Ségolène Royal ayant dénigré l’indice des
prix à la consommation, Nicolas Sarkozy s’est empressé de lui emboîter le pas,
suivi de près par Dominique de Villepin. Il faut réformer cet indice, disent-ils,
parce qu’il ne reflète pas le « sentiment populaire » selon lequel les prix
montent vite. Royal estime qu’il faudrait le soumettre au jugement d’un « jury
citoyen ».
Ainsi ces personnes, lancées dans la chasse
aux voix, rivalisent en démagogie.
* *
L’indice des prix est fondé sur des relevés
de terrain pondérés par la part des produits dans la consommation. Il a été
critiqué dans le passé : d’autres organismes (notamment la CGT) ont tenté de
produire leur propre indice. Mais les résultats qu’ils ont obtenus n’étaient pas
significativement différents de ceux de l’INSEE.
C’est qu’il ne faut pas confondre l’indice
avec l’évolution que peuvent ressentir les plus pauvres. Le problème réside en
effet non dans l’indice des prix mais dans l’accroissement de la dispersion des
revenus : certains deviennent de plus en plus pauvres alors que le revenu moyen
croît. La statistique constate cette évolution-là mais, étrangement, les médias
n’en parlent guère.
S’en prendre à l’indice, par contre, cela
vous fait passer pour quelqu’un qui s’y connaît. Certains se rengorgent en
disant qu’une moyenne, cela ne veut rien dire : ils croient exprimer ainsi une
philosophie profonde. D’autres s’étonnent que la pondération des loyers dans
l’indice ne soit que de 7 % alors que le loyer pompe le tiers du revenu de
quelqu’un qu’ils connaissent : ils ignorent que les locataires du secteur libre,
qui supportent les loyers les plus élevés, ne sont que 20 % parmi les ménages et
que les propriétaires (56 % des ménages) ne paient pas de loyer.
Il est vrai que d’un ménage à l’autre le
poids des divers postes de dépense peut beaucoup varier. L'INSEE calcule
d'ailleurs des
indices
pour diverses catégories de ménages, et rien ne vous empêche de calculer
votre propre indice selon des pondérations spécifiques puisque les séries de
prix détaillées sont publiées : il suffit d’aller y voir et d’utiliser un
tableur.
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Derrière cette affaire s’en cache une autre,
plus fondamentale : l’importance que l’on accorde au « sentiment », qu’il soit
« populaire » ou non, par rapport à l’examen des faits. L’éducation
scientifique et artistique forme à se défier des sentiments : l’un des apports
les plus précieux des mathématiques, c’est de nous confronter à nos erreurs de
raisonnement ; la musique nous confronte à nos erreurs d’interprétation. Ce sont
là de rudes formations à l’exactitude.
Mais certains préfèrent suivrent leur
« intuition » plutôt que de se confronter aux faits. Ils disent – cela passe
pour une autre idée profonde – que les faits, étant « construits », ne
signifient rien, et s’en autorisent pour affirmer leurs caprices : « je ne vois
pas les choses comme ça », « chacun est libre d’avoir son opinion », etc. Mais
ce qui est « construit », c'est l'instrument d'observation et non les faits
qu'il permet de percevoir. La Terre est à peu près sphérique, la bataille de
Waterloo a eu lieu le 18 juin 1815, personne n’est libre d’y rien changer :
le constat d’un fait n’est pas une affaire d’opinion. Ces personnes ne
perçoivent pas la différence entre un instrument d'observation, un fait, et l'interprétation
d'un fait (voir Le métier de
statisticien).
Le fait est que
si l’on envoie des enquêteurs collecter des prix et si l’on pondère ces prix par
le poids des produits dans la consommation on trouvera, à condition de
travailler beaucoup et soigneusement, un résultat semblable à l’indice INSEE :
un « jury populaire », idée loufoque, n’y changerait rien.
Mais si l’on veut interpréter
l’indice, on doit se mettre au travail : il faut décliner l’évolution moyenne
des prix, qu’il retrace de façon authentique, selon la situation particulière à
chaque segment de la population et en tenant compte des autres affectations du
revenu (remboursement d’emprunts, impôts etc.). On entre là dans l’étude du
budget des ménages, que les statisticiens examinent à la loupe. On devrait lire
leurs travaux mais il est tellement plus facile, tellement plus rentable en
termes d’image, de s’attaquer à l’indice des prix !
* *
Ceux qui n’aiment pas la statistique disent
que « l’essentiel n’est pas dans les nombres, car ils sont menteurs et cachent
les vérités les plus profondes ». Il faut leur accorder que ce qui nous importe
le plus ne se mesure pas : l’être que j’aime, m’aime-t-il en retour ? mon action
a-t-elle un sens ? suis-je, lorsque je m’exprime, capable de me faire
comprendre ? ces questions-là sont de celles qui nous tracassent le plus, et la réponse
qu’on peut leur apporter n’est pas quantitative mais qualitative : elle
s’exprime par oui ou non.
Mais si les procédés de la statistique sont
quantitatifs, son but est de parvenir in fine à des conclusions
qualitatives exactes. Les observations, les évaluations, les calculs, les
tableaux de nombres, visent à former une intuition plus précise, un discernement
plus judicieux, une décision plus pertinente enfin qui s’exprimera sous la
forme d’un oui ou d’un non : j’investis ou je n’investis pas ; je
m’engage dans telle profession ou je ne m’y engage pas etc.
Ceux qui polémiquent contre l’observation
des faits au nom du « sentiment » s’enferment dans la prison de leurs caprices.
Le fait est que les Français, considérés dans leur ensemble et en
moyenne, ne savent pas utiliser la statistique parce qu’ils s’en défient.
Privés du sens des proportions, ils tombent dans les pièges les
plus grossiers (voir Statistique et "political
correctness") et courent le risque d’être dupes des démagogues. |