L'entreprise à l'envers

3 novembre 2007

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J’ai travaillé dans une grande entreprise dont les dirigeants agissaient au rebours du bon sens. « L’administration des données est une tâche intellectuelle, donc superflue », disait le directeur général ; quant au directeur financier, il avait une façon bien étrange d’évaluer la rentabilité des projets.

Ces messieurs bien habillés ne parlaient qu’entre eux. Quand ils croisaient dans un couloir une personne qui n’était pas de leur cercle, leur regard la traversait sans la voir.

L’image qui s’imposait à moi – je l’ai communiquée au PDG, à qui cela n’a pas fait plaisir – était que ces personnes marchaient sur leurs mains : cela ne mène ni loin ni vite, mais comme c’est difficile ceux qui savent le faire s’érigent en élite. Cela leur permet de mépriser les ignorants qui, eux, marchent sur leurs pieds.

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Selon Mme Parisot il ne convient pas de « penser la politique économique en mettant le consommateur au centre[1] ». Sans doute n’a-t-elle pas assez lu Adam Smith, le fondateur de la science économique, qui a écrit : « la consommation est le seul but de la production, et les intérêts du producteur ne doivent être respectés que dans la mesure où c’est nécessaire pour promouvoir ceux du consommateur. Cette maxime est tellement évidente qu’il serait absurde de tenter de la démontrer[2] ».

Si le Medef nie une telle évidence, c’est qu’il marche sur les mains. Il a agi pour que le projet de loi autorisant les actions collectives des consommateurs devant les tribunaux soit retiré de l’ordre du jour du parlement : cela aurait été selon Mme Parisot « un coup assez dur porté aux entreprises ». N’est-il pas, au contraire, conforme à leur intérêt que celles d’entre elles qui se comportent comme des voyous puissent être sanctionnées[3] ?

Le Medef semble se croire encore à l’époque de la production de masse de produits standard qu’il convenait de faire ingurgiter de gré ou de force par les consommateurs. Il n’a rien compris à l’économie contemporaine qui suppose de tout autres relations avec le client, une tout autre conception du marketing : mais n'est-il pas normal qu'à l'instar des autres institutions le Medef pense et agisse aujourd'hui au rebours de sa propre mission, qui est de promouvoir l'entreprise, en oubliant précisément ce qui fait la mission de celle-ci ?

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L’économie contemporaine exige que l’on sache respecter le client, diversifier les produits pour répondre à la diversité des besoins, fournir les services nécessaires, veiller à la qualité. Mais les dirigeants, se voulant réalistes, sont dupes d’un discours aussi fallacieux que brutal. Les centres d’appel, qui rapportent d’autant plus d’argent que le client attend plus longtemps, sont d’une qualité lamentable. Les dépannages se font attendre longtemps (voir Qualité de service : la boucle locale du réseau téléphonique). Les grilles tarifaires, les catalogues de produits sont délibérément incompréhensibles.

L’économie contemporaine exige en outre que les entreprises sachent respecter les salariés. Mais elles font tout le contraire ! Elles décentralisent le poids des responsabilités, mais non le pouvoir de décision. Elles soumettent les concepteurs à une pression extrême – toujours plus de travail, toujours plus de choses à apprendre, toujours moins de délai pour produire, jamais les effectifs suffisants[4]. Elles se refusent à entendre ce que pourraient leur apprendre ceux qui, sur le terrain, assurent la relation de proximité avec le consommateur. Alors même qu’elles disent manquer de personnes compétentes, elles mettent au placard puis poussent dehors les salariés de plus de 55 ans.

Ces mêmes dirigeants qui ne se soucient ni des clients, ni des salariés, distribuent des dividendes énormes aux fonds de placement et se gavent de stock-options : l’entreprise  elle-même a disparu de leur horizon. Ils croient peut-être, dans leur « réalisme » financier, s’inspirer de l’exemple américain ; mais la France, comme tous les pays colonisés, ne sait assimiler que ce que le colonisateur a de pire.

Les entreprises américaines ne sont certes pas toutes exemplaires mais beaucoup d’entre elles ont compris l’économie contemporaine et ont su y prendre une position d’avant-garde. Celles-là savent respecter leurs clients, respecter leurs salariés, et les méthodes nouvelles y sont assidûment expérimentées et étudiées (je pense ici à Google, à Amazon, et aussi à Toyota qui n’est pas américaine ; voir les travaux d’Erik Brynjolfsson au MIT).

Des entreprises qui ne se mettent pas au service du consommateur, qui méprisent leurs salariés, sont comme les généraux français des années 1930 : elle se croient très malines, très avisées, mais elles vont à l’échec et nous y entraînent avec elles.


[1] Jean-Louis Andreani, « Pourquoi le client n’est plus roi », Le Monde, 1er novembre 2007.
 

[2] « Consumption is the sole end and purpose of all production; and the interest of the producer ought to be attended to only so far as it may be necessary for promoting that of the consumer. The maxim is so perfectly self-evident that it would be absurd to attempt to prove it. » (Adam Smith, An Inquiry into the Nature and Causes of the Wealth of Nations, Livre IV chap. 8.

[3] De même, « dépénaliser le droit des affaires », comme le veut le président de la République, c’est protéger les prédateurs qui sont les pires ennemis des entrepreneurs et non rendre service aux entreprises.  

[4] Cf. les suicides en série au Technocentre de Renault et le stress généralisé qu'a diagnostiqué la médecine du travail au centre d’IBM France à La Gaude.

Pour lire un peu plus :
- Quelle est la fonction de l'entreprise ?
-
L'entreprise suicidaire
-
Marketing et connaissance des clients
-
Économie du respect
-
Sociologie des centres d'appel
- Qualité de service : la boucle locale du réseau téléphonique

-
La méthode de Toyota
-
Mettre en place une administration des données
-
L'avenir du capitalisme

http://www.volle.com/opinion/envers.htm
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