« Il est intelligent », dit-on d’un élève
qui a de bonnes notes. Mais ce bon élève ne fait-il pas que singer ce qui plaît
aux professeurs, tout comme d'autres excellent dans les singeries qui plaisent
aux électeurs ? La serre scolaire produit nombre de fruits secs, « les études »
préparent mal à la pensée adulte, la compétition électorale ne prépare pas à
l'exercice des responsabilités.
L’intelligence n’est d’ailleurs qu’un outil
au service de la volonté. Mieux vaut sans doute qu’elle soit puissante et précise, mais
l’orientation, la droiture et la générosité de l’artisan ne déterminent-ils pas
l’œuvre plus que ne le fait la qualité de son outil ? Beaucoup d’œuvres médiocres
sont produites avec d’excellents outils : il arrive souvent en musique qu'un guitariste,
utilisant six cordes tendues sur une caisse, fasse mieux
qu’un orchestre symphonique.
* *
« Il est quand même intelligent » : ce
bout de phrase revient souvent. Il s’agit d’une personne controversée (« quand
même ») mais dont on reconnaît qu’elle possède l’« intelligence ». Ainsi Benoît
XVI est « quand même intelligent », Napoléon était « quand même (malgré la
campagne de Russie) intelligent » etc.
De quelle intelligence s’agit-il ? De la
finesse du discernement, de la justesse du raisonnement, de la profondeur des
vues, de l’adéquation aux situations concrètes ? Non ; ce ne sont pas ces
qualités-là que désigne communément cette utilisation du mot « intelligence »
mais d’autres plus brillantes, plus superficielles aussi, qui relèvent de la
maîtrise du duel oratoire et de la capacité à convaincre et à entraîner.
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Dans cette escrime rhétorique il est inutile
d’être profond : il faut surtout être rapide. Edgar Faure avait ainsi lors d’un
débat affirmé une chose, puis son contraire. A son interlocuteur qui relevait
cette
contradiction il répondit, superbe, « voyons, mon cher Boulloche, vous savez bien que
seule la contradiction est créatrice ! ». L’autre en est resté pantois : voilà de
l’habileté !
Ces gens « intelligents » sont redoutables
dans le débat public. Vous pourriez avoir mille fois raison, ils l’emporteront
quand même car ils ont une élocution agréable, le don de repartie, une
sensibilité nerveuse enfin qui les aide à trouver l’argument qui dans l'instant fera mouche,
fût-il fallacieux.
Affranchis de l’exactitude et du réalisme,
jouant sur la seule vraisemblance, ils sont à l’aise face à l’interlocuteur
sérieux qui ressent la contrainte des faits. Ils n’hésiteront pas à mentir, car
il est des mensonges difficiles à relever et que l’adversaire sera obligé de
laisser passer.
Ratzinger utilise ainsi toujours le même
procédé pour démolir une thèse qu’il réprouve. D’abord il l’expose avec une
clarté, une rigueur dont seraient incapables les promoteurs de cette thèse
eux-mêmes. Puis, ayant ainsi montré qu’il l’avait parfaitement comprise, il dit
qu’elle ne vaut rien en s’appuyant sur la « loi naturelle », le caractère sacré
de la vie ou sur tout autre argument qu’il sera pratiquement impossible de
contredire.
Ainsi il ferme la bouche d’un adversaire
peut-être plus profond que lui, mais incapable d’exprimer sa propre thèse avec
la même élégance, et qu’il contraint soit à discuter des propositions que la
tradition a consacrées, soit à se taire.
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Cette « intelligence », qui se réduit à la
capacité d’imposer silence à l’interlocuteur, est confortée si l’escrimeur
occupe une fonction d’autorité légitime. Il croit alors souvent (et beaucoup de
monde le croit avec lui) que son accession au pouvoir résulte d’une capacité à
voir et comprendre ce que personne d'autre ne sait percevoir. Conscient de son
habileté, il finit par se convaincre de la qualité de son jugement.
Il n’était pas recommandé de contredire
Napoléon (voir les Mémoires de
Caulaincourt), il était dangereux de contredire
Hitler ou
Staline et dans une entreprise il
n’est pas facile de contredire un PDG « brillant » : personne ne pouvait
contredire Michel Bon durant son règne à France Telecom.
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Quand un de ces bons escrimeurs conquiert
une fonction d’autorité légitime – ils y parviennent souvent, puisqu’ils sortent
vainqueurs de toutes les confrontations – il faut prévoir que des décisions
absurdes ou périlleuses risquent d’être prises sans que personne ne puisse s’y
opposer. Les qualités qu’il faut posséder pour exercer le pouvoir ne sont pas en
effet les mêmes que celles qui avaient été nécessaires pour le conquérir : il
se révèlera souvent que l’homme que l’on disait « intelligent » et « énergique »
n’était qu’habile et violent (il existe des exceptions : Louis XI, Catherine de
Médicis, Henri IV, Richelieu,
Talleyrand etc.).
Il serait imprudent de croire qu’une « grâce
d’état » va soudain procurer à l'élu les aptitudes nécessaires à sa mission.
Aujourd’hui, comme après chaque élection, la vigilance s’impose donc au citoyen
tout comme l’équilibre des pouvoirs s’impose aux institutions. |