Ce roman a été adapté au cinéma
par Costa-Gravas. Un chômeur, ingénieur spécialisé dans une activité pointue
relevant d'un secteur en crise, assassine ceux qui pourraient rivaliser avec lui dans
la recherche d’emploi.
C’est une fable : dans la vie
réelle, il ne serait pas si facile pour un ingénieur de se transformer en tueur.
Celui-ci déploie une habileté, une créativité qui ne seraient vraisemblables que
chez un tueur professionnel expérimenté comme celui qu’a décrit Jean Hougron.
Dans nos entreprises, celui qui
veut défendre le statut social que lui procure son emploi utilisera des procédés
tout aussi violents, mais non le meurtre. Regardez autour de vous et voyez
l'admiration que l'on manifeste envers ceux que l'on qualifie de « tueur ».
Voyez comment l’on procède pour déconsidérer quelqu’un, le mettre à l’écart puis au
placard, le transformer en bouc émissaire, le pousser à la dépression ou à la
démission. Ricanements, coupures de parole ou rappels à l’ordre du jour en
réunion ; ragots et insinuations à la cantine et dans les couloirs ; procès
d’intention et refus d’écoute.
Voyez comme l'on se détourne des personnes qui sont
les cibles du harcèlement moral : on ignore leurs appels à l’aide alors qu’elles
sont en train de se noyer.
La dépression dégrade et détruit leur vie familiale, parfois le suicide est au
bout du chemin, fût-ce par les chemins détournés de l'alcool ou d'autres
drogues : alors il y a bien mort d’homme, mais par des moyens plus sournois que
le meurtre.
Il aurait été intéressant
sans doute, mais plus difficile, de décrire le mécanisme symbolique de la
déconsidération, immatériel certes mais puissant. Lorsqu’on le perçoit
on ressent une peur, une horreur beaucoup plus affreuses que devant un pistolet.
* *
Si les procédés utilisés par le
héros de ce roman relèvent de la fable, ses raisonnements, eux, sont
bien représentatifs. Cet ingénieur estime avoir droit, ainsi que sa famille,
au statut social que confère l’emploi répondant à ses diplômes et à son
expérience. Ce droit lui étant nié par le chômage, il estime devoir le défendre
par tous les moyens : c’est sa vie qui est en jeu.
Ce raisonnement est courant,
quoique implicite. « J’ai fait des études : donc j’ai droit à une belle
situation, un bon salaire, une belle maison, une belle voiture, à une jolie
épouse qui aura de beaux enfants intelligents. Ils feront eux aussi des études
qui
leur donneront les mêmes droits qu'à moi ». Rares sont ceux qui oseraient prononcer cette
phrase, son ridicule est trop évident. Cela n’empêche pas qu'elle
fonctionne
dans beaucoup de têtes.
Pour celui qui voit les choses
ainsi, le chômage est non pas un épisode pénible dont il faut s’efforcer de
sortir au plus vite, mais une catastrophe qui atteint la personne dans son
identité, sa dignité, son être bien plus que ne pourraient le faire un accident
ou une maladie graves, et qui la détruit durablement.
Lorsque le but des études est
non pas la connaissance du monde, la maîtrise des procédés de pensée,
d’expression et d'expérimentation, mais l’acquisition d’un statut social, elles
se dégradent en spirale. Pour respecter l’égalité des chances, on réduira les
exigences ; mais alors les diplômes se dévalueront et l'aristocratie se
construira selon d’autres critères (voir
Brève histoire de la légitimité).
Le schéma qui enchaîne
études, diplôme, métier et statut social répondait aux besoins en main d’œuvre
qualifiée et encadrée de l’entreprise mécanisée à la fin du XIXe
siècle et dans la première moitié du XXe siècle. Or ce schéma ne fonctionne plus,
l’entreprise automatisée contemporaine ayant de tout autres besoins.
Il continue à tourner dans les têtes, mais à vide. Il en résulte, lorsque des
ambitions que l’on croit légitimes se heurtent à l’impossible, des drames
personnels et des souffrances indicibles. La violence, la perversité
apparaissent alors, à des esprits faibles, comme des armes défensives légitimes.
Nous n’en voyons que trop d'exemples.
* *
Que se passerait-il si le nœud
qui attache les études au statut social se dénouait ? S’il était entendu
qu’elles servent à acquérir connaissances et maturité, à féconder l’esprit, mais
qu’ensuite l’on part dans la vie pour y vivre une aventure qu’elles ne
déterminent pas ?
Sans doute nous serions
mentalement plus solides, mieux armés ; nous serions davantage intéressés par
l’exploration des mondes de la nature et de la pensée, par la
recherche ; nous serions plus cultivés et
moins naïfs, moins attirés par la violence, moins sujets à l’esprit de
domination.
Cela n’a rien d’impossible.
Notre économie est assez riche pour que nous puissions tous vivre convenablement
au plan matériel. Pour se trouver « bien dans sa tête », il suffit de savoir
comment manipuler son propre imaginaire. Le caractère illusoire de la course au
statut social apparaît alors clairement.
A quoi rêvent, par exemple,
ceux qui sont au sommet de la richesse ? A un bateau encore plus grand et plus
luxueux, un avion privé encore plus rapide, des demeures toujours plus
imposantes… quelle misère humaine, quelle pauvreté ! Mieux vaut lire au coin du feu, faire des maths, de la musique ou de la programmation, se
perfectionner dans son métier, et se
contenter d’une honnête médiocrité financière.
Il est vrai – et nous touchons
là des problèmes véritables et non plus imaginaires – qu’il reste dans notre
société, et plus encore dans le monde, des personnes qui ne peuvent pas accéder
au minimum du bien-être. Aux plaisirs que procure la sagesse, il convient donc
d’associer un effort militant vers l’équité.
L'avez-vous vu ? Notre propos
nous a menés, par une suite de transitions, à sortir de dessous le couperet.
|