volle.com a déjà évoqué l’« affaire
Eurostat ». Il se fait un honneur de publier le témoignage d’Yves Franchet,
directeur général d’Eurostat de 1987 à 2003.
Ce grand professionnel,
unanimement respecté par ses pairs pour sa compétence et son efficacité, a été
pris dans un engrenage politico-médiatique qui aurait pu le broyer. Mais aucune
plainte ne lui échappe, aucun commentaire sur la lâcheté des politiques qui
l’ont sacrifié aux médias ni sur la pusillanimité d’une profession qui, par
crainte de sembler corporatiste, s’est abstenue de le soutenir publiquement.
Seule compte pour lui l’œuvre accomplie et qui risque maintenant d’être
détruite. Il propose des solutions pour que le pire soit évité, pour que la
statistique européenne soit préservée. C’est une leçon de dignité et de civisme.
La véritable « affaire
Eurostat » ne réside pas en effet dans des anomalies de gestion anciennes
auxquelles il avait été porté remède, et qu’explique le fait que la Commission
ait refusé à Eurostat le personnel qualifié qui lui était nécessaire : elle
réside dans le coup porté à l’Europe à travers la statistique
européenne.
L’Europe ne peut pas fonctionner sans statistique : en détruisant l’organisation qui produit la
statistique, on sape ses fondements. Certains le savent : c’est pour cela
qu’ils ont tiré sur Eurostat. D’autres l’ignorent : c’est pour cela qu’ils n’ont
pas défendu Eurostat.
* *
Nombreux sont, il est vrai,
ceux qui méconnaissent l’apport de la statistique au fonctionnement d’une
société. Les raisons de cette ignorance sont philosophiques, politiques et
culturelles.
Toute observation suppose que
l’on choisisse une grille conceptuelle. Les conventions qui fondent cette
grille n’empêchent nullement l’observation d’être authentique, pertinente et
donc utilisable dans l’action ; mais il y a là, pour ceux qui exigent d’une
observation qu'elle soit réaliste (ce qui est en toute rigueur
impossible), une contradiction qui fait peser sur la
statistique un soupçon radical. Les statisticiens eux-mêmes, engoncés dans la
bureaucratie qui structure leur pratique professionnelle, sont parfois
travaillés par cette angoisse métaphysique. Elle les empêche d’exiger pour leur
métier le respect qu’il mérite, et de manifester leur solidarité avec celui d’entre
eux que le politique a trahi.
Le politique n’est pas avare de
paroles grandiloquentes quand il s’agit de célébrer l’importance stratégique de
la statistique, mais il ne la comprend pas mieux que le dirigeant d’entreprise
ne comprend son système d’information. Il a du mal à concevoir le rôle
fondamental
des nomenclatures, les contraintes de la coordination, les
procédés par lesquels s’élabore la pertinence des concepts et conventions. S'il doit arbitrer entre ces exigences et sa propre tranquillité, la balance
penche presque toujours en faveur de celle-ci. Ajoutons que la clarté
que la statistique projette sur les enjeux de société ne sera pas toujours pour lui la
bienvenue, même s’il prétend être un démocrate.
Ces doutes philosophiques, ces
ambiguïtés politiques, expliquent que l’ignorance en statistique, le mépris
envers la statistique soient si répandus dans la population et les médias. Le
« chiffre », que ces derniers utilisent à tort et à travers, fera l’objet d’une critique
non pas scientifique, mais dénigrante et sottement ironique. Lorsque les fondations statistiques de
l’Europe seront attaquées, aucun média ne saura donc dire que l’Europe elle-même est
mise en danger.
C’est pourquoi, parmi les deux
scénarios extrêmes qu’Yves Franchet propose, le plus pessimiste semble aussi le
plus vraisemblable. Il est vraisemblable que la Commission laissera couler
Eurostat pour le renflouer à grands frais et grands efforts, après quelques
années, lorsque les conséquences pratiques de cette erreur se seront clairement
manifestées.
Si la mission stratégique du
politique est d’anticiper les crises systémiques et de disposer l’appareil
institutionnel de telle sorte qu'elles puissent être traitées raisonnablement,
ici le politique aura trahi sa mission. Une institution cruciale aura été
démantelée, la construction de notre Europe aura été
compromise. On ne peut s’empêcher de penser que c’était là le but de ceux qui se
sont drapés dans une vertu postiche pour crier au « scandale Eurostat ».
Cherchez à qui profite le crime. |