Nicolas Sarkozy a annoncé au début de
septembre son intention de faire installer à Metz la direction générale de
l'INSEE (1000 personnes environ) qui se trouve actuellement à Malakoff.
Il fallait répondre aux protestations des
élus de Metz après la fermeture de quelques casernes situées dans cette ville.
Alors on a cherché : quels sont, parmi les services de l'État situés dans la
région parisienne, ceux que l'on peut faire déménager sans dommage ?
La statistique, pardi !
En effet quel sens cela a-t-il de garder à
Paris un institut de statistique ? Les statistiques sont toujours fausses, nous
autres Français le savons bien, car la réalité réside ailleurs que dans les
chiffres : elle se trouve dans les symboles du pouvoir, dans la magie de la
communication, dans la puissance du verbe.
* *
Définir les choses, les observer, les
mesurer puis publier ces mesures, pouah ! Comme c'est vulgaire. Ces mesures ne
veulent d'ailleurs rien dire, c'est bien connu. Lorsqu'on parle du pouvoir d'achat, par exemple,
on calcule une moyenne : or le Français moyen n'existe pas plus que le triangle
rectangle moyen. Qu'est-ce qu'un fait, d'ailleurs ? Nos philosophes nous
l'ont dit et répété : le réel est construit.
Nous avons donc un sens plus fin de la
nature des choses. Nous savons que l'important, le réel, résident dans l'image
sociale de soi, dans cette échelle de la carrière que chacun, salarié, patron,
politique, s'active à grimper.
En outre la publication des statistiques
est souvent gênante. Si l'INSEE ne disait pas que la croissance ralentit, que la
distribution des revenus et du patrimoine est de plus en plus inégalitaire, on
ne le saurait pas et on ne s'en porterait que mieux. On pourrait même affirmer le
contraire : la télévision est faite pour ça.
Heureusement personne ne comprend rien aux
publications de l'INSEE. Personne ne les lit et si la télévision fait parler les gens de
Météo France, jamais elle n'autorise un statisticien à s'exprimer : cela ferait immédiatement baisser l'Audimat ! Ainsi la statistique ne parvient
au citoyen qu'à travers le filtre des médias qui trient opportunément pour ne
conserver que le sensationnel, seul intéressant, en supprimant les explications
techniques, réserves prudentes et nuances dont tout le monde se fout.
* *
Que le monastère des statisticiens
soit installé à Malakoff, à Metz ou en rase campagne, quelle importance ? Ces
gens ennuyeux n'intéressent personne et ne disent que des choses désagréables - on
peut même les soupçonner de faire du mauvais esprit.
D'ailleurs l'Internet n'est pas fait pour
les chiens : les statisticiens pleurnichent parce qu'on les éloigne de leurs
petits camarades de la direction de la prévision et du Plan ? ils n'auront qu'à les
rencontrer dans le cyberespace ! (du Plan ? euh, non, on l'a
déjà supprimé en 2006 : il était gênant, lui aussi).
* *
En fait il faudrait supprimer toute cette
administration économique. Elle est inutile et nocive dans notre époque de
liberté où il faut déréguler, privatiser, déchaîner enfin la puissance du
marché. Mieux vaut laisser faire les gens compétents, ces grands investisseurs
qui, ayant placé une part de leur patrimoine à la Bourse, savent mieux que personne où doit
aller l'économie. L'État doit s'abstenir d'agir, il faut bannir la notion même
de politique économique - si on continue à l'évoquer dans les médias, c'est
parce qu'il
faut bien cultiver les illusions.
Pour y parvenir le mieux est de débrancher
les appareils de mesure qui de toute façon sont toujours faux et ne veulent
rien dire, cf. ci-dessus. La communication remplace avantageusement l'observation et la
publication : il suffit d'affirmer une chose pour qu'elle devienne réelle !
* *
Mais qu'entends-je ? Vous dites que la crise
financière appelle aujourd'hui d'autres priorités ? Que l'on est allé trop loin
dans la dérégulation et la privatisation ? Que l'on s'est illusionné sur la
compétence des marchés, comme on nomme la Bourse, pour orienter
l'économie ? Qu'il faudrait faire attention à ce qui se passe, regarder les
choses de plus près ? Que l'État a une responsabilité à exercer,
qu'il a besoin pour cela d'un instrument d'observation ?
Vous avez raison. L'opinion a toujours
raison, il faut la satisfaire et, quand elle réclame un discours sérieux, on
saura aussi bien qu'un autre se rengorger pour le lui administrer par le canal
médiatique : Clysterium donare .
Mais si vous voulez savoir ce que je pense,
n'écoutez pas ce que je dis : regardez plutôt ce que je fais, c'est-à-dire ce
que nous faisons car je ne fais que représenter l'opinion commune. Si je chasse
les statisticiens de Paris, comprenez donc ce que cela signifie.
* *
Un pays qui veut agir raisonnablement, et qui
entend pour cela se connaître, est attentif à la qualité de ses statistiques. Il sait les interpréter et écoute ses statisticiens - qui, étant écoutés, se
font un devoir d'être compétents et de s'expliquer clairement.
À un tel pays ne viendrait jamais l'idée
saugrenue d'exiler son institut statistique loin de tous les centres de
décision, de supprimer les contacts personnels qui sont si utiles pour se
comprendre.
Le mépris envers la statistique - comme
d'ailleurs envers les archives, autre outil de connaissance - est un symptôme
sûr qui guide vers un diagnostic sans ambiguïté. Nous autres Français voulons et
choisissons d'être gouvernés dans l'univers médiatique, de vivre dans la
société du spectacle dont a si bien
parlé Guy Debord.
Celui qui regarde la télévision plus de
trois heures par jour n'a pas besoin de statistiques. Seuls quelques happy few peuvent entrevoir où
cela mène.
Je vous invite à vous rendre sur le site "Sauvons
la statistique publique" pour lire puis signer la pétition.
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Molière, Le malade imaginaire.
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