J’ai pu constater, lors de
conversations avec des économistes, combien il était difficile de leur faire
comprendre l’enjeu économique que représente le système d’information des
entreprises.
Ils perçoivent bien le retard de
l’Europe par rapport aux États-Unis dans les « nouvelles technologies » mais,
lorsqu’ils cherchent à définir la politique qui permettrait de le combler, leur
intuition les oriente vers les techniques fondamentales de la microélectronique
et du logiciel (voire celles, futuristes, de la nanotechnologie et de la
bioélectronique), ou encore vers la
production de machines fondées sur ces techniques (ordinateurs, routeurs etc.).
Or dans ces deux domaines-là
l’Europe aura beaucoup de mal à rattraper son retard. Il faudrait mettre en
place, de façon volontariste, un réseau de coopération entre universités,
centres de recherche et entreprises, puis financer ce réseau pendant des années
avant qu’il puisse être compétitif. Un tel effort est certes souhaitable, mais est-il possible
alors que l’on cherche à comprimer la dépense publique ? Les échecs passés
(Plan Calcul etc.) incitent
au scepticisme.
Il existe cependant un domaine
où l’économie européenne, l’économie française pourraient progresser sans qu’il
fût besoin de lancer un programme macroéconomique de dépense publique et de
politique industrielle se chiffrant en quelques pourcents du PIB : c’est
celui des systèmes d’information, de l'utilisation des « nouvelles
technologies » dans les entreprises.
Or c'est là que réside l’enjeu
économique principal des « nouvelles technologies ». Donner des microprocesseurs
rapides, des mémoires volumineuses, des réseaux à haut débit, des logiciels
performants à une entreprise qui ne sait pas les utiliser, c’est comme donner
une moto puissante à une personne qui ne sait pas conduire : elle aura bientôt
un accident.
* *
L’efficacité des « nouvelles
technologies » ne se dégage que si l’on sait utiliser convenablement les outils
qu’elles fournissent. Or ce savoir-faire est difficile à acquérir. Les
entreprises qui ont cru qu’il suffit d’acheter des machines, réseaux et
logiciels pour bénéficier de cette efficacité ont été déçues. Certains en ont
déduit, trop vite, que les « nouvelles technologies » étaient inefficaces.
Elles ne le sont que quand on les met entre des mains maladroites.
L’erreur la plus fréquente
consiste à faire comme si l’utilisation des « nouvelles technologies » était une
affaire essentiellement technique. L’informaticien est alors considéré comme un pur
technicien : on lui demande de faire fonctionner une machine, sans pannes et
sans que l’entreprise n'ait à s’en préoccuper. Cette erreur, notons-le, est
commise par des personnes qui savent bien par ailleurs que l’informatique
transforme l’entreprise, qu’elle modifie la pratique des métiers comme le domaine
du possible : mais il y a loin entre cette compréhension vague et la maîtrise
pratique, opératoire, qui seule permet de savoir s’y prendre. Un adolescent peut
se passionner pour les avions, s’en faire une idée qui n’est pas fausse : il lui
restera beaucoup à apprendre pour en piloter un.
La maladresse a des
conséquences qui sautent aux yeux. Les applications, les « projets »
s'additionnent sans cohérence, et le mot « système » est déplacé devant un tel
entassement ; la sémantique est en désordre, le
référentiel étant soit inexistant soit
miné par l'entropie ; la personnalité de
l'entreprise est alors floue tant pour ses salariés que pour ses clients ou
partenaires.
La maîtrise du système
d’information suppose :
- que l’entreprise ait explicité son langage, ses concepts, nomenclatures,
classifications, identifiants, définitions, segmentations, organisations, de façon à pouvoir
les faire évoluer (voir Mettre en place une administration des
données) ;
- qu’elle sache distinguer les tâches qu’elle confiera à l’automate de celles qui
doivent être exécutées par des êtres humains (voir
Articuler
l'ordinateur et l'être humain) ;
- qu’elle ait impliqué l’automate dans ses divers processus : approvisionnement,
production, commercialisation, distribution, documentation (voir
Évolution
du SI : du concept au processus) ;
- que ses processus soient élucidés
par des indicateurs et tableaux de bord (voir Optimiser ou
élucider les processus ? et Histoire
d'un tableau de bord) ;
- que l’entreprise elle-même soit élucidée, le système d’information fournissant
aux salariés, dirigeants, partenaires etc. une vue claire de ce qu’elle est et
de ce qu’ils ont à faire.
« Élucider », « clarifier »,
tout le monde peut comprendre ces objectifs et lorsqu’ils sont atteints tout paraît
simple. Mais pour les atteindre il faut une bonne maîtrise des procédés de la
pensée, de la sémantique, de l’articulation entre le langage et l’action.
L’entrepreneur doit être un praticien de la philosophie de l’action.
Les économistes parlent de
« rationalisation », « optimisation », « maximisation du profit » etc., mais
beaucoup d'entre eux ignorent les conditions pratiques auxquelles est soumise la
poursuite de ces objectifs. Les « managers » s’appuient sur la tautologie du
« business is business » et confortent leur légitimité en répétant des formules
de consultant : « business process reengineering », « bottom line », « créer de
la valeur pour l’actionnaire » etc. Il y a loin entre la trivialité de ces
slogans et la finesse du discernement qu’implique une philosophie de l’action !
Dans l’entreprise, le soin de
ce discernement est confié à la « maîtrise d’ouvrage du système
d’information » : il lui revient de définir ce que le système d’information doit
faire et d'instruire les questions de sémantique, d’organisation, de
communication, d’appropriation que nous avons évoquées.
* *
Il est possible de conduire une
politique économique en matière de système d’information. S'agissant d'agir sur
l'intérieur des entreprises, il s'agit de définir et de partager de
« bonnes pratiques » : cela passe par l’exemple et l’animation. Une telle action
suppose de l'intelligence mais elle ne réclame pas un budget d’ampleur
macroéconomique.
L’exemple peut être donné par
les grandes entreprises dont certaines ont déjà bien avancé la maîtrise de leur
système d’information et qui sont organisées au
Cigref ou au
Club des maîtres d’ouvrage. Il faudrait les inciter à diffuser des analyses,
des études de cas, des monographies.
L’exemple peut être donné aussi
par les administrations, qui sont des entreprises comme les autres. Une
préfecture est le nœud d’un grand nombre de processus
administratifs. L’administration fiscale, la sécurité sociale peuvent élucider
leurs processus, articuler de façon raisonnable
l’automate et l’être humain (c’est l’objet du projet Copernic au
ministère de l’économie et des finances).
Les entreprises qui ont mis en place une maîtrise d’ouvrage professionnelle et
qualifiée auront gagné en efficacité en même temps qu’elles donnent l’exemple :
c’est ainsi, par contagion et imitation, que se déclenchent les effets de boule de
neige qui permettent de mûrir les conséquences d'une innovation.
* *
L’enjeu justifierait la
mobilisation des politiques comme des économistes qui les conseillent. Se
mobiliseront-ils ?
Considérons le cas de la
CNAM-TS.
L’enjeu de son SI est d’ampleur macroéconomique : il s’agit de rien moins que la
maîtrise du déficit public et le respect des accords de Maastricht. Le
gouvernement, justement alarmé par le « trou de la sécu », doit annoncer des
mesures en juillet 2004. Fera-t-il figurer dans leur liste l’amélioration du
SI de la CNAM-TS ? Cette opération, plusieurs fois annoncée mais jamais réalisée,
sera-t-elle enfin lancée ? L’échéance de juillet 2004 est un test de la
lucidité de nos politiques en matière de SI.
Certains économistes ont pour
se débarrasser de la question une réponse toute faite : « Si l’on améliore le SI
de la CNAM-TS, disent-ils, cela fera croître encore davantage les dépenses de
santé et le trou de la sécu ». C’est là une nouvelle formulation du paradoxe de
Solow : « Plus le SI est efficace, moins l’entreprise est efficace » !
Nier contre l’évidence les
apports du SI permet de se complaire dans les méthodes usuelles de la politique
économique : réglementer et consacrer des budgets importants à de grands projets.
L'échec ne se manifestant qu'après un délai, cette méthode permet d'empocher l'effet
d'annonce. Elle permet aussi, en refusant de voir l’évolution de nos
entreprises, d’éviter l’effort nécessaire pour la comprendre.
Les habitudes des économistes
et des politiques pèsent dans un sens ; les besoins et l’expérience des
entreprises pèsent dans l’autre. Certaines personnes, placées à la charnière des
deux mondes, s'efforcent de bousculer les habitudes en faisant valoir
l’urgence des besoins. Rien n’est perdu, comme rien n’est gagné, mais plus
nous serons nombreux à savoir que le système d’information est un enjeu
économique primordial mieux cela vaudra.
Cette
erreur de perspective est à l’origine du « paradoxe de Solow » : « You can
see the computer age everywhere but in the productivity statistics » (Robert
Solow, New York Review of Books 12 juillet 1987).
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