu’il était pertinent de postuler non pas l’identité du cerveau et de l’automate, mais leur différence et leur articulation[11]. Sa mort précoce l’empêcha de donner à cette conception nouvelle, à laquelle il attribuait la plus grande importance, l’écho qu’elle méritait.

Au plan théorique, la réflexion sur l’articulation entre l’EHO et l’APU incite à explorer leurs propriétés, chacun servant de complément et de miroir à l’autre. La rigueur conceptuelle explicite que demandent les bases de données et les référentiels, la diffusion des commentaires que permet la documentation électronique, les outils de classement et de recherche qui accompagnent la messagerie, la gestion de la qualité permise par les workflows, l'articulation de la parole et du système d'information à travers les centres d'appel etc. modifient en effet les conditions collectives de la mise en œuvre des facultés intellectuelles tout comme, en d’autres temps, le firent l’écriture, la lecture, puis l’imprimerie. La pleine compréhension de ces phénomènes, de leurs conséquences et implications, demande des recherches qui sont à peine entamées.

L’automate est d'ailleurs pour le cerveau un utile complément. Citons Abelson et Sussman : « In mathematics we are usually concerned with declarative (what is) descriptions, whereas in computer science we are usually concerned with imperative (how to) descriptions[12] ». Le raisonnement mathématique peut donc être assisté par l’automate qui assume le rôle de calculateur, explore des simulations, permet d’établir des démonstrations où le nombre de configurations à considérer est élevé comme pour le théorème des quatre couleurs[13]. Bien plus : le recours au modèle de l’automate a permis d’établir des résultats de métamathématique comme le théorème de Gödel, alors que par ailleurs la pédagogie des mathématiques a dû corriger les excès de formalisme suscités par une confusion entre le cerveau humain et l'automate[14].

Au plan pratique, l’accent mis sur l’articulation entre l’EHO et l’APU, la restauration du mot « informatique », conduisent à modifier le regard porté sur le « système d’information » et sa relation avec la technique informatique. On a souvent focalisé l’attention sur le « développement » de « produits informatiques » ou sur l’« implémentation » des « progiciels » au détriment de la compréhension des processus de l’entreprise et de l’assistance que l’ordinateur peut leur apporter[15]. On a souvent fait de l’« informatique » un corps étranger dont la greffe sur l'entreprise a un caractère artificiel et suscite le rejet. Les progrès en cours (urbanisation, modélisation, langage UML etc.) militent tous pour que l’on place enfin cette articulation au cœur de la réflexion.

Par ailleurs, l’appropriation de l’automate par l’être humain soulève de multiples questions de savoir-faire et de savoir-vivre : en témoignent le foisonnement des spécialités dans la profession des informaticiens, mais aussi les questions que pose le bon usage de l’automate et que s'efforce de résoudre la « netiquette » : comment utiliser convenablement la messagerie ? un serveur Web ? un système d’aide à la décision ? comment mettre en place un référentiel ? etc.

La relation entre l'EHO et l'APU est illustrée par la différence entre le langage naturel et le langage conceptuel. Le langage naturel est enrichi de connotations qui facilitent son interprétation au prix d'une certaine imprécision. Par contre le langage conceptuel des mathématiques, de la science ou de la technique, est dépourvu de connotations, ce qui le rend parfois difficile à comprendre. Lorsque ce langage est utilisé par des êtres humains, ceux-ci se permettent, comme le dit Bourbaki, des « abus de langage » qui allègent certains développements. Un programme informatique, tout comme le plan d'une machine ou d'un immeuble, doit par contre être parfaitement et entièrement explicite : il ne tolère aucun « abus de langage ». 

Les missions de l’informatique dans l’entreprise se sont élargies à la façon d’un fleuve qui parvient à son delta : en s’assimilant les réseaux, l’informatique s’est dotée de l’ubiquité ; en absorbant la bureautique communicante, elle s’est assimilé les textes en langage naturel, les commentaires qui enrichissent l’interprétation des données structurées ; en équipant non seulement les grandes fonctions administratives mais l’ensemble des processus de travail, elle a généralisé dans l’entreprise le travail assisté par ordinateur. Cette extension a été permise par la baisse du coût de l’informatique ainsi que par la diversification des logiciels. Si, en 1962, le mot « informatique » recouvrait dans les entreprises une réalité essentiellement technique et d’ailleurs assez pauvre[16], il peut aujourd’hui revendiquer toute la profondeur de son étymologie.

Cette extension, nous la devons aux informaticiens ; et pourtant elle s’est parfois faite contre eux : ni les réseaux, ni la bureautique, ni l’extension de l'informatique aux processus de travail n’ont été vraiment les bienvenus dans cette corporation. C’est que la population des informaticiens est composite. La sociologie des chercheurs, des concepteurs, des pionniers, n’est pas la même que celle des techniciens qui tendent à constituer une corporation, soucieuse comme toute corporation de la défense de ses avantages acquis, et donc conservatrice, ni que celle des bureaucrates qui, amateurs de pouvoir, sont habiles à se l’approprier (on ne saurait d’ailleurs classer les personnes selon les frontières de ces trois sociologies : une même personne peut, de façon logiquement incohérente mais très humaine, se comporter tantôt en hardi pionnier, tantôt en suppôt frileux de la corporation, tantôt en homme de pouvoir).

Ainsi l’informatique est aujourd'hui située à un nœud de complexité : son image technicienne et autiste ne correspond plus à la réalité. Si les dirigeants lui reconnaissent un caractère stratégique, ils sont loin d’en tirer les conclusions pratiques. Elle a pénétré toutes les activités de l’entreprise dont elle est à la fois l’appareil sensoriel et le système nerveux. Ses réalisations s’empilent comme des couches géologiques correspondant chacune à une phase de son évolution. Sa sociologie, elle aussi forgée au cours de l’évolution, conjugue des traits parfois opposés. Une telle diversité engendre la confusion des idées, des images, des habitudes. Pour échapper à cette confusion il faut trancher le nœud gordien en revenant à une définition claire et simple. 

Vers une révision du vocabulaire ?

Si nous étions assez souples pour réviser notre vocabulaire, nous abandonnerions immédiatement l’expression « système d’information » et la remplacerions par « informatique », en conférant à ce mot le sens que je viens de décrire. Ce que nous appelons aujourd’hui « informatique », nous l’appellerions désormais « plate-forme technique de l’informatique » ou « technique de l’informatique » tout court[17].

Cette évolution du langage est peu vraisemblable tant l’usage est impérieux. Je peux cependant évoquer ici ma propre expérience. Lorsque j’ai tenté de trouver un terme pour désigner l’articulation de l’EHO et de l’APU, j’ai été un peu contrarié de retrouver le mot « informatique » : il se présentait à mon imagination avec toutes ses connotations techniciennes. Mais lorsque je les ai nettoyées pour restaurer son sens étymologique j’ai découvert (non sans étonnement) sa puissance sémantique. Ce mot magnifique est riche de potentialités négligées. Il est apte à désigner cette articulation de l’être humain et de l’automate qui sera, durant les décennies qui viennent, le grand enjeu pour nos entreprises, voire pour notre civilisation - comme le furent, et le sont encore, son articulation avec l'écriture, ou le moteur, ou la chimie. 

J’utilise bien sûr l’expression « système d’information » lorsque je parle avec d’autres personnes – où que l’on se trouve, on doit parler la langue des indigènes ! – mais dans mon langage intérieur le rayonnement d'« informatique » s'est imposé. Peut-être, après tout, en sera-t-il de même pour les lecteurs de la présente fiche. Puis la dissémination pourra faire son œuvre !

(Cette fiche a suscité des commentaires). 


[1] Le concept de système d’information a été introduit en France par Jacques Mélèse, L'analyse modulaire des systèmes de gestion, AMS, Hommes et Techniques 1972 ; Mélèse avait été influencé par Herbert A. Simon, The Sciences of the Artificial, MIT Press 1969.

[2] Cet examen doit être critique, car il ne convient pas de perpétuer les défauts éventuels des processus existants.

[3] Toutefois ces frontières peuvent résulter de compromis boiteux entre sphères de pouvoir : leur examen doit être lui aussi critique.

[4] Il ne faut pas pour autant mépriser l’APU ! Le travail qu’exécute le pilote automatique d’un avion de ligne épuiserait vite le pilote humain : maintenir l’avion dans l’attitude instable qui permet d’économiser le carburant est aussi délicat que de tenir une assiette sur la pointe d’une épingle.

[5]Philippe Dreyfus a inventé le mot « informatique » en 1962 pour baptiser une société qu’il venait de créer, la SIA (« Société d’Informatique Appliquée »). Ce mot, qui n’avait heureusement pas été déposé, fut adopté en 1967 par l’Académie Française pour désigner la « science du traitement de l’information ». Puis il fut rapidement adopté par de nombreux pays : on dit « Informatik » en allemand, « informática » en  espagnol et en portugais, « informatica » en italien et « информатика » (« informatika ») en russe. Les Américains ont préféré, en raison de l'importance qu'ils accordent à l'algorithmique, conserver l’expression « computer science » que les Japonais ont importée (コンピューターサイエンス) : « Computer science is known as "informatics” in French, German, and several other languages, but American researchers have been reluctant to embrace that term because it seems to place undue emphasis on the stuff that computers manipulate rather than on the processes of manipulation themselves » (Donald E. Knuth, Selected Papers on Computer Science, CSLI 1996, p.3).

[6] Cette théorie, certes importante, est en fait une théorie de la communication sur les réseaux: c’est ainsi que Shannon la nomme dans son article fondateur (Claude E. Shannon, « A mathematical theory of communication », Bell System Technical Journal, vol. 27, juillet et octobre 1948).

[7] « Informer » et « instruire » sont proches : informer, c’est donner une forme ; instruire, c’est donner une structure.

[8] « Donnée » est d’ailleurs un faux ami, puisque les « données » ne sont pas données par la nature : leur définition est construite par l’abstraction qui les sélectionne, puis elles sont produites par l’observation ou le calcul. Le terme anglais « Data » ne comporte pas ces connotations malencontreuses (cf. « Vocabulaire de l’informatique »)

[9] Alan M. Turing, « Computing machinery and intelligence », Mind, 59, pp. 433-460, 1950. Voir « Karl Popper et le pari de Turing ». 

[10] Cette hypothèse est encore caressée par des penseurs ou auteurs de science fiction comme Jean-Michel Truong (Totalement inhumaine, Les empêcheurs de tourner en rond 2000).

[11] John von Neumann, The Computer and the Brain, 1957.

[12] Harold Abelson et Gerald Jay Sussman, Structure and Interpretation of Computer Programs, MIT Press 2001, p. 22.

[13] Gilles Dowek, A propos de quelques démonstrations pas très convaincantes, note INRIA du 28 mai 2001 http://www.lix.polytechnique.fr/~dowek/Publi/demonstrations.pdf

[14] « C'est en croyant s'inspirer de Bourbaki que certains mathématiciens zélés ont introduits les prétendues mathématiques modernes dans l'enseignement secondaire... On a introduit un grand nombre de termes abstraits à la place de mots concrets que tous les jeunes pouvaient aisément comprendre. Pierre Samuel a raillé cette attitude en parlant des "hyperaxiomatiseurs en mal de généralisation". Les ravages causés par l'introduction des dites mathématiques modernes furent une catastrophe internationale de grande envergure, mais plus particulièrement française. Une génération de jeunes Français a été sacrifiée du point de vue de l'apprentissage des mathématiques » (Laurent Schwartz, cité dans http://www.apmep.asso.fr/BV442SCH.html

[15] Cela se traduit par des travers que la théorie recommande d’éviter mais qui renaissent sans cesse : mauvaise connaissance des utilisateurs (voir « Connaître les utilisateurs du système d’information » ), mauvaise appropriation du système d’information par les dirigeants, spécifications inflationnistes, projets trop nombreux et trop fréquents etc.

[16] Chez les chercheurs, par contre, nombre de notions essentielles étaient acquises ; mais il faut un long délai pour que les conceptions des chercheurs passent dans la pratique des entreprises. Les premières applications de l’informatique, tout utiles qu’elles soient, ne visaient qu’à automatiser des tâches répétitives (traitement informatique de la paie, de la comptabilité, des stocks, etc.).

[17] Pour les Américains, qui ne l’ont pratiquement pas utilisé jusqu’à présent, le mot « informatics » est vierge des connotations que l’usage a déposé sur « informatique » : ils pourraient donc l’utiliser à leur guise pour désigner l’articulation entre l’OHB (« Organized Human Being ») et l’UPA (« Ubiquitous Programmable Automat »).